« Vous n’aurez pas ma haine » : et pour cause !
Comment une chose qui nous dévore pourrait-elle être en nous ? La nature ne permet pas cela. Il serait stupide de croire que la nature est si mal faite. Quand on porte la haine, on porte une passion qui ne nous appartient pas. La haine qui est en soi n’appartient pas à notre nature. En effet, comment la nature pourrait-elle porter en elle une chose qui lui est nuisible ? C’est pourquoi, on ne trouve pas de haine chez les animaux, tout juste de l’agressivité, de l’hostilité voire des moments de rage. La nature ne produit pas chez les êtres des choses destinées à les détruire de l’intérieur. Ce serait une absurdité et les absurdités, dans la nature, ne survivent pas longtemps.
La haine est donc le produit de l’esprit humain et de la société. Ressentir de la haine, c’est donc porter une passion destructrice qui est exportée du dehors. Elle passe par nous mais ne fait pas partie de notre nature. Pour l’amour, c’est le contraire : l’amour nous appartient en propre. On ne peut pas le déléguer ni le vivre par procuration. Il est bien à soi, en nous. L’amour est l’expression de soi, de sa personnalité. La haine n’exprime en rien notre personnalité : elle l’écarte même, la cache, ou la déforme affreusement.
Par conséquent, l’affirmation « Vous n’aurez pas ma haine », ce credo, cette profession de foi, cette devise, ce principe moral, est logique : nous ne pouvons pas donner une chose qui ne nous appartient pas.
On ne s’appartient plus quand on est obsédé par la haine, quand on ne vit que pour elle. Notre personnalité s’efface derrière cette chose importée qui dissimule non seulement notre personnalité et notre être profond mais aussi ses vraies raisons. Nos raisons de haïr nous cachent très souvent les raisons véritables qui sont la cause de notre mal-être. La haine nous trompe aussi sur les buts qu’elle poursuit. Elle nous livre des victimes toutes désignées mais elle peut très bien se transférer demain sur d’autres victimes. Peu importe l’objet de la haine ; il est substituable. La haine nous aveugle sur ses véritables raisons, sur le mal profond que nous cachons derrière elle. Elle nous sert d’alibi pour nous exempter de forer en nous-mêmes.
Les jeunes gens en mal-être transforment leurs complexes, leurs humiliations, leur sentiment de mépris de la société à leur endroit, en sentiment de haine. L’acte haineux est une forme de revanche sociale. Parfois ils prennent les chemins de la radicalité et du terrorisme.
Mais la cible désignée par cette passion aveugle n’a d’autre objet que de les détourner d’eux-mêmes. A certaines époques, certaines circonstances favorisent l’expression de la haine à travers la poursuite d’objectifs violents qualifiés de nobles par des groupes violents. C’est ainsi que l’anarchisme autrefois, la radicalité religieuse aujourd’hui cautionnent des actes que l'ignorance et la haine auréolent de valeurs prétendues supérieures. La gloire, la célébrité, s'obtiennent aussi au moyen de la haine !
La haine nous trompe sur l’Autre : en ne nous permettant pas de le voir tel qu’il est réellement, elle le charge de tous les défauts. Et, pour finir, la haine veut nous faire croire qu’elle fait partie intégrante de notre être, qu’elle est nous-même, qu’elle est un élément de notre identité. Alors qu'au contraire elle détruit toute identité.
Si la haine est trompeuse sur ses causes, sur sa nature et ses buts, l’amour est plus franc. En effet, bien que nous ayons une idée parfois confuse des raisons de notre amour, nous en connaissons les réels motifs. Nous savons qu’il se porte sur telle personne et qu’il ne va pas se transférer indiféremment sur un autre objet uniquement pour assurer sa propre survie, ce que fait la haine qui se moque de son objet pourvu qu'elle trouve à se décharger sur quelqu'un.
Penser nous donnera toujours l’avantage sur la haine.
L’amour nous révèle à nous-mêmes, il exprime notre personnalité alors que la haine la défigure, nous défigure, fait barrage à notre être, à ce que nous sommes réellement. La haine dépersonnalise l’individu. Tous les gens qui haïssent finissent par devenir identiques. Ils sont des choses : des choses dans les mains de la haine.
En se réclamant de nous, en prétendant agir en notre nom et dans notre intérêt, la haine nous trompe.
La haine vient souvent par paquets, alors que l’amour est un flux.
Voici un extrait de la pièce Electre de Jean Giraudoux
Il s'agit de la fin. Electre a assouvi sa vengeance en sacrifiant son frère Oreste. Elle a poussé ce dernier a commettre les meutres de leur mère (Clytemnestre) et d'Eghiste. Electre a répandu la désolation dans la ville d'Argos mais peu lui importe, elle s'en dit satisfaite et pour se le persuader ne cesse de répéter comme argument définitif "J’ai ma conscience, j’ai Oreste, j’ai la justice, j’ai tout." Or, son frère Oreste est parti et il est maudit à tout jamais, sa ville - qu'elle pouvait sauver - est détruite. Cet épisode de la mythologie grecque montre à quel point la haine est aveugle et peut détruire une âme, une personne.
DEUXIÈME EUMÉNIDE : « Te voilà satisfaite, Électre ! La ville meurt !
ÉLECTRE : Me voilà satisfaite. Depuis une minute, je sais qu’elle renaîtra.
TROISIÈME EUMÉNIDE : Ils renaîtront aussi, ceux qui s’égorgent dans les rues ? Les Corinthiens ont donné l’assaut, et massacrent.
ÉLECTRE : S’ils sont innocents, ils renaîtront.
PREMIÈRE EUMÉNIDE : Voilà où t’a mené l’orgueil, Électre ! Tu n’es plus rien ! Tu n’as plus rien !
ÉLECTRE : J’ai ma conscience, j’ai Oreste, j’ai la justice, j’ai tout.
DEUXIÈME EUMÉNIDE : Ta conscience ! Tu vas l’écouter, ta conscience, dans les petits matins qui se préparent. Sept ans tu n’as pu dormir à cause d’un crime que d’autres avaient commis. Désormais, c’est toi la coupable.
ÉLECTRE : J’ai Oreste. J’ai la justice. J’ai tout.
TROISIÈME EUMÉNIDE : Oreste ! Plus jamais tu ne reverras Oreste. Nous te quittons pour le cerner. Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre. Adieu. Nous ne le lâcherons plus, jusqu’à ce qu’il délire et se tue, maudissant sa sœur.
ÉLECTRE : J’ai la justice. J’ai tout. »
En se faisant sauter avec ses explosifs, le terroriste se dit aussi quelque chose de ce genre : "J’ai la justice. J’ai tout. » Tu parles !
Le "Vous n'aurez pas ma haine", adressé en réponse aux terroristes, nous dit une chose : la haine n'est pas mienne, elle ne fait pas partie de moi. Ni même de l'être humain ; elle lui est extérieure. Si la haine fait de vous son intrument et son jouet, vous n'obtiendrez pas de moi que je vous la rende en retour. La haine m'est extérieure. Pas la colère, pas la soif de justice, mais la haine si ! Elle est du dehors et restera au dehors.
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