Affaire Grégory, l’expertise d’écriture remise en cause
L'audition, la garde à vue, la mise en examen et l'incarcération des époux Jacob avant leur libération sous contrôle judiciaire, reposent sur quelques lettres anonymes écrites après la découverte du corps de Grégory noyé dans la Vologne le 16 octobre 1984. La lettre revendiquant l'assassinat a été attribuée tour à tour, à Bernard Laroche, à Christine Villemin et maintenant à Jacqueline Jacob. Le défenseur de Marcel Jacob, maître Stéphane Giurana, de remettre en cause la valeur des analyses en comparaison d'écritures : « L’expertise en écriture n’est pas une science. C’est quelque chose qui est fait au doigt mouillé ».
L'intérêt porté à l'expertise de l'écriture remonte au XVI° siècle avec la corporation des maîtres jurés vérificateurs en écritures et signatures, placée sous l'autorité du lieutenant de police. Si l'expertise de documents manuscrits fait appel à des méthodes scientifiques : analyse de l'encre, du papier, recherche d'empreintes, de traces ADN, d'éléments étrangers (poussières, cil, fibres, etc.), de l'outil scriptural (plume, bille, crayon, feutre, etc.), l'expertise repose également sur les comparaisons des constantes caractéristiques de l’écriture. L'écriture est un réflexe conditionné par l'apprentissage, la scolarité, l'éducation, l'âge et les constitutions anatomiques : souplesse ou raideur des doigts et du poignet, maladie invalidante (arthrose), etc.
L'examen général d'un document repose sur : la disposition du texte (marges latérales et verticales) - des fins de ligne - de la coupure des mots (tiret ou non, espace, longueur) de l'étirement et de la variation d'alignement des derniers mots - de la direction des mots - du passage à la ligne - de l'espace entre les mots, les lettres, les interlignes - la hauteur et largeur des lettres - les levées de l'outil (rupture) - la pression du tracé - sa vitesse - les dépassantes inférieures (g, j, y, z, p, q) et supérieures (h, b, l, t) - des boucles (a, e, o, l, f) - de l'épaisseur des traits - de l'inclinaison des lettres - du sens des lettres (dextrogyre ou senestrogyre) - des reprises ou retouches - des abréviations - des tremblements - du xénisme (pollution liée à un alphabet étranger) - de l'orthographe - de la ponctuation - de l'accentuation - d'ornementation - des fioritures - de la propreté - de la fréquence des mots, particularités comparées avec d'autres documents saisis chez les personnes suspectées (pièces indiciaires) ou avec une dictée de comparaison.
L'examen du document se fait sous lumière : rasante - multispectrale - infrarouge - ultraviolette capable de faire apparaitre des parties de texte effacées, gommées, grattées, lavée, caviardées, ou écrites avec une encre différente. L'expert examine ensuite les lettres une par une sous un faible grossissement. Les lettres sont simples ou composées d'éléments accolés dont le gramma en représente l'élément le plus simple. La lettre « m » est, par exemple, composée de trois verticales accolées, donc de trois grammas désignés m1, m2, m3 ; le « a » est formé d'un cercle et d'un jambage, soit de deux grammas. En résumé, les grammas d'une écriture manuscrite peuvent appartenir à : des cercles (a, d, g, o, p) - des jambages (h, l, m, n, u, y) - boucles supérieures (b,h,l) - boucles inférieures (g, j, y, z) - bouclettes (e) - demi cercle gauche et droit (x) - hampes supérieures (d, k, t) - hampes inférieures (p, q) - angle (k) - plateau ou ligne horizontale (r, z) - oblique droite ou gauche (v, w) - courbes (s). L'expert porte également son attention sur : le point de départ du tracé de la lettre - son sens (horaire ou anti-horaire) - la fermeture des cercles - l'aplatissement latéral ou supérieur - l'obliquité - les ligatures.
Pour éviter d'être identifié, le scripteur va généralement : déformer son écriture - utiliser un « normographe » - écrire de l'autre main - en majuscules carrées - incliner fortement la feuille de papier (verticalement et/ou latéralement) - poser la feuille sur un support en relief très graniteux - adopter une mise en page différente de celle habituelle - modifier ses appuis - la tenue du « stylo » (prise entre l'index et le majeur, à pleine main comme un enfant en bas âge, etc.) - glisser un embout sur l'outil scripteur pour en accroître le diamètre - faire des fautes volontaires - l'usage d'abréviations - l'absence de ponctuation, d'accentuation - texte court, etc., autant d'actions capables d'entraver le travail de l'expert, ou pire, de se comporter comme un faussaire en s'inspirant de l'écriture d'un tiers dont les différences pourront être interprétées à charge, accusant ce dernier d'avoir cherché à dissimuler son écriture ! Plus « vicieux »..., sachez qu'il est non seulement possible de transférer l'empreinte appartenant à une autre personne, mais également l'ADN !
Si l'anonymographe est au fait des techniques de la police scientifique, il va porter des gants, voire se couvrir la tête afin qu'aucune cellule de peau morte, un cil, une fibre ne viennent se déposer sur la missive, protéger la feuille sur laquelle il écrit par une autre feuille qu'il déplace verticalement par glissement à chaque passage à la ligne. Variante, utiliser une feuille de carton dans laquelle une fenêtre horizontale a été découpée (pochoir) qui permet un calibrage identique en hauteur, et d'y glisser dessous une feuille de papier carbone (pointe sèche). La fenêtre peut également recevoir des traits verticaux obliques régulièrement espacés afin d'uniformiser l'écriture encore plus. Le scripteur peut modifier l'attaque des cercles, le sens du tracé des lettres, intervenir sur les reprises, etc. L'anonymographe peut s'inspirer d'un style d'écriture, la lettre K par exemple, souvent tracée à partir de 3 traits, peut l'être en 2 (écriture carolingienne), en 1 (italique contemporaine) ou en 5 (demi-onciale), ou suivre un ductus ; tracer par exemple les traits verticaux du bas vers le haut ou l'inverse, ensuite les traits horizontaux de la droite vers la gauche ou l'inverse, et respecter toujours le même sens pour les cercles et leur point d'attaque.
