Hier, j’ai débuté l’analyse du livre polémique d’Emmanuel Todd, « Qui est Charlie ? », soulignant certaines carences de ses critiques contre le mouvement qui a accompagné les manifestations de janvier. Un défaut majeur est sa façon de tirer des conclusions un peu hâtivement.

Des conclusions un peu hâtives ?
Dans ce livre, Emmanuel Todd s’appuie largement sur ses travaux antérieurs,
et notamment la cartographie de la France réalisée avec Hervé Le Bras dans « Le mystère français ». Il tire un portrait démographique de Charlie et analyse la distribution des 4,4 millions de manifestants estimés (10,7% de la population des zones concernées), note la moindre participation dans les bassins ouvriers, dans le Nord ou le Sud-Est, ou la forte participation des villes de cadres ou de l’Ouest. Il oppose Marseille la populaire moins mobilisée et Lyon, la bourgeoise et catholique, plus mobilisée. Et en recoupant avec les résultats électoraux, il en déduit que «
la France des classes moyennes supérieures fut surmobilisée » et que les catégories intermédiaires ont rejoint les classes supérieures,
au contraire de 2005, comme en 1992.
Par-delà certains biais de méthodes,
notamment soulignés par Edgar, on peut quand même se demander si la conclusion à laquelle arrive Todd n’est pas un peu rapide.
Comme Edgar le souligne, il faudrait comparer avec d’autres manifestations pour vérifier si les estimations de participation du 11 janvier présentent un biais par rapport à la distribution habituelle. En outre, il est bien évident que les participants à la marche de Paris ne venaient pas seulement de la capitale, révélant l’attraction des grandes métropoles autour d’elles, ce qui biaise quelque peu les statistiques, et imposait une comparaison avec d’autres manifestations afin d’être rigoureux dans la démarche. Les habitants de la périphérie se sont-ils moins mobilisés parce qu’ils ne le souhaitaient pas ou parce que leur lieu d’habitation leur compliquait la tâche ? Sur cette question, comme d’autres, Emmanuel Todd semble conclure un peu rapidement.
Du sens de la manifestation
Il se demande « pourquoi les régions qui soutiennent aujourd’hui le plus vigoureusement le projet européen et la laïcité sont-elles celles qui, lorsqu’elles étaient catholiques, avaient fourni à l’antidreyfusisme ses plus gros bataillons et au régime de Vichy ses meilleurs soutiens ». Bien sûr, il n’est pas inintéressant de faire des parallèles historiques, mais outre le fait qu’on souhaiterait qu’il étaye un peu plus solidement de telles affirmations, corrélation n’est pas toujours causation. Puis, suit des raisonnements assez extravagants : il soutient que, « c’est bien un idéal de hiérarchie qui avait mené à Maastricht, et qui nous gouverne toujours, ancré dans les valeurs d’autorité et d’inégalité ». Pour avoir voté pour la première fois le 20 septembre 92 (« non »), je n’ai pas du tout la même interprétation. Si le « oui » l’a, malheureusement, emporté, c’est au contraire en se positionnant comme un vote pour la liberté (de circulation des individus) et l’égalité (avec la même monnaie et la même citoyenneté pour toute l’UE).
Ici, je pense que Todd fait un contresens : même si les critères de convergence étaient de facto porteurs d’une dimension autoritaire, cela était une conséquence, certes logique, du traité,
mais pas un élément clé du débat démocratique de l’année 1992. Et comment y voir un quelconque lien avec Charlie,
symbole de la défense de la liberté de pensée ? Quand Todd critique la mise en avant de la liberté au détriment de l’égalité dans les manifestations du 11 janvier, n’est-il pas complètement hors sujet ? En effet, ce n’était pas le sujet du rassemblement,
puisqu’il s’agissait de rendre hommage aux victimes des attentats et défendre une partie de nos valeurs, notamment la liberté, mais aussi, d’une certaine mesure la fraternité ? Ce n’était pas parce que l’égalité n’était pas, logiquement, le sujet des manifestations, que les manifestants défendent l’inégalité. La question de l’égalité n’était tout simplement pas à l’ordre du jour.
Mais
si Emmanuel Todd fait fausse route, par des conclusions assez abusives sur des corrélations un peu rapidement établies, malgré tout, ce faisant, il aboutit à poser des questions loin d’être inintéressantes, sur lesquelles je reviendrai demain, et notamment l’évolution du Parti Socialiste.
Source : « Qui est Charlie ? », Emmanuel Todd, Seuil