Culture et liberté, un enjeu pour l’avenir ?
Le droit d’auteur comme le droit à la culture sont deux droits apparemment antithétiques. La culture peut-elle être une propriété privée, ou s’inscrit-elle dans un patrimoine commun dont nul ne peut être privé ? Mieux encore, restreindre l’accès à la culture, n’est-ce pas une démarche anti-économique, liberticide, une atteinte à l’un des fondements de l’homme ?
La loi sur le droit d’auteur date de 1957. Toute loi est l’expression du besoin de réguler l’activité humaine en épousant la société de son époque. Aussi une femme a-t-elle aujourd’hui le droit de porter le jean à Paris, et l’automobiliste peut-il circuler sans se faire précéder d’un laquais. En 1957, les médias n’étaient ni nombreux, ni développés. Depuis, la société a indéniablement changé. Le réseau médiatique est important, les organismes de recouvrement des droits d’auteur sont organisés, si bien qu’une chanson ou un film voués au succès connaîtra rapidement son public. Les défenseurs de la loi de 1957 se retranchent derrière le besoin de protection pour ne pas tuer la création artistique. Cet argument ne résiste pas à l’analyse. En effet, un médicament est protégé pendant 20 ans dès le dépôt du brevet, en réalité 10 ans dès sa commercialisation. La raison est simple : inciter l’industrie pharmaceutique à investir dans le développement de nouveaux médicaments, tout en lui laissant le loisir de vivre de ses recherches ! Le législateur a donc reconnu que la création, la recherche, l’innovation naissent d’un certain inconfort. Mieux encore, les pouvoirs publics poussent l’assuré social à utiliser des génériques, des médicaments sans « droit d’auteur » ! La santé serait-elle moins importante que la culture ? Est-ce là l’exception culturelle dont on parle tant ? Une protection si longue ne favorise pas la création artistique, elle la tue, a reconnu implicitement le législateur. En effet, cinquante ans de protection conduisent les artistes à embrasser le statut de rentier, de fonctionnaire de l’art. Elle ne les encourage pas à se sublimer, à se perfectionner, sauf ceux, et ils sont rares, qui ont un irrépressible besoin de créer. Ceux-là, généralement les plus talentueux, créeront, quelles que soient les conditions.
Si le droit d’auteur ne sert que les intérêts de l’industrie culturelle, il doit nous conduire à une réflexion sur le statut de la culture, en grand danger.
La culture est un élément qui distingue l’homme de toutes les autres espèces animales, un élément fondateur des civilisations. Elle est inutile (du latin inutilis : « d’aucun secours, sans profit »), et ne vise pas à transformer la nature pour répondre aux besoins de l’homme, contrairement au travail. La culture peut donc se définir comme un acte gratuit au service de tous. Elle ne l’a certes jamais été puisqu’à l’origine, seules les élites en bénéficiaient. Parce qu’inutile, la culture est justement nécessaire, en ce qu’elle nous rend libres (du latin liber, « qui se gouverne lui-même ») à condition qu’elle le soit elle-même, c’est-à-dire qu’elle ne tende pas vers un objectif. Historiquement, la culture était financée par les évergètes, les mécènes, avant d’être financée par l’Etat.
Très vite, les Etats ont en effet compris que la culture pouvait être un instrument privilégié d’union de leurs populations et de domination sur les autres au même titre que la guerre et l’économie. Ainsi elle a largement contribué à la puissance comme au rayonnement hellénique et latin (dans l’Antiquité), anglais et français (du Moyen Age à la première moitié du XXe siècle), américain (2e moitié du XXe siècle à nos jours), maintenant asiatique. A l’époque de la Guerre froide, les deux grands acteurs qu’étaient les Etats-Unis et l’URSS exportaient gratuitement leur culture dans le but de convertir la population adverse à leur idéologie. Les centres culturels, financés par l’Etat, demeurent toujours un moyen d’assurer son rayonnement dans un pays étranger.
Le consommateur s’est ensuite progressivement substitué à l’Etat comme aux mécènes dans le rôle de grand argentier de la culture, tant qu’il en avait les ressources, accompagnant un mouvement de démocratisation culturelle, sans toutefois la libérer.
La culture est devenue un bien marchand comme un autre, et nombre de ses acteurs agissent par intérêt personnel. On chante, danse et joue pour enrichir son patrimoine personnel, non plus le patrimoine de l’humanité. La culture n’a donc jamais atteint le statut qui aurait dû être le sien : gratuit, inutile, et libre.
Un bien marchand comme un autre ? Pas tout à fait. Comme l’information, la culture jouit d’un traitement médiatique important et gratuit. On ne compte plus les promotions assurées lors de passages télévisés et radiophoniques. Certaines sont même rémunérées ! Assure-t-on la même promotion à un autre bien marchand ? Cette exception pourrait paraître justifiée si la culture était gratuite. Ce n’est pas le cas. Même les médias publics, financés en partie par les contribuables, assurent gratuitement la promotion des biens culturels marchands, et servent donc les intérêts privés de l’industrie culturelle. Si la culture est un bien marchand, elle devrait être traitée comme tout bien marchand.
Qu’elles vivent sous un régime totalitaire ou démocratique, les populations connaissent toutes une restriction à la culture. Les unes, en raison d’un contrôle omniprésent de l’Etat, les autres, faute d’argent. En effet, les travailleurs pauvres, comme les familles, ne peuvent plus s’offrir une place de cinéma.
Toute restriction à la culture est une absurdité économique. En effet, la culture incite le consommateur à consommer d’autres biens et services. Il n’échappera à personne combien Hollywood a participé (et participe encore) à l’essor économique américain, devenant sûrement l’outil mercatique le plus efficace. Cela est encore plus vrai aujourd’hui, avec la présence ostensible des grandes marques dans les films. Le cinéma n’est pas seul concerné. Quand les villes sont chantées, quand les monuments sont montrés, quand un événement sportif est organisé, cela incite des millions de consommateurs potentiels à se rendre sur place, ou à consommer « fabriqué en France » ou « made in America ». Enfin, monsieur Tsutomu Sugiura, directeur de l’Institut de recherche Marubeni (Japon), spécialiste des industries culturelles et intervenant à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) a montré que la culture japonaise supplantait la culture américaine en Asie auprès de la jeunesse, entraînant un accroissement des exportations japonaises. Dans l’une de ses interventions (http://www.oecd.org/dataoecd/42/61/34825496.pdf) en 2005, monsieur Tsutomu Sugiura a annoncé que la vente des Toyota aux Etats-Unis bénéficiait de l’image « cool » de la culture japonaise auprès des consommateurs nés dans les années 1980.
Toute restriction à la culture condamne aussi une civilisation. Une culture frileuse, repliée sur elle-même, qui défend son pré carré, est condamnée à mourir, et entraîne dans sa mort la civilisation dont elle est l’une des composantes. La culture est ouverture, vie, exploration et plaisir. Elle ne peut se satisfaire d’une quelconque tutelle. Ni de celle des politiques, ni de celle de l’industrie.
Toute restriction à la culture asservit enfin l’homme. Limiter l’accès à la culture comme on s’efforce de le faire réduira l’homme à un outil de production-consommation, amplifiera le malaise social et conduira à des troubles, car l’homme n’est pas fait que pour produire et consommer. Fort heureusement, des initiatives louables naissent un peu partout, comme http://www.jamendo.com/fr/ pour la musique, ou http://www.encritude.com/ pour la littérature, qui montrent que l’on peut avoir le choix de notre culture.
Le débat sur la culture s’inscrit en effet dans un débat plus important : quelle société voulons-nous pour demain ?
13 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON