C’est un livre absolument remarquable qu’a signé Anne Nivat, une véritable plongée dans cette France oubliée par les média et nos dirigeants. En choisissant de passer trois semaines dans chaque ville, elle en tire un portrait sans doute profondément authentique, loin de la superficialité communicante des pastilles médiatiques. Un complément majeur aux livres de Christophe Guilluy.
Violence à tous les étages
Pendant une année, la reporter de guerre Anne Nivat a fait le tour de France, restant assez longtemps pour aller au-delà des apparences. Elle en tire un constat assez noir : «
Je sais que la violence en un territoire donné ne se cantonne jamais à celui-ci : elle se diffuse comme l’eau sous la terre, se ramifie et s’approfondit, autant qu’elle divise les hommes en une myriade de camps retranchés se faisant face (…) je déplore que la volonté de connaître son ‘ennemi’, celui qui ne pense pas comme nous, soit non seulement si peu partagée, mais entraine un tel déferlement de haine sur les réseaux sociaux (…) qu’il est désagréable de se regarder dans un miroir reflétant notre capacité à produire terreur et inhumanité (…) mon but était d’entendre ces Français qu’on entend si peu, voire jamais ».
La violence qu’elle décrit se diffuse à l’école, dans les rapports entre les élèves et les professeurs, jusqu’entre les parents : elle évoque cette mère dont le fils est pion et qui «
est supris par l’état de défonce dans lequel les élèves arrivent au collège et la façon dont ils s’addressent aux professeurs ». Elle cite cette enseignante «
préoccupée par les comportements des parents d’élèves (…) qui se disputent, voir s’insultent devant les grilles de l’école, jusqu’à parfois se taper dessus, sous le nez de leurs propres enfants ». Un Congolais d’origine lui confie «
que le niveau de violence général, toléré par le reste de la société, a augmenté et incite tout le monde à s’engouffrer dans la brèche ».
Elle revient longuement sur la délinquance à Lons-Le-Saunier, «
ces vols perpétrés dans la journée, au vu et au su de tous », ces délinquants qui ont de moins en moins peur des policiers, qui n’ont aucun problème à se montrer violents. Elle note que les policiers «
se désolent que les médias, la classe politique, traitent en héros certains terroristes ».
Elle rapporte les conditions difficiles d’exercice de leur fonction, les réductions d’effectifs, les changements de lois, les restrictions dans leur travail, le laxisme de la justice. Les policiers se décrivent comme «
des éboueurs de la société », où les délinquants, n’ont «
plus peur de la loi ou de la prison ». Elle rappelle aussi les tristes évènements d’Ajaccio où des pompiers avaient été attaqués par des jeunes armés de clubs de golf et de barres de fer…
Elle revient aussi sur la violence économique : «
les employeurs nous robotisent et veulent nous imposer comment faire notre travail, avec des types à réciter au mot près », cette pression sur les postiers pour toujours s’éloigner du service public, les fermetures de ces services publics dans les petites villes, la concurrence délétère des grandes surfaces pour les commerces de centre-ville. Elle rapporte la focalisation de la SNCF sur le TGV, et l’oubli des petites lignes régionales, tristement confirmés par
le récent rapport Spinetta commandé par le gouvernement pour démanteler notre service public. Elle note
la concurrence terrible venue de l’Est dans le transport routier. Dans l’usine Dunlop, elle rapporte qu’«
ici, on vend de moins en moins de pneus, mais on fait de plus en plus de bénéfices ! ».
En bref, pour beaucoup, « travailler est synonyme de galère permanente ». Une terrible résignation se fait jour : « on ne peut pas trouver du travail à tout le quartier » et évoque « ces enfants convaincus que tout était possible, et qui ont dû déchanter ». Elle décrit une France où « tant de Français ont peur car ils ne voient pas vraiment de quoi leur futur sera fait » et rapporte « la délégitimation du politique (…) la même défiance vis-à-vis du politique, insidieuse, profonde, sans retour ». Plus globalement, elle conclut que « parce qu’elle ne fabrique plus durablement ni ne répare plus, notre civilisation s’autodétruit. Pourtant, maitriser une technologie, c’est savoir réparer ».
A travers cette enquête elle dit s’être rendue compte «
à quel point les Français ne prenaient pas soin d’eux, ou si mal ». Il faut dire que ce livre parvient sans doute à décrire d’une manière particulièrement réaliste
la vie de bien des Français oubliés. Un livre remarquable par sa capacité à décrire
une réalité trop souvent occultée, sans voyeurisme, avec bienveillance et sans superficialité.
Source : « Dans quelle France on vit », Anne Nivat, Fayard