L'anonymographe prudent ne rédige jamais son texte sur un bloc de papier, mais sur une feuille posée sur une surface dure afin d'éviter tout foulage, et procède à un examen minutieux avant de plier la lettre et de la glisser dans l'enveloppe dont il ne collera ni le timbre ni le rabat de l'enveloppe en l'humidifiant du bout de la langue ! A mentionner le badigeonnage d'une substance capable de s'opposer aux IR ou aux UV, et le maculage, opération qui consiste à frotter la lettre avec une feuille de papier journal ! Le scripteur peut aussi se passer d'une enveloppe en préférant l'usage du pli d'antan qui expose l'extérieur à la contamination de la chaine postale ; sans oublier de se débarrasser du matériel utilisé (stylo, papier, colle, plume, encre, essais, etc.) acheté loin de son domicile pour servir à ce seul usage, avant de poster la missive sur ou sous-affranchie dans une boîte relevant d'un grand centre de tri-postal. L'anonymographe prudent n'envoie jamais l'original de la lettre, mais un transfert (contre-type), ou une photocopie d'une photocopie A3 retaillée...
Pour Edmond Loccard, le fondateur de la criminalistique en France, la science n’apporte pas une certitude, mais une probabilité de culpabilité. L'auteur de la méthode d'expertise de texte qui porte le nom de graphomètrie et qui se voulait d'une rigueur quasi scientifique, reconnaîtra bien vite les limites de cette méthode. Il sera le premier à y renoncer par honnêteté intellectuelle, pourtant, certains auteurs de manuels continuent à la présenter comme d'actualité ! Le professeur Edmond Loccard écrivait à propos de l'expertise : « Il serait bien facile de faire le procès des experts en écritures, les plus éminents d'entre eux s'étant trouvés en contradiction. Cela provient de ce que la technique d'identification des écritures comporte une large part d'appréciation personnelle et qu'ainsi les résultats pourront presque toujours être discutés par un contre-expert. (...) Des conclusions hâtives peuvent conduire un innocent en prison. Les annales de l'expertise sont remplies de grandes erreurs judiciaires. (...) Si l'identification est douteuse, l'expert devrait dire qu'il n'est pas possible d'attribuer l'origine du document incriminé au suspect. »
Rigueur scientifique dont n’a jamais su se prémunir Alphonse Bertillon qui s’improvisa graphologue dans ce qui deviendra l’affaire Dreyfus. Comme tant d’autres experts, celui-ci ne reconnaîtra jamais son incompétence conduisant à la monumentale erreur judiciaire que l’on sait. Qui n'a entendu parler de l'affaire Seznec ? Plus proche de nous, souvenez-vous du jardinier Omar Raddad accusé d'avoir tué Ghislaine Marchal sur la seule foi de l'inscription « Omar m'a tuer » retrouvée sur la scène de crime ; le premier expert affirmait que ces lettres avaient été tracées par la victime, les contre-expertises d'affirmer le contraire... « Les experts s'expriment en fonction de leurs connaissances et de leurs expériences, il n'y a donc rien d'étonnant qu'il s'agisse parfois de l'étalage de fausse science. »
Le titre d'expert n'est pas protégé et certain n'ont aucune formation digne de ce appellation ! Ils pullulent sur Internet : « Actuellement, je ne suis pas inscrite près d'une cour d'appel, mais la procédure est en cours. » Tout individu peut s'inscrire sur la liste pour le prix Nobel et ensuite s'en revendiquer pour tromper le gogo. La personne qui fera appel à ses services pour un avis sur un testament par exemple, aura déboursé plusieurs centaines d'euros en pure perte. Une autre : « Le graphologue sera en mesure d'identifier l'auteur de ces écrits malgré l'effort fourni par l'auteur pour dissimuler sa propre écriture. » Rappelons que l'on ne saurait confondre l'analyse en comparaison d'écriture avec la graphologie qui se propose de tracer le portrait caractérologique ou psychologique du scripteur. Qu'un « expert » fasse ce genre d'amalgame a de quoi surprendre. La différence est pourtant énorme, comme celle entre l'astronomie et l'astrologie.
Au cours des années 1960, la Société technique des experts en écriture dispensait une formation sanctionnée par un diplôme, formation qui a disparu en 1967. Il faudra attendre 1993 pour que l'Université Paris Descartes propose un DU. Parmi les soixante-dix experts inscrits près du tribunal, certains possèdent une formation de paléographe ou de graphologue conseil reconnue par le ministère du Travail. Autre précision, rares sont les experts à avoir suivi une formation en police scientifique : l'analyse chimique, la chromatographie en couche mince, la spectrométrie, etc., relèvent toujours d'un laboratoire.
J'espère avec ces précisions, vous avoir aidé à comprendre l'enjeu des analyses en comparaison d'écritures dans les incriminations judiciaires et à ne plus confondre ce qui est scientifique, c'est à dire démontrable et pouvant être reproduit, avec ce qui reste un art ou en relation avec une interprétation inductive ou déductive humaine. Le principe de Peter de nous rappeler : « Tout le monde tend a s'élever jusqu'à son niveau d'incompétence ». Pourquoi ne pas soumettre les experts à une série de tests à l'aveugle afin d'évaluer leur niveau de compétence ? Craint-on de reconnaître que leurs aptitudes restent en deçà du problème soumis à leur sagacité comme tant d'autres professions ?
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