Les avantages à qui ? Des vautours et des pigeons
Il est de bon ton de pester contre les avantages acquis. François de Closets en a lancé la mode il y a trente ans. Il y dénonçait des privilégiés et des nantis qui étaient, selon lui, très nombreux dans la fonction publique.
Il est toujours plaisant de voir un agitateur à particule dénoncer les privilèges, rêver d’une nuit du Quatre Août où les fonctionnaires renonceraient à leurs privilèges[1]. Mais tout ce qu’il disait n’était pas stupide.
Il y a des bureaucraties, des lourdeurs administratives. Mais il y aussi la lutte des classes. Elle a abouti à certains résultats que d’aucuns jugeront paradoxaux parfois. Les salaires de certains ont augmenté ; leur temps de travail a été réduit ; des règlements ont été pris en leur faveur ; et des syndicats ont pu s’implanter durablement. Ces derniers s’étant implantés avec plus de succès dans la sphère publique que dans la sphère privée, les avantages cités plus hauts y ont généralement été obtenus plus facilement. Cependant de grandes entreprises ont souvent accordé des avantages substantiels à leurs salariés. Tout ceci est l’histoire du « mouvement ouvrier » ou « mouvement social » dans les trois premiers quarts du siècle dernier.
En France, cette évolution favorable aux salariés a culminé avec l’application du programme du CNR et avec les trente glorieuses. Le président De Gaulle devait donner le change après une attitude plutôt attentiste de la bourgeoisie pendant la guerre. Il pouvait donc, sans trop de scandale, associer à son premier gouvernement un parti communiste qui avait déjà beaucoup à se reprocher, mais pouvait encore se faire passer pour le parti de la classe ouvrière. Puis l’évolution économique a fait le reste.
Cette évolution n’est pas spécifique à la France. L’Allemagne, bien avant elle, avait instauré la sécurité sociale et la retraite pour les salariés. La Grande Bretagne avait sa bureaucratie syndicale et ses bastions ouvriers. Aux USA, Roosevelt avait lancé le New Deal avant la Deuxième Guerre mondiale.
Toujours plus.[2]
C’est avec ce slogan que François de Closets s’est imposé comme le pourfendeur des avantages acquis. La fonction publique française était l’objet de son courroux. Lui et quelques autres (dont les noms viendront facilement à l’esprit) ont en commun de substituer à une analyse en termes de classes (capitalistes / salariés) une analyse en termes de statuts (public / privé). L’analyse en termes de classes a le défaut de devoir être toujours affinée, précisée : il y a des classes intermédiaires qui existaient déjà auparavant (paysannerie, artisanat, petite bourgeoisie, etc…) et au cours du XXè siècle des « nouvelles classes » sont apparues à l’intérieur de celle des salariés (bureaucrates, technocrates, cadres moyens et supérieurs, salariés dirigeants). Et c’est une analyse politique qui se veut comme telle, et qui propose deux projets de société symbolisés par deux classes, deux abstractions.
L’analyse en termes de statuts a pour elle une apparente évidence de bon sens et d’objectivité. Elle peut-être développée sans problème en buvant un crème ou un demi, ou en rangeant son aspirateur. C’est une analyse qui protesterait si on lui disait qu’elle est politique. Face à de telles qualités, apparaissent quelques défauts cependant :
- Elle est franco-française (reproche qu’on fait généralement à la gauche française)
- C’est une analyse de la seule classe des salariés, qui ignore celle des capitalistes, tant elle semble aller de soi.
- Réduisant l’analyse à la « classe » des salariés, uniquement, et à cette opposition de statuts (public / privé), elle ignore l’évolution de cette classe qui a vu apparaître une couche supérieure, celle des dirigeants salariés, des titulaires de stock options, d’actions gratuites, de dividendes et de retraites chapeaux.
C’est une première réserve quant à cette approche. Mais il y en a une autre. Saint François de Closets (comme disait Luis Régo) avait-il bien noté que l’idéologie du Toujours plus qu’il villipendait chez les fonctionnaires est fondamentalement celle du capitalisme ? L’accumulation des avantages acquis (par l’habileté et le talent naturel, certes, mais aussi par la ruse et la violence) est le principe de ce système économique : accumulation primitive, puis accumulation, croissance sans fin (voir Adam Smith qui a beaucoup inspiré Karl Marx).
L’amour du risque et le goût du neuf
On sait qu’une théorie classique distingue trois types de rétribution : le salaire du travail, l’intérêt du capital et le profit que rapporte le risque. Dans cette théorie, le travail, c’est aussi bien le travail d’exécutant que le travail du dirigeant ; le capital, c’est ce qu’apporte le capitaliste ; et le risque que prend l’entrepreneur est la justification du profit. Cette théorie souligne généralement que les trois fonctions ne se trouvent pas forcément dans le même individu. Mais il n’est pas rare qu’un milliardaire soit à la fois le capitaliste qui empoche l’intérêt de son capital, le salaire de sa fonction de directeur général et le profit qu’il doit à son énergie d’entrepreneur, au risque qu’il prend en payant de sa personne.
On peut remarquer en passant que ce risque-là est moins mortel que ceux que subissent nombre de salariés. Mais là, les commentateurs[3] responsables n’hésiteront pas à dénoncer de la démagogie.
