Le leurre de la démocratie participative
Les spécialistes de la stratégie militaire moderne vous diront qu’il existe deux façons d’éviter de recevoir sur la figure un missile lancé par son adversaire : la première c’est de tenter de le faire exploser en vol en dirigeant vers lui un contre-missile, la deuxième c’est de lui proposer un leurre afin qu’il aille s’écraser en un lieu tout à fait distinct de la cible initialement prévue. La démocratie participative procède de la deuxième méthode, en ce sens qu’elle n’est qu’un leurre construit par l’oligocratie, afin d’éviter sa propre destruction par le missile de la démocratie directe.
En effet, afin de canaliser sans dommage les aspirations sans cesse croissantes du peuple vers la démocratie directe, l’oligocratie a inventé ce subterfuge grossier qu’elle tente de présenter aux citoyens comme un dispositif lui permettant d’en pratiquer l’exercice. Ce montage s’appelle démocratie participative, parfois nommé démocratie collaborative, ou encore démocratie délibérative, autant de déclinaisons sémantiques dont aucune n’omet toutefois de répéter soigneusement le mot démocratie, selon le stratagème mis au point par Sieyès et bien rôdé depuis déjà deux cent cinquante ans.
Grâce à ce leurre fabriqué de toutes pièces, les partisans de l’oligocratie pensent faire tomber dans leur escarcelle les citoyens séduits par les arguments de la démocratie directe, notamment en leur faisant passer une consultation sur un projet d’aménagement du territoire pour une participation à l’élaboration de la loi. .
Ce tour de passe-passe, naturellement, n’abuse pas les plus clairvoyants, mais les autres, par contre, s’y laisse prendre sans broncher, à l’exception de quelques réformistes permanents, généralement de gauche, qui, tout en reconnaissant le caractère farceur des dispositifs de démocratie participative proposés par le pouvoir en place, estiment néanmoins que, moyennant quelques ajustements ici et là, ce dernier pourrait toutefois atteindre un niveau de label démocratiquement acceptable.
Le problème c’est que ces réformistes dans l’âme, travaillés par la stratégie toujours perdante de l’entrisme, ont énormément de mal à préciser ce qu’il faudrait changer dans la conduite actuelle de la démocratie participative pour qu’elle ne soit plus ce qu’il dénoncent eux-mêmes comme une « vaste farce », afin qu’elle devienne au moins « quelque chose » s’approchant un tant soit peu de la vraie démocratie..
Ce « quelque chose » nous fait d’ailleurs penser, et nous ramène encore une fois à Emmanuel-Joseph Sieyès qui, dans son pamphlet intitulé « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? » (le Tiers Etat étant un euphémisme désignant tout simplement le peuple) écrivait en 1789 : 1. Qu’est-ce que le Tiers Etat : « Tout ». 2. Qu’est-il aujourd’hui dans l’ordre politique : « Rien ». 3. Que demande t-il à y devenir demain : « Quelque chose ».
Ce quelque chose signifie naturellement « un rôle déterminant à jouer ». Or nous savons pertinemment comment les maîtres du pouvoir politique on su transformer ce « quelque chose » en « pas grand-chose » depuis cette époque. Et c’est exactement ce qui se renouvelle encore aujourd’hui avec ce « machin », dénommé démocratie participative.
Car pour que cette démocratie participative puisse réellement se revendiquer de la démocratie, il faudrait que ses réformistes (ou améliorateurs), nous précisent au minimum les points suivants :
- dans quelle mesure cette participation du peuple est-elle déterminante ?Prévaut-elle sur celle des élus et mandataires et dans quels cas ?
- quelle est la façon de désigner les participants ?
- par la désignation d’un ou plusieurs échantillons populaires (ce qui reviendrait à une logique de représentation) ?
- par une désignation aléatoire (de type tirage au sort) ?
- par une participation très élargie (ce qui nous rapprocherait de la démocratie directe) ?
Le problème, c’est que les zélateurs de cette démocratie participative améliorée, c’est à dire celle qui ne serait plus une farce comme la démocratie participative actuelle, ne nous donnent aucune réponse à ces questions. Ils en restent malheureusement au niveau des concepts généraux, sans donner de mode d’emploi détaillée cette démocratie participative qui leur semblerait idéale.
Mais avant même de débattre sur le mode de démocratie souhaitable, il existe un autre problème à régler. C’est celui qui concerne la confusion sur le terme de gouvernance. Nous entendons souvent dire que la gouvernance ne doit pas s’exercer qu’au niveau du pouvoir central, mais à d’autres différents niveaux. Il s’agirait alors de distinguer une gouvernance qui serait celle de l’organisation centrale (c’est à dire de l’état jacobin) et une gouvernance qui serait celle de tous les autres types d’organisations composant la vie sociale. Et on nous cite, pèle mêle : les associations, les collectifs, les entreprises, les collectivités, l’Europe, les multinationales, les organisations mondiales (ONU, FMI,...), etc…
Il faudrait savoir de quoi nous parlons ! Beaucoup de ceux qui réfléchissent à la modification de la constitution font une confusion regrettable entre ce qui est du domaine de la loi et ce qui est du domaine de la décision opérationnelle. Cet amalgame de deux fonctions qui, en principe émanent de pouvoirs dits « séparés » brouille le débat car nous devons bien comprendre qu’une délibération législative n’est pas de même nature qu’une délibération exécutive. Et c’est précisément ce qui échappe aux partisans de la démocratie participative qui prennent le concours du citoyen à l’élaboration de la décision administrative, pour un concours à l’élaboration de la loi. Nous allons traiter de ce point important, car il ajoute encore à la « mystification participative ».
En premier lieu, il convient de rappeler un principe, souvent oublié, qui est celui-ci : « La loi, au sens générique, représente toute règle qui s’impose au citoyen de façon coercitive », c’est à dire de façon à ce que toute non-observation s’accompagne d’une sanction. Signalons au passage qu’une règle non pourvue d’une sanction ne peut recevoir juridiquement l ‘appellation de loi.
En second lieu, il convient de remarquer que le corpus législatif de la démocratie représentative fractionne ce concept de loi en différents sous-concepts, qu’il dénomme : règlement, arrêtés, décrets, ordonnances, circulaires administratives, voire directives (européennes), etc… Mais tous ces sous-concepts ont une nature identique de loi, ce qui veut dire qu’ils s’imposent de façon coercitive au citoyen par une interdiction ou une obligation de faire, et que leur non-observation entraîne une sanction pénale exécutée par la force publique (certain diront la « violence légale »).
Lorsque nous parlons du corpus législatif « de » la démocratie représentative, ce n’est pas une simple clause de style, mais cela signifie que ce fractionnement de la loi correspond très précisément aux différentes catégories de représentants habilités à fabriquer la loi : députés, ministres, préfets, maires, technocrates. En effet, à chaque type de mandataire correspond un type de loi, alors qu’en démocratie directe, il n’existe qu’un type de loi : celle qui est initiée, délibérée et votée par le peuple.
Depuis la fin de la monocratie, la loi est « universelle » de par le fait qu’elle s’applique identiquement à chaque citoyen « sans distinction d'origine, de race ou de religion » (c’est d’ailleurs l’article 1 de la constitution actuelle, que nous validons sans réserve). Mais cette loi est également universellement prévalente, c’est à dire qu’elle prévaut sur ce que nous avons coutume de dénommer, d’un terme vague et général, « la gouvernance ».
Or, lorsque nous parlons, par exemple, de la gouvernance des associations, des collectivités locales, des entreprises, nous ne parlons pas de l’élaboration de la loi, nous parlons de la façon de prendre des décisions dans le cadre d’organisations spécifiques, organisations qui sont elles-mêmes encadrées par la loi générale prévalente.
