Paris : les bains-douches du Moyen Âge à nos jours

Dans une capitale écrasée par la canicule, se rafraîchir sous le jet d’une douche procure une sensation d’intense bien-être. Mais si les habitants de Paris disposent quasiment tous d’une salle d’eau dans leur logement depuis des décennies, tel n’a pas toujours été le cas. Durant des siècles, mis à part dans les demeures aisées, la population a dû se contenter d’une cuvette et d’un broc d’eau pour une toilette sommaire. Tous les Parisiens ? Non, car il y a toujours eu des adeptes des bains-douches...
Contrairement à un cliché erroné mais qui a pourtant la peau dure, l’hygiène au Moyen Âge était assez développée, et nombre de Parisiens avaient l’habitude de se laver dans les étuves héritées de la culture romaine ou dans des baquets d’eau chaude mis à la disposition de la clientèle par les propriétaires des établissements spécialisés. Encore ne fallait-il pas s’offusquer de la promiscuité : les bains dans les baquets de bois se prenaient en général à deux pour économiser l’eau chaude et diminuer le coût pour les clients.
En 1296, Paris comptait 26 établissements de bains pour une population d’environ 200 000 personnes. Mais si l’on se rendait aux étuves à des fins d’hygiène, telle n’était pas toujours la seule finalité, quelques tenanciers ayant fait de leur établissement un lieu de plaisirs malgré l’interdiction faite par le prévôt des marchands Étienne Boileau dans son « Livre des Métiers ». Édité en 1268, cet ouvrage recensait toutes les coutumes et règlements afférents aux divers métiers exercés dans la capitale, et l’on pouvait y lire cet avertissement : « [que] nul ne sougtienne en leurs étuves bordiaux ne de jour ne de nuit » ; autrement dit, interdiction de tenir bordel dans un établissement de bains.
Les mœurs s’étant, semble-t-il, relâchées en concomitance avec une tolérance plus grande de la prévôté, il fut passé outre à cet avertissement, et les établissements de bains, pointés d’un doigt accusateur par les prêtres et autres prédicateurs religieux, eurent progressivement à souffrir d’une mauvaise réputation. Peu à peu, la plupart des étuves et des bains fermèrent leurs portes, les clients venus là pour des motifs hygiéniques ayant peu à peu déserté ces lieux de débauche tandis que les clients venus y chercher matière à des plaisirs sexuels transportaient leur pratique vers les « bordeaux » traditionnels.
C’est ainsi que sous Louis XIII, l’on ne comptait plus que deux adresses de bains dans Paris, et de très mauvaises habitudes avaient été prises en matière d’hygiène, encouragées par d’opportuns soupçons à l’encontre des étuves, prétendument vectrices de maladies aux dires de leurs détracteurs. À cet égard, l’on n’imagine pas sans frémir les odeurs que devaient colporter ces messieurs et dames les Parisiens en l’absence de soins corporels destinés à éliminer la saleté et la transpiration, notamment en période estivale.
Qu’à cela ne tienne : l’époque était aux parfums venus d’Italie, et de la noblesse à la bourgeoisie l’on masquait les redoutables effluves corporels sous les fragrances transalpines en vogue. À titre d’exemple, nous indique l’excellent Dictionnaire historique des rues de Paris, « Cinq-Mars se faisait frotter d’huile de jasmin des pieds à la tête lorsqu’il allait voir sa maîtresse ». Et sans doute celle-ci en faisait-elle de même, usant peut-être d’ambre, de musc ou de tubéreuse, essences très prisées à cette époque.
Nus et nues dans la Seine
Hélas ! tout le monde ne pouvait évidemment pas se payer ces coûteux parfums. Le regain de goût de la population pour l’hygiène prit donc, dans la première moitié du 17e siècle, la forme de baignades dans les eaux de la Seine. Ce furent tout d’abord ces messieurs les Parisiens qui prirent l’habitude d’aller se tremper dans les eaux du fleuve sur les grèves du quai de la Tournelle. La chose se faisant dans le plus simple appareil, l’endroit devint rapidement un lieu de promenade fort apprécié. Il le fut plus encore quand, à leur tour, mesdames les Parisiennes se dévêtirent intégralement pour se rafraîchir et se laver dans le courant de la Seine, plus ou moins bien protégées des regards indiscrets par des toiles tendues entre les barges.
La chose dura quelques décennies jusqu’au moment où la prévôté, suite aux demandes réitérées de dévôts offusqués par ces choquantes impudeurs, décida qu’il y avait décidément là un trouble manifeste à l’ordre public. Se baigner nu en public dans les eaux de la Seine fut en conséquence interdit aux alentours de 1680. Mais le pli de la baignade dans le fleuve était pris, et cette année-là fut ouverte la première barge spécialisée dans les bains en eau froide ; elle était accostée à l’île Louviers (l’actuel boulevard Morland) et destinée aux seuls hommes. D’autres bateaux de bains en eau froide furent ensuite exploités en divers endroits le long de la Seine, les uns dédiés aux hommes, les autres aux femmes.
Se baigner en eau froide, c’est bien, mais se baigner en eau chaude, c’est encore mieux, notamment en période hivernale. Telle est la pensée qui anima sans doute un certain Poitevin qui, le premier, mit en service en 1761 un bateau de bains chauds près des Tuileries. D’autres entrepreneurs suivirent son exemple, et notamment les dénommés Turquin* en 1782 et Guignard, repreneur en 1784 du bateau de Poitevin. Guignard fut même autorisé en 1784 à exploiter quatre bateaux de bains, soit une centaine d’espaces chauds payants contre l’obligation de laisser l’usage d’une douzaine d’entre eux aux démunis. Patente en poche, Guignard choisit de n’exploiter qu’un seul gros bateau au Pont-Royal, tout près de celui qu’il avait racheté à Poitevin.
À la fin du 18e siècle, le nombre des établissements de bains était encore très faible dans Paris. Outre les bateaux, on en comptait une douzaine tout au plus dont le plus célèbre et le plus chic d’entre eux était installé sur le boulevard des Italiens : les Bains Chinois, tout à la fois un lieu de baignade, un café et un restaurant très prisés.
Le 19e siècle marqua le tournant décisif dans la quête de l’hygiène, encouragée par les scientifiques et le personnel politique. Napoléon III en particulier était intimement persuadé de l’influence positive de l’hygiène sur la santé publique. Favorisée par l’arrivée dans la capitale des eaux de l’Ourcq, l’implantation des bains publics ne cessa de croître de manière spectaculaire : entre 1825 et 1861, l’on passa de 37 établissements à 107, non compris les 11 bateaux de bains en service sur la Seine. En 1900, on compta même près de 500 établissements ! C’est à peu près à cette époque que virent le jour les premiers bains-douches municipaux de la ville de Paris.
La modernisation de l’habitat dans la capitale et la généralisation progressive, dans la 2e moitié du 20e siècle, des salles d’eau et des salles de bains dans le parc locatif social, ont eu peu à peu raison des établissements de bains existants : ils ont fermé les uns après les autres. Tous n’ont pourtant pas disparu : il subsiste encore à Paris 17 bains-douches municipaux dotés de cabines individuelles. Tous ces établissements sont accessibles gratuitement, à la seule condition d’être muni d’une serviette et d’un nécessaire de toilette personnels.
Les bains-douche ont indiscutablement une fonction sociale. Il est heureux que les édiles de la ville de Paris – critiquables à bien des égards – n’aient pas totalement tourné le dos à ce devoir de solidarité envers ceux qui sont démunis de tant de choses. Respecter le droit élémentaire de chacun à rester propre, c’est respecter le droit de chacun à la dignité.
* Turquin a ouvert en 1801 la première piscine découverte sur la Seine en compagnie de son gendre Deligny. Cette piscine a disparu en 1993.
Autres textes en rapport avec Paris :
1957 : le cinéma et moi (juin 2016)
Paris au temps des abattoirs (mai 2016)
Le Procope, de l’Encuclopédie au Bonnet phrygien (mars 2015)
Années 50 à Paris : les petits métiers de la rue (février 2014)
Paris insolite : de la Petite Alsace à la Petite Russie (août 2013)
Connaissez-vous la plus vieille maison de Paris ? (février 2012)
Villa Montmorency, le « ghetto du Gotha » (juin 2011)
Montmartre : bienvenue au 12 rue Cortot (juin 2011)
Quel avenir pour le « Bal Nègre » ? (décembre 2010)
Dans la caverne d’Ali Baba (mars 2010)
Lieu de fête, lieu de honte, le « Vel’ d’Hiv’ » aurait 100 ans (février 2010)
L’étonnante histoire de « Fort Chabrol » (janvier 2010)
Dupuytren, ou le musée des horreurs (novembre 2009)
21 rue des Rosiers (juin 2009)
19 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON