Les Cuns (2)
On pourrait écrire encore mille et mille choses sur l'appareil magique des cuns. Mais l'auteur préfère s'arrêter pour l'instant au deuxième volet consacré au cerveau articifiel alternatif de cette espèce en voie d'apparition : les c*ns universels numériques. Dans de prochains articles – si Dieu lui prête vie – il se propose d'étudier d'autres aspects de la vie des cuns : leur habitat, leur langue, leur mode de reproduction, leurs coutumes vestimentaires, leurs goûts culinaires, leurs loisirs, etc.
Quand il revient de vacances ou d'un endroit particulièrement touristique (montagne, ville célèbre, village pittoresque, dépotoir appelé « plage », etc.), le cun tient à montrer sa magnifique collection de photos sur sa tablette ou son machin-phone aux yeux ébahis d'un parent ou d'un ami. La séance peut durer assez longtemps pour rendre folle la personne exposée à cette nuisance visuelle. Cette dernière d'ailleurs ne tarde pas à répliquer en dégainant à son tour ses photos de mariage, ou les photos de la communion du petit dernier ou de la bar-mitzvah du cousin Mikaël.
Le machin-phone est devenu à tel point indispensable à notre cun qu'il a une peur bleue d'être séparé de cet appendice primordial de sa personnalité. On appelle cette peur irraisonnée « nomophobie » (no mobile phobie), ce qui veut dire la phobie, ou peur, d'être privé de son machin-phone. Cet appareil le suit partout, même au ouatères. Aucun cun ne voudrait se séparer de lui. La nuit, il met son truc-phone sur le chevet, ou il le glisse sous l'oreiller, comme d'autres glissent une arme ou une image pieuse de saint Coluche, qu'on invoque pour les cas désespérés des personnes chloroformées ou empoisonnées au jité – substance particulièrement nocive. Tout cela traduit une forte dépendance vis-à-vis de cet appareil diabolique (les cuns disent addiction (6) et non dépendance) à tel point qu'on propose des cures de désintoxication.
Avec l'avènement du chose-phone, sont apparus d'autres très jolis mots qui manquaient à notre tant belle langue françoise : le « phubbing » (phone snubbing), expression angloise désignant le fait de tapouiller sur son chose-phone, en ignorant magnifiquement et superbement toutes les personnes présentes autour de soi ; le « fomo » (fear of missing out), ou peur de manquer quelque chose de terriblement important sur son téléphone mobile : où se produira le prochain concert de Justin Bieber, qui a chipé le string de Madonna, quelle est la dernière parole historique du grand philosophe entarté, notre Danube de la pensée, quel est le nom du bébé panda né à Beauval ? Autant d'interrogations qui entretiennent les angoisses métaphysiques des cuns. Dans notre société, tout se vit dans l'immédiateté, et un cun qui se respecte exige d'être informé de tout et tout de suite. L'essentiel de la culture d'un cun se limite au maniement du clavier des machin-phones. Privé de ses pouces, le cun est cérébralement mort ; encéphalogramme plat.
Il faut aussi signaler le fameux concept de « réseaux sociaux », calque de l'expression anglo-américaine social network, c'est-à-dire en fait de réseaux virtuels ou de réseaux numériques : système de liens par l'intermédiaire d'internet et des machin-phones. Ces réseaux ont nom : Farce-book, Linkedingue, Viadeo, Myspace, Copains d'avant, Pheed, Twitter, etc. Les personnes liées par l'intermédiaire de certains réseaux se disent « amies ».
Ces réseaux peuvent être soit généralistes, soit spécialisés : entreprises, rencontres, arts, politique… Leur étendue est mondiale (« planétaire ») et ils sont très étroitement surveillés, de sorte que leur degré de confidentialité est totalement nul. Si, en théorie, ces machin-phones peuvent se révéler utiles pour joindre quelqu'un de façon urgente, ou s'ils peuvent représenter quelque intérêt dans la propagation rapide de nouvelles, par contre le foisonnement de liens, d'amis, la perte du respect de la vie privée, le pistage ou l'espionnage systématique (« traçage ») par divers organismes gouvernementaux de police ou d'espionnage, tant français qu'états-uniens, en font de redoutables outils de désocialisation et de dépersonnalisation.
Si une personne s'enregistre sur Twitter, elle peut avoir des « followers » (prononcer comme folle au vert), littéralement des disciples, en fait des partisans, des fans ou tout simplement des suiveurs, qui la suivent donc dans tout ce qu'elle fait ou dit. Des vedettes de chant, du cinéma ou de la politique comptent ainsi des millions de suiveurs ou d'amis, ce qui témoigne de leur popularité d'abord, et ce qui donne de l'amitié une assez pauvre idée ensuite.
Au reste, l'expression « réseaux sociaux » pour désigner ce genre de liens est assez stupide, car n'importe quelle association est un réseau social : franc-maçonnerie, club de sport, parti politique, syndicat, labadens... Ou des associations fameuses comme : les pêcheurs de truites de Haute-Loire, les cocus magnifiques de Laroche-Migenne, etc. On a encore une fois affaire à l'imprécision anglo-américaine.
Les cuns peuvent aimer ou non des messages auxquels ils ont accès ; s'ils aiment, on dit qu'ils likent (prononcer comme laïc), et pour appuyer le sens de ce néo-verbe, on se sert d'une icône ou petit dessin, représentant un pouce levé. S'ils n'aiment pas, euh…, ils n'aiment pas, et on a droit à un pouce baissé. Les cuns renouent à leur manière avec les jeux du cirque, avec des mises à mort numériques. C'est en tout cas une façon pratique et facile de régler des comptes ou de dénoncer, accuser, revendiquer. On a vu aussi dans le premier volet avec l'oncle Donald que les réseaux numériques servaient en quelque sorte à doubler la politique officielle, et nombreux sont les politiciens qui font ou commentent l'actualité avec leur machin-phone. Les hommes politiques n'ont plus ni programme ni vision d'État ; ils twittent.
Une aubaine que présente le recours très apprécié des cuns mono-neuronaux aux bidule-phones est le harcèlement numérique par l'intermédiaire de ces réseaux. Avant, on harcelait bêtement quelqu'un par lettre anonyme, ou par téléphone, en prenant soin de téléphoner d'une cabine publique pour ne pas se faire repérer, ou enfin en répandant des rumeurs. Fini, tout ça ! Le machin-phone permet de harceler en masse, en envoyant un message à un grand nombre d'amis, qui pourront à leur tour harceler quelqu'un. On peut aussi désigner une personne à la vindicte populaire, ce qui aboutit parfois à des agressions physiques, voire à un meurtre.
Les utilisateurs de twitter, poétiquement appelés « twittos », peuvent aussi organiser de véritables chasses aux sorcières quand ce que dit ou fait quelqu'un ne leur plaît pas. Alors là, c'est le super-pied digital. Ils peuvent aussi organiser un rassemblement-éclair (« flash-mob »), à propos de tout et de rien, en convoquant des centaines d'internautes ou de phonautes dans un endroit précis ou symbolique par l'intermédiaire d'un message sur l'appareil. Ah ! mes amis, les États-Uniens sont de grands maîtres, eux qui ont permis ce genre de progrès pour l'humanité.
Quand il téléphone avec son appareil à tout faire, le cun ordinaire ne parle pas : il hurle et ce, d'autant plus fort que l'interlocuteur se trouve loin. Autre avantage : tout le monde profite de la conversation. Si l'interlocuteur se trouve à Paris intra muros, on a droit à des vociférations modérées de 50-60 décibels ou plus selon la force de l'organe vocal du phonaute. Si l'interlocuteur a le malheur de se trouver en banlieue ou pire, en province ou à l'étranger, alors là, ce sont des beuglements à vous crever les tympans. L'emploi de brouilleurs devient nécessaire.
Les cuns peuvent même dialoguer avec leur machin-phone par l'intermédiaire d'une interface spéciale ; la marque-à-la-pomme-qui-vous-prend-pour-une-poire a appelé (sans rire) son assistant vocal « S'il rit », tandis que son concurrent Gogo-sale-gueule a appelé son assistant électronique « Homme ». Les deux ne rappellent que trop Hal, l'ordinateur qui parlait de sa voix sirupeuse dans 2001, Odyssée de l'espace. Mais les questions-réponses avec ces nouvelles interfaces sont actuellement si élémentaires qu'on peut se demander si l'intelligence artificielle ne sert réellement que pour d'aussi piètres dialogues.
Enfin, on peut aussi – grande merveille – effectuer des paiements avec son machin-phone, sans contact aucun avec l'appareil terminal du commerçant. Il suffit de télécharger une « application » (petit programme ou appliquette) et le tour est joué. On présente l'appareil au terminal, on « valide » (confirme) par empreinte digitale ou par code, et on est délesté de ses d'euros. Les banques se sont vite mises au goût du jour pour truander numériquement leurs clients qui, eux, crient au miracle, et tombent d'accord pour affirmer que c'est une des meilleures façons du monde pour être entubé. Bien que le paiement soit « sécurisé » (sûr), les risques de piratage sont énormes. Mais comme chantait Georges : « Quand on est cun, on est cun ». Ce à quoi Victor répliqua (je cite de mémoire) : « Et s'il n'en reste cun, on sera tous celui-là ». Ea sunt mea ultima verba (7), conclus-je.
R. Rongier
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Notes
(6) dans la Rome antique, l'addictus désignait un homme qui, ne pouvant régler ses dettes, était condamné à l'esclavage. Il devenait l'addictus, l'esclave, de son créancier. Verbe latin addicere, part. pas. addictus : approuver, juger, condamner.
(7) latin : ce sont mes dernières paroles. Quant au vers « Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là », il est tiré du poème de Victor Hugo Ultima verba (Dernières paroles).
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