Projet de loi DADVSI : la croisée des chemins
1. Une incursion judiciaire au Parlement
Le 28 février 2006, la Cour de cassation a consacré en droit la spécificité, sinon l’anomalie, de l’environnement numérique, et inversé les présomptions de droit :
Un tel environnement numérique présume à lui seul un risque d’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, qui obligerait le juge à apprécier, concrètement, les conséquences sur l’exploitation normale de l’œuvre et le préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur.
A charge donc pour les bénéficiaires du droit de copie de démontrer le contraire.
La Cour de cassation interprète la convention de Berne, dans l’environnement numérique, comme obligeant le juge à apprécier « l’exploitation normale », au regard des risques inhérents à ce nouvel environnement quant à la sauvegarde des droits d’auteur, et de l’importance économique que l’exploitation de l’œuvre, sous forme de DVD, représente pour l’amortissement des coûts de production cinématographique.
La position de la Cour de cassation est très conforme à la logique européenne, forcément marchande, et au droit européen. Elle s’inscrit dans une analyse casuistique, qui rapproche notre haute juridiction du droit anglo-saxon, mais assez inédite en droit judiciaire français.
Que reste t-il du « droit de copie privée » ?
La solution de la Cour de cassation n’est pas forcément une condamnation absolue de la copie privée dans l’environnement numérique, pour autant que les bénéficiaires de ce droit démontrent l’innocuité de leur pratique, et que les juges du fond apprécient, concrètement, les conséquences sur l’exploitation normale de l’œuvre et le préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur.
Certes, la preuve, dont la charge incombe dorénavant aux utilisateurs, négative, sera impossible à apporter, sauf à donner aux juges des indices statistiques.
L’on peut regretter ce nouveau pas vers la patrimonialisation du droit d’auteur : l’exploitation économique de l’œuvre prend le pas sur le contrat social auteur / public ; et le droit d’auteur s’inscrit très franchement dans la logique du copyright.
Le « droit de copie privée », tel qu’il était défini par l’article L.122-5 2° du Code de la propriété intellectuelle, devient contingent. Ce n’est plus un droit.
C’est une tolérance administrative, soumise à l’appréciation du juge, qui deviendrait une autorité administrative, s’il ne devait être secondé dans cette tâche par le collège de médiateurs, prévu aux termes du projet de loi DADVSI.
Alors que l’ordre judiciaire s’est récemment ému de certaines enquêtes parlementaires, cette incursion du juge judiciaire dans l’ordre politique, administratif et parlementaire pourrait ressembler à un règlement de compte aux dépens de la cohérence de l’Etat.
Le débat législatif s’est ouvert en procédure d’urgence en décembre 2005 devant l’Assemblée nationale, avec une sorte d’évidence pour le gouvernement et la plupart des députés de tous bords, comme s’il s’agissait de prendre une mesure de police municipale face à la grippe aviaire.
Les volatiles des réseaux numériques sont entrés en résistance contre les mesures de confinement.
A défaut, peut-être, d’avoir bien pris préalablement et à distance toute la mesure du sujet et celle de ses responsabilités, une coalition opposante s’est improvisée en libératrice des volatiles, au grand dam des fermiers et du ministre de la culture.
Le coup parti, on s’est convaincu que le manichéisme n’était pas forcément la meilleure solution, et quelques-uns se sont décidés à placer les choses en perspective, avant de proposer des solutions alternatives.
2. Trois constats
1- La société de l’information et la sphère de l’art sont largement antagonistes. Une œuvre d’art, c’est le contraire d’une information, bien que ce puisse être parfois aussi une information. Et réciproquement, une information, c’est le contraire d’une œuvre d’art, bien qu’elle puisse être parfois protégée, dans son enveloppe, comme telle...
2- Le numérique, particulièrement en réseau, crée de facto un nouvel espace social qui circonscrit un nouveau contrat social, à la définition duquel il faut s’atteler, au risque sinon de laisser l’Internet, comme un terrain de jeu barbare, à ceux qui ne comprennent pas ce langage pourtant universel, dont les phonèmes sont les œuvres de l’esprit.
3- Le risque de rupture des adeptes des réseaux numériques est d’autant plus grand que le contrat social qui préside au lien entre les créateurs et le public s’est travesti et perverti, bien avant l’avènement de l’Internet, en propriété privée (La Commission de la propriété intellectuelle, créée en août 1944, est à l’origine de notre droit actuel, sur les bases d’un projet élaboré sous Vichy, par ses juristes, en opposition à un projet de loi du ministre Jean Zay d’août 1936 qui relativisait la « propriété » intellectuelle)
La privatisation du droit d’auteur, proportionnelle aux investissements croissants de l’industrie de la création, est la cause de la régression actuelle sinon aux thèses, du moins aux principes jus-naturalistes qui précédèrent l’avènement de la propriété littéraire et artistique au XVIIIe siècle. Bref, jamais ce droit de la forme, incorporel, indépendant de la forme d’expression, n’a jamais été aussi dépendant de la production des supports.
Il s’agit donc de rappeler le contrat social à l’origine du droit d’auteur pour réunir à nouveau les créateurs et les publics et, partant, conforter l’économie des industries de la création.
Pour balancer le droit de la forme (droit d’auteur) avec le droit du fond (l’information), par correspondance avec la grande loi sur la presse, qui procède de la liberté de communication des pensées et des opinions (article 11 de la Déclaration des droits de l’homme du 17 août 1789) et qui dispose d’abord que la presse est libre, la proposition d’amendement propose de reconnaître la liberté d’accès du public aux œuvres, laquelle serait érigée en principe fondamental.
La liberté fondamentale d’accès du public n’est pas antagoniste avec le droit d’auteur. Au contraire, elle assure la promotion des créateurs, pour autant qu’ils soient reconnus et assurés de continuer librement comme tels.
3. Deux propositions
Aussi proposons-nous un article L.111-1 bis du code de la propriété intellectuelle ainsi rédigé :
« L’accès du public aux œuvres de l’esprit est libre, dans le respect des droits moraux et patrimoniaux des auteurs, prévus par le présent Code.
L’Etat veille à garantir l’accès aux œuvres de l’esprit dans l’intérêt commun du public et des créateurs.
L’Etat assure l’intérêt général ressortissant à la création d’auteur et aux métiers et industries qui y sont associés : édition, production, diffusion.
L’Etat veille au développement d’une création, d’une production et d’une diffusion culturelle indépendantes.
L’Etat veille également à préserver l’intérêt général lié aux investissements des métiers de la création et des industries culturelles. »
Le répertoire numérique des œuvres (RNO)
Le RNO a d’abord pour fonction de refonder un contrat social en voie de rupture : les auteurs y déclarent leurs œuvres, s’ils le souhaitent, avec les conditions d’utilisation. La société de gestion en charge du RNO, qui pourrait être une structure de type SESAM (association de sociétés d’auteurs existantes avec aussi les sociétés de producteurs) recevrait les enregistrements des œuvres, avec les conditions d’exploitation voulues par les auteurs et les producteurs. En matière musicale, il appartiendrait en fait aux auteurs de régler, au niveau du contrat d’édition, le sort de l’exploitation numérique des droits. Afin de favoriser l’axe auteur / public, les droits d’exploitation numérique pourraient toujours être réservés et faire l’objet d’un contrat d’édition séparé, comme le contrat de cession du droit d’adaptation audiovisuelle.
Pour mieux remplir la fonction de liant social qui serait la sienne, la société en charge du RNO pourrait adopter la forme d’un établissement public national, de type CNC, avec à son conseil d’administration les sociétés de gestion de droit existantes. C’est une alternative.
En matière musicale, si l’auteur ou le compositeur souhaite diffuser en ligne ou inversement, il le stipulera dans le contrat d’édition, et les producteurs licités et informés par la SACEM produiront en connaissance de cause. Les producteurs pourraient aussi stipuler les conditions d’exploitation de leurs droits voisins.
En matière audiovisuelle, le producteur est cessionnaire des droits exclusifs d’exploitation (L.132-24 CPI). Il lui appartiendrait donc de déclarer l’œuvre au RNO.
Les co-auteurs de l’œuvre audiovisuelle (L.113-7 du CPI) pourraient décider d’exploiter séparément la partie de l’œuvre qui constitue leur contribution personnelle. (L.113-29 CPI)
Le public accéderait en ligne au RNO et connaîtrait les conditions d’exploitation voulues par les titulaires de droit.
Conformément au principe fondamental, le défaut d’interdiction présumerait la licence d’utilisation en ligne pour le public, avec le versement en contrepartie d’une compensation équitable, dont l’assiette et les modalités de perception restent à définir. Le précédent de la copie privée reste pertinent.
Pour résoudre la crise du droit d’auteur sur les réseaux, les Etats doivent résoudre une crise d’autorité, la leur : toute époque charnière tend à rappeler la Régence, avec la crise de l’Etat et un certain libertinage. Il appartient aux législateurs soit de suivre une voie philosophique, au sens des Lumières, et de remettre sur le métier le vieux contrat social qui fonde la république ; soit de se dissoudre, en gérant, en dur ou en mou, la démagogie.
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