La cause des pauvres
Un pauvre est là, devant vous, dans la rue, sur le pas de votre porte, dans le métro, dans la queue à la boulangerie. Vous le regardez, vous lui souriez, vous le saluez. Ou pas toujours. Ou pas du tout. Peut-être ne le voyez-vous même pas.
Tel mendie, tel divague, errant par la ville, tel dort dans des cartons à l’abri d’un pont, tel fouille les poubelles pour trouver à revendre aux puces ou un reste de sandwich, tel travaille sans que sa paie dérisoire suffise à le sustenter… Ainsi combien de fous, d’intoxiqués, de reclus, de brisés ? Combien de prochains dont nous nous tenons à distance ?
Au-delà de l’indigence qu’on mesure, le pauvre est surtout le destitué de la vie sociale, l’invisible, l’inaudible, le négligeable, le dispensable. Celui qui ne compte pas, qui n’importe pas. Celui près de qui on vit sans le voir.
La considération pour les pauvres est une des marques les plus fortes, les plus singulières de notre civilisation. Cette orientation apparaît pour la première fois dans le commandement mosaïque qui prescrit l’égalité de traitement entre le riche et le pauvre devant la justice (Lévitique XIX, 15). Et quelques siècles plus tard, David, le berger devenu roi et poète, chante l’attention de Dieu Lui-même pour les démunis : « Un pauvre crie, le Seigneur l’écoute et il sauve de ses angoisses » (Psaume XXXIV, 7). Ces prises de position en faveur des nécessiteux, dans un monde antique sans pitié pour eux, furent une révolution. Rien n’est plus spontané, rien n’est plus facile, quand on est entre les siens, que d’ignorer les misérables.
Si le respect est dû à tous sans distinction, s’il faut défendre le pauvre contre le puissant qui l’opprime, c’est qu’il existe une dignité humaine intrinsèque, un absolu de l’être qui s’impose à tous. Sans cette notion fondatrice, aucun des droits fondamentaux n’aurait pu être affirmé, car ils en sont la reconnaissance formelle et l’expression légale.
Mais quand le pauvre devient notre égal et notre frère, quand il n’est ni plus ni moins humain que nous, alors toutes les distinctions, toutes les gloires ne sont plus rien de solide et de définitif. L’ivresse des grandeurs est éventée, et leur inanité apparaît nue. Il n’est plus possible, aujourd’hui, de dissimuler cette conséquence ultime ; les différences sociales se dévoilent pour ce qu’elles sont : des rôles, utiles certes, mais secondaires et référés une condition commune.
Pourtant, vouloir éradiquer la pauvreté est vain. Elle est une contrepartie inévitable des sociétés complexes. Il n’est possible que de la limiter ― et il faut y œuvrer, au nom de valeur intrinsèque de l’existence humaine.
Chercher à supprimer la pauvreté finit toujours par la suppression des pauvres eux-mêmes, au mieux par leur déplacement forcé comme cela se pratique dans certaines villes, au pire par leur criminalisation. On revient alors au fataliste « S’ils sont pauvres, c’est qu’ils sont maudits », mais modernisé version culpabilisante : « S’ils sont pauvres, c’est de leur faute ».
Lutter contre la pauvreté nécessite une ingénierie pour être efficace. Donc établir des catégories pour l’industrialisation des traitements : enfance maltraitée, migrants, SDF, chômeurs de longue durée… Et sur cette base, poser des dispositifs : aides, programmes, parcours… Tout ceci se fait encore, plus ou moins bien, certes. Mais d’une part, ces dispositifs peuvent devenir autant de prétextes pour oublier les pauvres eux-mêmes. Ils ne dispensent pas la considération pour les personnes, qui est leur justification ultime. D’autre part, ces actions ne suffiront jamais. Elles n’empêcheront pas un petit nombre de sombrer dans la misère. Ce sont eux qu’il faut continuer à voir et à entendre, à regarder et à écouter, en dépit de tout.
Nous avons hérité cette tension, cet appel et cette impossibilité à l’accomplir, cet engagement pour les miséreux qui demeurera inabouti. Nous avons reçu en dépôt cet écartèlement. Mais en voulons-nous encore ? Acceptons-nous encore d’avoir des pauvres, et de les aider, et de les respecter même s’ils restent dans leur dénuement ?
Le choix qui se présente devant nous est de civilisation : considérer le pauvre ou non. Y a-t-il ou non une dignité humaine inconditionnelle ? Y a-t-il ou non des personnes de plein droit, et des déchets humains ? Et aurons-nous le courage d’assumer notre choix collectif jusque dans ses dernières conséquences et de réviser notre regard, soit pour reconnaître en tous des égaux, soit pour accepter ― pour précipiter ― la disparition de ceux qui n’en sont pas ?
Pour moi, mon parti est pris : pour tous ceux qui ne sont pas vus, qui ne sont pas entendus, je plaide la cause des pauvres.
14 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON