Luther Blissett, ou la désinformation organisée
Depuis 1994, un groupuscule artistique et littéraire italien inonde la toile d’écrits subversifs. Fausses infos, plagiats, intox ou fictions, leur objectif est radicalement révolutionnaire : discréditer la société de l’information et le monde journalistique. De jeunes talents visionnaires qui ont érigé la contre-culture au rang d’art.

On les a dit “situationnistes”, ou “anarchistes”, mais ces derniers démentent : « Ça nous laisse vraiment perplexes. Nos poétiques et nos stratégies n’ont absolument rien à voir avec la théorie de celle qui se définit comme “Internationale Situationniste”, y compris ses héritiers et ses affiliés. » Nombreuses sont les légendes urbaines qui courent sur Luther Blissett, groupement de jeunes Bolognais ayant pris corps en 1994, concomitamment à l’arrivée de Silvio Berlusconi au pouvoir en Italie. Un de leurs premiers faits d’armes, dès janvier 1995, fut de publier un texte qui suivit de peu le décès de Guy Debord intitulé “Guy Debord est vraiment mort”. Ce texte, très critique à l’encontre du fondateur de l’Internationale Situationniste, se présentait comme un “gai mensonge”, mis en scène collectivement et anonymement. Il prétendait vouloir « produire un nouveau sens de la réalité et accélérer le cours de la crise planétaire qui traverse les vieilles visions du monde ». L’opuscule se refermait sur un appel à tous à devenir Luther Blissett.
Qui est vraiment Luther Blissett ?
Luther Blissett est avant tout un groupe de penseurs ésotérique. Leur domaine ? L’imposture journalistique, la guérilla communication et le montage de canulars médiatiques. Réel précurseur des nouvelles formes d’activisme artistique, Luther Blissett pratique l’action concrète expérimentale et hybride, qui associe engagement politique, réflexion théorique, démarche artistique et usage innovant des médias et des technologies.
Formé d’une multitude d’auteurs, d’artistes et d’activistes qui se revendiquent explicitement comme étant eux-mêmes Luther Blissett, ce projet est flou, vague et transnational (des ramifications se sont développées dans toute l’Europe). Ils revendiquent l’anonymat (Luther Blissett est un nom emprunté à un footballeur d’origine afro-caribéenne ayant officié en première ligue italienne) et s’annoncent comme fer de lance d’une révolution culturelle. Le projet est créé pour « déclencher l’enfer dans l’industrie de la culture […] afin de raconter au monde une grande histoire, créer une légende, donner naissance à un nouveau type de héros populaire ». L’impossibilité de l’identifier est bien représentée par la multitude des adjectifs qui lui sont attribués : “pirate psycho-informatique”, “terroriste médiatique”, “partisan du chaos médiatique”, “artiste-illusionniste”, “militant transgenre”, “secte philosophique”… Les seuls qualificatifs qu’assume Luther Blissett sont ceux de “dissidents cognitifs”, de “guérilleros sémiologiques” et de “terroristes culturels” ou “terroristes médiatiques”. Au vu de leurs performances, ils sont peut-être tout ça à la fois.
De la tromperie générale
La “farce” la plus européenne de Luther Blissett est l’histoire d’un artiste dont on aurait perdu trace alors qu’il faisait un tour d’Europe à vélo. Il s’agit d’un certain Harry Kipper, qui se serait perdu alors qu’il entreprenait de tracer une ligne imaginaire en vélo à travers l’Europe qui, reliant plusieurs villes, aurait formé le mot “ART”. La victime de cette farce est Chi l’ha visto, une célèbre émission qui recherche des personnes disparues et qui est retransmise en prime time sur la troisième chaîne publique italienne (l’équivalent de l’émission française Perdu de vue), qui se lance sur les traces de l’artiste-cycliste et dépense sans compter l’argent des contribuables à la recherche d’une personne qui n’a jamais existé. Elle évite que le reportage soit diffusé le jour même où Luther Blissett revendique la farce.
La nouvelle littérature Wu Ming
Wu Ming signifie “anonyme” en chinois, ou “cinq noms” selon la façon dont on prononce la première syllabe. Un nom qui colle complètement au collectif de 5 écrivains issus du projet Luther Blissett.
S’ils paraphent leurs écrits avec des pseudonymes, ils ne cachent pas pour autant leurs véritables identités. Et l’explication qu’ils donnent du phénomène semble des plus naturelles : « personne n’a jamais accusé un groupe rock de lâcheté parce qu’il utilisait un nom collectif. […] Le nom de ce groupe a une signification en chinois, qui est “anonyme”, mais ça ne veut pas dire que nous sommes des paranoïaques de l’anonymat, cela signifie que nos noms et notre éventuelle présence dans le misérable star-system du milieu du roman italien ne devraient avoir d’importance ni à nos yeux ni à ceux de nos lecteurs. » Mêlant fiction littéraire et réalité historique, le collectif Wu Ming adopte la posture de l’engagement politique narratif comme spectre de compréhension de la société dans laquelle nous vivons. Les mythes fondateurs, le pouvoir de l’imaginaire et les rêves collectifs sont leurs sources d’inspiration, ils déconstruisent (ou reconstruisent) les allégories pour en donner une lecture ouverte à l’imaginaire et à la libre interprétation de chacun : « Nous nous intéressons au processus social de construction des mythes, [...] des histoires racontées et partagées, reracontées et manipulées, par une vaste et multiple communauté, des histoires qui pourraient donner forme à une espèce de rituel. »
Libre savoir, ou la logique du “copyleft”
Wu Ming n’a pas rangé l’activité du canular, mais s’est fait le porte-voix d’une bataille plus ample et ô combien symbolique : celle du “copyleft”. Par apposition au copyright, le copyleft revendique la libre appropriation des œuvres de tout type. Outrepassant toutes les lois sur la propriété intellectuelle, les romanciers du Wu Ming rédigent en s’inspirant du matériel disponible sur toutes les plates-formes de libre partage du savoir et de la connaissance, comme le peer-to-peer, et mettent en pratique la théorie en donnant accès à tous leurs écrits, en libre téléchargement sur leur site internet. Et leurs propos sont véhéments : « [...] des lois (sur le copyright), dont la seule fin consiste à enfermer le savoir humain et à en barrer l’accès aux multitudes. […] À l’heure de l’expansion maximale des techniques de reproduction, le copyright, devenu obsolète, est une agression insupportable vis-à-vis des foules, une arme qui tire dans le tas. »
Mais plus qu’obsolètes, le collectif estime que ces lois sont contre-productives. Dans un article intitulé “Le Copyleft expliqué aux enfants”, Wu Ming 1 explique que le libre téléchargement permet, par le libre accès et le libre échange, une meilleure circulation des œuvres, et donc de meilleures ventes grâce au buzz engendré. Entre 2000 et 2003, le premier roman collectif de Wu Ming s’est ainsi vendu à plus de 200 000 exemplaires alors qu’il était librement téléchargeable.
Le collectif nous invite ainsi dans son univers, empreint d’une nouvelle conception de la littérature dans son ensemble, selon laquelle, à l’instar du Web 2.0, le lecteur peut devenir auteur et se réapproprier l’histoire : « Ce que nous faisons, c’est de la métanarration. Car, en amont de toute stratégie, notre philosophie est que les histoires n’appartiennent pas aux auteurs, pas non plus aux éditeurs. Lorsqu’on raconte une histoire, il faut quelqu’un qui l’écoute. Un individu, une communauté. Les histoires ne sont pas à toi, mais à cette communauté, sans laquelle on ne peut pas les raconter. La propriété des histoires, c’est aussi du vol. On peut vendre des livres, car ce sont des objets. Mais les textes, eux, doivent être gratuits. »
Luca Moniti Savona, Italie
Traduit par Cyril Bérard
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