À quoi sert « l’égalité des chances » ?
Tout slogan a une utilité. Celui-ci ne fait pas exception à la règle. L’égalité des chances est le miroir aux alouettes qui permet de rendre un peu moins inacceptables les inégalités réelles de fortune, de pouvoir et de prestige. L’égalité des chances, c’est un slogan « deux en un » : il donne bonne conscience aux dominants tout en faisant miroiter l’espoir d’une promotion sociale aux dominés.
Pendant longtemps, les libéraux se sont contentés de promouvoir l’égalité des droits. Mais cette dernière s’est avérée rapidement insuffisante. En droit, un salarié est aussi libre que son employeur. Contrairement à un esclave ou à un serf, aucune loi ne l’empêche de quitter son entreprise si ça lui chante. Mais la plupart du temps, la jouissance de ce droit est purement théorique, étant données les conditions économiques subies par les salariés (fort chômage, difficulté financière ou familiale à aller chercher du travail dans une autre région, etc.). Il en va de même pour l’égalité juridique entre hommes et femmes. En France, elle est presque entièrement acquise. Et pourtant, chacun sait qu’il existe encore de fortes inégalités de fait, et pas seulement en terme de salaires ou de revenus.
C’est pour pallier ce genre d’injustice que certains libéraux ont voulu adjoindre l’égalité des chances à l’égalité des droits. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute le philosophe américain John Rawls, dont sa Théorie de la justice (traduite en français au éditions du Seuil) met en avant deux principes subordonnés l’un à l’autre :
1. Le principe d’égale liberté
"Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec le même système pour les autres"
2. Le principe de différence
"Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun (2a), et à ce qu’elles soient attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous (2b)"
Le premier principe inclut à la fois l’idée de liberté et celle d’égalité : dans une société juste, tous doivent bénéficier des mêmes droits fondamentaux, ceux-ci garantissant pour chacun la plus grande liberté possible. Le deuxième principe, qui m’intéresse davantage dans cet article, admet la possibilité d’inégalités sociales et économiques à condition :
(a) que chacun (même le plus défavorisé) bénéficie de ces inégalités ;
(b) que les positions privilégiées ne soient pas réservées aux personnes issues d’une catégorie sociale favorisée, mais ouvertes à tous.
C’est cette condition (b) qui définit l’égalité des chances (en anglais : « equal opportunity »). Comme on le voit, on n’est pas très éloigné du mythe de la méritocratie républicaine, selon laquelle la place que chacun occupe dans la société n’est pas déterminée par sa naissance mais par ses talents et ses vertus.
Pétainisme, sarkozysme et social-libéralisme…
Le principe d’égalité des chances est donc une sorte de compromis entre un libéralisme strict, qui ne reconnaît que l’égalité des droits, et un égalitarisme strict, favorable à une égalité réelle des conditions économiques, sociales et politiques. Ce compromis a permis à des hommes de droite de donner une petite touche « sociale » à leurs discours. C’est ainsi que Nicolas Sarkozy – que Dieu le maintienne longtemps encore sur le trône de France ! – affirmait en 2005 : « «
Il est injuste de vouloir donner la même chose à chacun alors que précisément la République doit conduire à reconnaître les mérites et les handicaps de chaque personne. À l’égalité formelle, je préférerai toujours l’équité. Celui qui travaille plus doit gagner davantage. Celui qui cumule le plus de handicaps doit être davantage aidé » (Source : l’Observatoire des inégalités -
http://www.inegalites.fr/spip.php?article504).
Mais Sarkozy, pas plus que Villepin ou Chirac n’est évidemment pas le premier homme de droite à chanter les louanges de l’égalité des chances. En 1940, déjà, un regretté Maréchal parlait ainsi à ses sujets : « Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des "chances", données à tous les Français de prouver leur aptitude à servir... Ainsi renaîtront les élites véritables que le régime passé a mis des années à détruire et qui constitueront les cadres nécessaires au développement du bien-être et de la dignité de tous. » (Source :
un excellent article d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn –
Monde diplomatique de septembre 2000 )
L’idée d’égalité des chances, on le voit, a depuis longtemps été adoptée (au moins en théorie !) par une partie de la droite. Il n’en va pas de même pour la gauche. Qu’elle fût révolutionnaire ou réformiste, la gauche était jadis favorable à une redistribution massive des richesses et à une diminution des inégalités sociales. Les choses ont changé dans les années 70-80, avec le triomphe de l’idéologie néolibérale. Socialistes, sociaux-démocrates et travaillistes se sont alors majoritairement convertis au social-libéralisme, abandonnant la lutte contre les inégalités pour de beaux discours sur l’égalité des chances. En témoigne, notamment, la métamorphose du vieux parti travailliste anglais en « New Labour » :
« « L’égalitarisme à tout prix (...) n’a désormais plus d’avenir devant lui. », « La gauche moderne doit développer une approche dynamique de l’égalité fondée sur l’égalité des chances. » écrivaient déjà en 2002 l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair et le sociologue alors très à la mode Anthony Giddens. » ( Source :
un très bon article de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités )
L’égalité des chances est-elle plus qu’un slogan ?
J’ai dit plus haut que « l’égalité des chances » n’est qu’une formule destinée à rendre plus digeste la pilule des inégalités réelles. Ce point mérite une démonstration. Si je prétends que « l’égalité des chances » n’est qu’un slogan, c’est parce que personne ne la prend vraiment au sérieux. Qu’est-ce que l’égalité des chances, en effet, sinon l’absence de toutes discriminations liées au sexe, à la couleur de peau, à la naissance ou au milieu social d’origine ? Or, que se passerait-il si l’on faisait disparaître toutes ces discriminations ? On aboutirait à la fin de la reproduction sociale, donc à la société sans classes – cette société égalitaire qu’on veut pourtant éviter à tout prix lorsqu’on parle d’ « égalité des chances ».
Prenons un exemple concret. L’école républicaine, en France, est censée permettre à tous les individus de développer leurs talents, indépendamment de leur origine sociale. De cette manière, les plus doués et/ou les plus travailleurs obtiendraient à la fin de leurs études des positions sociales correspondant à leurs mérites personnels. La réalité, chacun le sait, est bien différente. Ainsi, d’après
un article de l’Observatoire des inégalités, déjà cité plus haut : « Pour que l’on puisse parler de mérite individuel, il faudrait que l’effet du contexte social puisse être aboli. Ce n’est pas du tout le cas : dès les petites classes de maternelle, on constate des écarts de niveaux selon le milieu social des enfants. « Les premières “traces” des inégalités sociales sont observées au niveau de la moyenne section de maternelle, quand les enfants ont 4 ou 5 ans », analyse Marie Duru-Bellat, sociologue de l’éducation ».
Ainsi, si l’on voulait donner à chaque enfant la même chance d’être un jour dirigeant d’entreprise, cadre supérieur, membre d’une profession libérale ou député, il faudrait d’abord abolir les classes sociales. Les enfants des classes dominantes sont favorisés à maints égards, puisqu’ils reçoivent de leurs parents un capital financier, mais aussi culturel et social plus important que les autres – sans compter que leurs parents connaissent souvent très bien le système scolaire et les « filières d’excellence ».
Seule une société sans classes pourraient réellement donner à chacun l’opportunité d’occuper une responsabilité importante – que ce soit dans le travail ou dans la vie politique. Dans une telle société, en effet, les hiérarchies ne seraient pas figées : chacun serait tour à tour gouvernant et gouverné, comme dans la cité (polis) au sens où Aristote l’entendait. Rien à voir avec nos sociétés, où on retrouve toujours les mêmes personnes (et les mêmes familles) aux postes de commandement. Quand on a une importante responsabilité politique, c’est généralement pour la vie – ou alors, c’est pour finir par pantoufler dans le privé. Le même phénomène s’observe dans le monde de l’entreprise. En réalité, le pouvoir politique et le pouvoir économique sont étroitement imbriqués l’un dans l’autre. Au sommet, ce sont les mêmes gens, les mêmes familles, les mêmes classes sociales qui gouvernent. Ainsi, d’après
un article de l’Observatoire des inégalités datant de 2008,
« Employés et ouvriers représentent la moitié de la population active, mais à peine 6 % des députés. »
Égalité des chances et discrimination positive
L’égalité des chances est donc bien une idée hautement subversive – si on veut bien prendre la peine de l’analyser. Mais la plupart du temps, elle n’est qu’un slogan au service de l’ordre établi. Seulement, faut pas que la manipulation se voie trop ! C’est pourquoi, à défaut de promouvoir une réelle égalité des chances, on fait
semblant de travailler dans ce sens. On prend des mesurettes qui vont parfois dans le bon sens mais ne règlent rien sur le fond. À cet égard, l’une des pratiques les plus discutables est la discrimination positive, qui consiste à contrebalancer la discrimination subie par certains groupes en leur donnant un accès privilégiés à des places enviées. C’est ainsi, par exemple, que Science Po Paris offre depuis 2001 des places à de bons lycéens de ZEP. (Source :
scienceshumaines.com). On voit bien ce qu’une telle mesure a de critiquable. D’une part, elle n’aide qu’une toute petite minorité de jeunes gens – en fait, les plus favorisés des défavorisés. D’autre part, elle est à double tranchant, puisqu’elle peut susciter un sentiment d’injustice de la part de ceux qui n’en ont pas bénéficié et ont raté de peu le concours d’entrée. C’est ainsi que les bénéficiaires de la discrimination positive pourraient se retrouver encore plus stigmatisés qu’auparavant.
Conclusion
Puisque l’égalité des chances est encore à la mode – pour combien de temps ? – profitons-en. Plutôt que de cracher sur ce slogan, qui n’est pas si mauvais en soi, tâchons de lui donner un sens cohérent. Alors, nous nous apercevrons peut-être que la rhétorique des dominants peut se retourner contre eux…