Les vases communicants du bien et du mal
De manière régulière, et quasiment depuis l'entrée du Progrès-croyance dans l'Histoire, le mal a grandi aussi vite que le bien.
Bacon, Condorcet, Saint-Just, Renan et les autre demi-prophètes du Progrès n'avaient pas complètement tort. Ils ont même eu très largement raison sur le bien, le positif. Le problème, c'est que leur prophétie était hémiplégique. De manière régulière, et quasiment depuis l'entrée du Progrès-croyance dans l'Histoire, le mal a grandi aussi vite que le bien.
Dans le précédent chapitre nous avons vu à quel point il était difficile de savoir si l'homme moderne était plus heureux ou plus malheureux que ses ancêtres, alors qu'il s'agit pourtant d'une promesse centrale du Progrès. Il semble encore plus difficile, voire impossible, de juger le Progrès quant au bien et au mal. Quels critères utiliser ? Les modernes ? Les chrétiens ? Doit-on appliquer la morale kantienne (« Agis d'après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu'elle soit une loi universelle ») ? Ou doit-on considérer la modernité « par delà le bien et le mal », comme Nietzsche ?
Il faut avoir l'honnêteté d'un José Ortega Y Gasset qui, abordant, dés 1930, « la révolte des masses » (c'est à dire, à peu de choses près, le Progrès), commence par lui reconnaître, en de longues pages, tout son aspect positif, toute sa vertu, ce qu'il appelle l'augmentation de « l'élan vital » du peuple, avant d'en dénoncer les conséquences dramatiques, selon lui, pour la civilisation. Ortega, libéral aristocrate (à ne pas confondre avec les aristocrates libéraux comme Tocqueville ou Montesquieu) sort de ce paradoxe en expliquant que les masses vivent dans une civilisation occidentale sophistiquée, évoluée, « géniale », mais que « l'homme-masse » s'y comporte comme s'il était un barbare. Il voit la culture comme si elle était de la nature. Il est en ville comme dans une forêt. Le Progrès est bien réel, mais les masses le considèrent comme naturel, acquis, ce qui est faux et dangereux.
En revanche, Ortega ne nous dit rien sur l'origine ou la raison de ce phénomène unique dans l'Histoire. Dire que le Progrès ne nous a apporté que du mal, comme les anciens réactionnaires et les actuels activistes de la Décroissance, est donc aussi absurde que de dire l'inverse, comme les progressistes classiques. Mais une civilisation ne possède pas de bilan, avec une colonne « actif » et une colonne « passif ». Le bien et le mal y sont inextricablement liés. Ils progressent ensemble. C'est ce que rappelle simplement le Pape Benoît XVI, dans son encyclique Spe Salvi :
Triste planète
Claude Lévi-Strauss, à la fin de Tristes tropiques, ce livre dépressif et génial, publié en 1955, se laisse ainsi aller à une confidence, qui est peut-être devenue, depuis lors, la hantise de l'homme moderne. Tout ce que nous a apporté le Progrès, dit-il, est peut-être annulé par tout ce qu'il nous a arraché : civilisations traditionnelles détruites, nouvelles maladies répandues sur tous les continents, nouvelles formes de guerre anéantissant le surcroît de natalité permis par la médecine moderne, augmentation du savoir technique et pertes de sagesses ancestrales… La population humaine, hors les pays industrialisés, continue d'augmenter, jusqu'à présent. Mais ce solde positif, arraché par le Progrès à la mort, est lui même porteur de menaces pour l'équilibre de la planète.
On peut continuer, en remontant dans le temps, la désolante liste de lieux communs, qui n'en sont pas moins des vérités, non solubles dans l'idéologie du Progrès. Dés l'aube de la révolution industrielle, la machine, qui devait soulager la peine de l'homme, l'a asservi dans les usines. Par la suite, le moteur des voitures automobiles a permis de transporter des soldats et des canons, parfois protégés par de lourds blindages, plus rapidement et plus loin. Les avions à hélice puis à réaction, porteurs du rêve d'Icare, ont permis de jeter des bombes sur des villes. La découverte de la radioactivité a permis de produire beaucoup d'énergie et de tuer beaucoup d'hommes en un instant. La science permet de toujours mieux guérir et de toujours mieux tuer.
A chaque stade, tout « jugement de valeur » sur le Progrès apparaît comme un défi à l'intelligence. Mais la valeur par construction positive que le Progrès s'attribue à lui même apparaît tout aussi problématique. Plus de cinquante ans après la publication du chef d’œuvre de Lévi-Strauss, le soupçon s'est infiltré en nous et a grandi jour après jour. Cet inquiétant parallélisme entre le bien et le mal, qui se vérifie à travers l'Histoire, nous inciterait presque à retomber dans la vieille hérésie manichéenne : le bien et le mal, le royaume de la lumière et le royaume des ténèbres, se partagent l'homme et le monde. Triste planète.
La course contre la mort
La médecine elle-même, vouée à soulager la souffrance humaine, donc dédiée au bien, est prise à partie. Elle doit déployer des trésors d'innovation pour soigner les victimes des armes nouvelles, mais aussi pour répondre aux dangers nés de la destruction de l'environnement. Elle court donc derrière les effets pervers du Progrès. Les modes de vie dans les pays industrialisés ruinent les effets bénéfiques de la médecine, parfois à l'intérieur d'une même maladie. La découverte de l'insuline dans les années vingt a permis de sauver d'une mort certaine les diabétiques « de type 1 » ; la surabondance de nourriture fait du diabète « de type 2 » un fléau majeur dans toutes les sociétés développées.
Les gigantesques développements de l'industrie pharmaceutique sont montrés du doigt. Bien des médicaments font plus de mal que de bien à grande échelle, où produisent plus de bénéfices financiers que de bénéfices de santé publique. Mais ce sont aussi les hormones et d'autres composants de médicaments que nous retrouvons dans nos rivières, fleuves, nos océans et qui empoisonne l'écosystème mondial, jusqu'aux ours blancs du pôle nord, devenus paraît-il, hermaphrodites ou stériles.
Le Progrès, c'est la lutte contre les épidémies et pour l'hygiène. Nous avons repoussé la saleté, la crasse, les ordures, les miasmes, les microbes hors de nos vies, de nos logements, de nos villes. Les résultats sur la santé publique sont tangibles. Mais cette gigantesque opération de nettoyage, cette grande lessive collective est gourmande en énergie et en eau. Nous avons déplacé la saleté, plus que nous ne l'avons détruites, vers l'environnement, les nuages, l'atmosphère et même l'environnement immédiat de la terre parsemé de débris de satellites. Nous avons créé des « déchets ultimes », non recyclables, que nous ne voulons plus voir et que nous avons simplement expulsés de notre vie quotidienne, loin de nos regards, faisant d'une grande partie de nos sols de notre espace et nos océans, des poubelles géantes.
Ce tableau rétrospectif des siècles du Progrès nous incite à jeter un regard de plus en plus inquiet sur les Progrès scientifiques à venir, surtout lorsqu'ils s'attaquent à l'humain. Le parallélisme du bien et du mal n'a aucune raison de s'arrêter. Ainsi, le séquençage de l'ADN permet-il de prévenir d'innombrables maladies héréditaires, mais très clairement aussi, de sélectionner de futurs humains sur des critères inavouables.
Un équilibre secret
Il existe donc de mystérieux vases communicants entre le bien et le mal. L'être humain ne fait jamais un effort louable, désintéressé, moral, vers l'amélioration du sort de ses semblables, sans que le mouvement inverse ne produise une catastrophe, c'est-à-dire une régression vers le mal. C'est un peu l'épître de saint Paul aux Romains, à l'envers : « Là où le péché abonde, surabondera la grâce ». Oui, mais l'inverse est également vrai. Là où la charité chrétienne ou laïque, l'amour du prochain ou la fraternité républicaine « abondent », par un systématique mouvement de balancier, le mal, la haine, les pulsions les plus basses de l'homme, la volonté de destruction « surabondent » aussi.
Au stade où nous en sommes, et compte tenu des connaissances historiques dont nous disposons, la tentation est grande de désespérer de l'homme et, pourquoi pas, de Dieu. Ainsi, on ne pourrait pas améliorer la condition humaine ! Tout ce qui œuvre dans ce noble but se contenterait de soulever un rocher de Sisyphe ? Cela vaudrait de tous les grands mouvements modernes qui tentent de soulager les souffrances des hommes, comme de toutes les œuvres de charité, commandées par toutes les religions. L’œuvre de mère Térésa, de saint Vincent-de-Paul serait donc vaine, comme serait vaine la lutte de Pasteur contre la rage ou la victoire sur les grandes épidémies ?
Pourtant, se dévouer pour son prochain est aussi le propre de l'homme. Il y a quelque chose d'intrinsèquement grand, sinon d'utile, peut-être de désespéré, à se mettre au service des autres. C'est une tendance innée chez certains êtres, que tous les autres regardent d'ailleurs avec un certain remords ou une certaine envie.
Quelle est la position du christianisme sur ce sujet ? Si l'on y regarde bien, cette utilité de l'inutile, ce parallélisme du Progrès dans le bien et du Progrès dans le mal, qui n'a aucun sens du point de vue laïque et moderne, possède un mérite secret, du point de vue chrétien. Si l'être humain était nécessairement entraîné vers le bien, en effet, la liberté de choisir entre le bien et le mal décroîtrait de génération en génération. Ainsi, souligne Benoît XVI :
L'augmentation parallèle du bien et du mal n'a rien d'une absurdité. Si l'homme est libre de faire le bien et le mal dans sa vie, l'homme est libre de faire le bien et le mal dans l'Histoire. D'un point de vue chrétien, se dévouer pour les autres, faire la charité, soulager la souffrance d'autrui, possède une valeur en soi, indépendamment du résultat, et surtout, indépendamment de tout Progrès, qui voudrait que cette souffrance, ces malheurs, ce mal régressent inexorablement, ce qui est une illusion. Mais Chantal Delsol rappelle que progrès terrestres et salut éternel ne sont pas pour autant incompatible aux yeux de l’Église :
Henri-Irénée Marrou, dans sa Théologie de l'histoire augustinienne, donne la clé théologique de cette évolution de l'homme, du point de vue chrétien. Dans la Cité terrestre, l'homme ne va donc pas nécessairement vers le bien, et la société chrétienne ne va pas fatalement en s'affermissant. En revanche nous dit-il, la Cité céleste qui va « pérégrinant » au cœur de la Cité terrestre, grandit de tous les sacrifices, de toute les vertus des saints, de toutes les bonnes actions. Au sein de la Cité terrestre le bien et le mal s'accumulent de manière approximativement égale. Dans la Cité céleste, le mal disparaissant au fur et à mesure, du fait de son absence de réalité (selon saint Augustin), seul le bien demeure. Toujours d'un point de vue chrétien, et de ce point de vue uniquement, il ne saurait donc y avoir de véritables Progrès que dans la Cité céleste, la Cité intérieure et spirituelle.
Autrement dit, si nous étions nécessairement meilleurs, sur le plan moral, que la génération précédente, nous serions aussi nécessairement moins libres. C'est la négation sans appel du Progrès de Condorcet et les Lumières. Les ruses de la Raison qui assouplissent quelque peu cette nécessité, en admettant un retour provisoire en arrière de quelques générations sacrifiées, ne changent rien à l'affaire, sur le long terme. L’homme, s'il devient nécessairement meilleur au cours de l'Histoire, devient aussi de moins en moins libre.
Le diable s'habille en plastique
Nos sociétés, marquées par l'idée de Progrès, font parfois une certaine place à Dieu, mais jamais au diable. Le péché originel est probablement l'idée chrétienne la moins acceptable aux yeux des modernes. Comment imaginer un seul instant que les individus d'aujourd'hui payent pour un péché commis par un de leurs ancêtres, qui d'ailleurs devait ressembler à un « homme préhistorique » ?
C'est évidemment une accusation, particulièrement grave à ses yeux, portée par le courant néo-pélagien et les Lumières contre le catholicisme. Le Progrès est un mouvement inexorable et général vers le mieux. C'est donc aussi, à l'inverse, une élimination présentée comme inéluctable du mal. Celui-ci n'est plus une constante de la condition humaine, il est au contraire résiduel. Pour Rousseau, l'homme est bon, et c'est la société qui le rend mauvais. Chez les marxistes, le mal, le crime, la violence ne sont que la conséquence de la lutte des classes et devront donc disparaître, fatalement, à mesure que celle-ci se dissoudra dans la société sans classe. C'est la raison pour laquelle la criminalité de droit commun était occultée dans les pays communistes, car elle devait disparaître avec l'exploitation de classe.
Mais le courant calviniste créateur de la culture américaine aboutit, paradoxalement, au même résultat. Dieu ayant prédestiné l'Amérique, ses entreprises, ses armées, il ne saurait y avoir rien de mal dans l'empire américain. Le mal, le diable est donc tout entier dans le camp adverse, celui des ennemis de l'Amérique, communistes, terroristes, ou islamistes. La société de consommation, et sa vitrine d'images, doit offrir le spectacle d'une prospérité bénie par Dieu. Le paradis capitaliste concurrence donc le paradis communiste dans sa tendance à épurer toute chose de la souillure du mal.
D'un côté comme de l'autre, le Progrès expulse le diable, ignore sa présence, doute de son existence. Cet angélisme perdure, alors même que le mal, que le Progrès devait faire disparaître, ne cesse de se manifester. La grande révélation du Progrès, c'est qu'il salit, qu'il souille, qu'il brûle, qu'il sent mauvais, autant si ce n'est plus que le Malin d'autrefois, cornu, les pieds fourchus, sentant le bouc et le souffre. Image d’Épinal qu'il nous faut aujourd'hui mettre à jour. Le prince de ce monde vit avec son temps. Il pète du gaz carbonique et rote radioactif. Habillé de sacs plastiques, Méphisto offre à Faust de maîtriser les OGM et les nanotechnologies. Connecté en permanence sur Facebook et Twitter, où il possède un nombre incalculable d' « amis », Belzébuth guette les enfants et les pédophiles, qu'il met obligeamment en relation...
C'est la grande revanche du diable. Qui veut faire l'ange fait la bête, dit Pascal. Les deux paradis capitalistes et communistes s'effondrent en même temps, révélant que l'enfer moderne est « pavé de bonnes intentions » progressistes. Mais qui diable pouvait croire que le diable disparaîtrait un jour ? Le péché originel du Progrès, c'est de ne pas croire au péché originel. Le spectacle de la société moderne, les horreurs du XXe siècle, les effets pervers du Progrès scientifique et technique, devraient nous inciter à considérer, au contraire, le mal dans la nature humaine, comme permanent, comme une constante, avec laquelle il faudrait vivre.
Ce retour du péché originel, sous la forme de la culpabilité écologique, n'a pas échappé à des observateurs laïques, progressistes et vigilants comme Claude Allègre, à sa manière assez brutale, ou Pascal Bruckner, beaucoup plus prudent. A leurs yeux, le simple fait de mettre en lumière l'origine chrétienne d'une idée suffit à la discréditer. Leur raisonnement ne va pas plus loin. Ils ne s'interrogent pas sur le fait de savoir si le Progrès, et l'Occident en général, ont eu raison ou tort de nier la présence du mal dans la nature humaine pendant si longtemps. Il leur suffit de dénoncer le retour du péché originel comme une « mode » pour prouver la fausseté de l'anti-progressisme initié par Hans Jonas.
Nous pensons au contraire que la crise du Progrès, avec le retour brutal de l'idée de culpabilité est une vraie leçon de chose, une vraie démonstration : l'homme, même avec les meilleures intentions du monde, et surtout dans ce cas, porte en lui, de manière inexplicable quelque chose de mauvais, qui l'entraîne vers le mal. Aujourd'hui, à nouveau, il s'en aperçoit.
Il n'en demeure pas moins qu'un péché originel placé « avant nous » dans l'Histoire, comme l'enseigne parfois maladroitement le catholicisme et, plus durement encore, le protestantisme, n'explique rien et brouille la compréhension du problème.
Les progressistes n'auraient donc pas totalement tort lorsqu'ils soulignent l'injustice d'une conception dans laquelle les hommes actuels paieraient pour un crime commis par un de leurs aïeux. Mais nous nous égarons... si la sainte Église catholique avait reçu le don de convaincre les hommes sur le bien et le mal, et de leur enseigner la droite vérité, avec des mots absolument convaincants, les hommes seraient parfaits. Donc, ils ne seraient pas libres...On a parfois l'impression que la maladresse de l’Église catholique fait partie du projet divin.
Cet article est un chapitre de L'Apocalypse du Progrès, un essai inédit de Pierre de La Coste que vous pouvez retrouver sur le site In Libro Veritas, sous forme de livre électronique (pour liseuse et tablette).
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