Cependant, c’est peut-être parce qu’il avait pressenti que cette critique n’était pas dénuée de fondement que Schumpeter a fondé au début du XXè siècle sa théorie de l’entrepreneur (historique ? psychologique ? métaphysique ?) sur la notion d’innovation (nous reviendrons sur cette notion qui est à usages multiples).
Que dirait Schumpi s’il revenait aujourd’hui en voyant les rétributions que s’accordent entre eux les managers de l’économie contemporaine ? Pour justifier salaires mirobolants, retraites-chapeau, bonus et stock options, les experts de la finance et des affaires mettent en avant deux choses :
- qu’il existe un marché international des hauts revenus qui ne serait que le reflet d’un marché des compétences exceptionnelles ;
- que des contrats ont été signés entre ces génies des affaires et les entreprises qui les emploient.
Dans d’autres circonstances, on a vu de tels experts dénoncer les clauses abusives de contrats léonins. Mais ne perdons pas de vue que les experts, consultants et gourous du management sont, avec les entreprises qui les emploient et qui les paient, dans des rapports assez voisins du valet avec son maître ; du clerc d’Eglise qui défend sa chapelle ; ou du commissaire politique qui suit sans dévier la ligne du parti et la justifie.
Pour en revenir à Schumpi (qui avait quand même sur ces experts contemporains l’avantage de certaines tenue et honnêteté intellectuelles), il faut convenir que sa conception de l’entrepreneur comme héros historique n’a pas grand-chose à envier à celle du prolétariat. Un mythe a succédé à un mythe, une idéologie à une autre. Chacune a ses chantres, ses sagas, ses légendes, ses chansons. La belle équipe était un film empreint du Front Populaire. Aujourd’hui, ça pourrait être n’importe quelle Dream Team[4] vous jetant à la figure le goulag si vous osez mettre en cause un de ses avantages acquis.
[1] « Dans la nuit du 4 août 1789 disparaît l'ancienne France fondée sur le privilège et les vieilles structures de la féodalité. La séance du 4 août 1789 de l'Assemblée nationale est la conséquence de la Grande Peur, qui jette les paysans contre les châteaux. Le soulèvement des campagnes rappelle aux députés le problème paysan. Les révoltes agraires ne touchent pas seulement les intérêts de la noblesse, mais également ceux de la bourgeoisie, qui avait acquis de nombreux biens fonciers. Faut-il défendre la propriété par la force ou faire des concessions ? Nobles libéraux et bourgeois penchent finalement pour la dernière solution. Le 4 août au soir, le vicomte de Noailles, un seigneur ruiné, réclame l'abolition des privilèges fiscaux, la suppression des corvées et de la mainmorte. Il est appuyé par le duc d'Aiguillon. L'Assemblée, d'abord réticente, se laisse entraîner par un véritable délire qui a frappé tous les contemporains. « On pleurait, on s'embrassait. Quelle nation ! Quelle gloire ! Quel honneur d'être français ! », note un témoin. Disparaissent d'un coup, dans l'élan qui emporte l'Assemblée, les corvées, les justices seigneuriales, les dîmes, la vénalité des offices, les privilèges fiscaux des provinces, des villes et des individus. C'est reconnaître l'égalité de tous devant l'impôt et devant l'emploi et achever l'unité de la nation. « Nous avons fait en dix heures, écrit un député, ce qui devait durer des mois. » En réalité les décrets des 5 et 11 août n'abolissent que les servitudes personnelles, les corvées et le droit de chasse, tandis que les droits réels pesant sur la terre ne sont déclarés que rachetables à un taux onéreux. L'abolition de la vénalité des offices s'accompagne d'une indemnisation qui permet aux anciens titulaires de réinvestir l'argent dans l'achat de biens nationaux. Quant aux corporations, l'article 10 du décret du 11 août se borne à leur interdire de nommer des représentants particuliers pour défendre leurs intérêts devant la municipalité. Elles ne disparaîtront qu'avec la loi d'Allarde, le 2 mars 1791. La nuit du 4 août doit être ramenée, en dépit de son retentissement, à de plus modestes proportions, car elle a eu surtout pour but de calmer les jacqueries qui menaçaient les intérêts de la bourgeoisie autant que ceux des nobles. Elle n'en a pas moins consacré l'abolition du régime féodal et des privilèges. »
© Encyclopædia Universalis 2004. La lecture de cette note n’est pas nécessaire à la compréhension du texte, mais un peu de culture générale (historique, notamment) ne peut pas faire de mal.
[2] Editions Grasset et Fasquelle, 1981. Pas vraiment marqué à gauche, l’auteur commence son livre, publié au lendemain de l’élection de François Mitterrand, par une dénonciation de l’inégalité. « Les hommes politiques se doivent d’en souhaiter la réduction. Pour avoir manqué à cette obligation, la droite perdit les élections en 1981. Pour avoir promis d’en venir à bout, la gauche fut portée au pouvoir. » On sait ce qui a suivi. Le dernier président français a lui aussis fait voter une loi inégalitaire sur les retraite, avant de perdre une dernière élection.
[3] Yves Thréard, Alain Minc, Denis Olivennes, Guillaume Roquette (la liste n’est pas exhaustive)
[4] Sous François Hollande, une bande de pigeons. Sous Nicolas Sarkozy, une bande du Fouquet’s. (la liste n’est pas exhaustive)
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