Dans le choix de mode démocratique entre démocratie représentative, démocratie participative, démocratie directe, ou savante mixture introduisant une dose adéquate de chacune d’entre elles dans un tout, nous ne devons considérer « que » le système de fabrication des lois et pas le mode de gouvernance des associations, entreprises, ou collectivités, qui, lui, relève du domaine contractuel entre acteurs concernés, lui même réglementé par la loi générale.
Autrement dit, le propos de la démocratie directe est d’abord un propos législatif. L’installation d’un système de démocratie directe, est avant tout l’installation d’un nouveau mode de fabrication de la loi et pas un mode d’emploi de la gouvernance à usage des différentes organisations composant l’activité socio-économique d’une nation.
Par ailleurs, et contrairement à ce que certains pourraient penser, la démocratie directe n’élimine pas toute forme de représentation collective, puisqu’elle reconnaît la nécessité d’une fonction exécutive de l’Etat, par l’intermédiaire d’un certain nombre de services publics. La logique de la démocratie directe va alors se décliner sur le mode de contrôle par le peuple de ses représentants et mandataires. Toute la nuance est là, et également la source de la confusion !
Afin de mieux cerner la distinction entre action de gouvernance et action législative, nous prendrons trois exemples concrets :
Premier exemple : Supposons qu’une collectivité locale décide d’entreprendre la construction un aéroport près de Nantes. Il s’agit là d’un ouvrage public, puisque à priori géré par la collectivité. Dans ce cas de figure, interviennent deux types de décisions. La première relève de la loi, c’est l’expropriation des résidents sur le terrain destiné à l’aéroport. Cette décision est rendue possible par l’application de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme annexée à la constitution de 1958, qui permet de déloger un propriétaire de sa propriété sous certaines conditions et moyennant une juste compensation financière.
En démocratie directe, cette loi aurait été élaborée et votée par l’ensemble des citoyens.
La deuxième décision relève de l’action opérationnelle de l’exécutif, en l’occurrence de la collectivité locale, et n’a rien à voir avec la loi proprement dite dans la mesure où la construction d’un aéroport n’est pas un acte de fabrication de la loi, mais un acte de gouvernance ordinaire s’effectuant dans le respect de la loi.
Il ne faut donc pas confondre gouvernance d’une organisation, même étatique et action législative. Autrement dit, la fonction législative ce n’est pas de la gouvernance. Ceci est une première mise au point, importante.
Deuxième exemple : L’association Terre de Liens collecte de l’argent citoyen, auprès de 10.000 personnes, pour acheter des terres agricoles en vue de les louer à bail à des agriculteurs bios. Les frais de fonctionnement de cette organisation sont financés par des fonds publics ce qui permet de payer une soixantaine de salariés.
Malgré l’importance de l’assise citoyenne de cette organisation, les décisions sont prises par une minorité de personnes, c’est à dire par les membres du bureau, ou du conseil d’administration, comme c’est le cas dans quasiment toutes les associations. Les adhérents ne sont convoqués qu’une fois par an pour approuver en bloc un rapport de gestion suffisamment succinct et abscons pour ne pas être discutable, d’autant que les procédures de débat interne permanent n’existent pas, comme d’ailleurs dans la quasi totalité des associations.
Ceci est manifestement un problème de gouvernance puisque les caractéristiques de l’encadrement juridique des associations n’empêche pas l’organisation concernée de faire participer l’ensemble de ses membres aux processus de décision.
Là encore, nous voyons bien que le problème de gouvernance est distinct de celui de fabrication de la loi.
Troisième exemple : La multinationale Danone prend ses décisions par l’intermédiaire d’un PDG élu par un conseil d’administration composé d’actionnaires. Le PDG est donc responsable devant le CA et devant lui seul.
Supposons que le groupe des salariés revendique le droit de participer à l’élaboration des décisions importantes, voire d’obtenir un droit de veto, voire encore un droit de révocabilité sur le PDG.
Eh bien ce type de revendication de participation ne serait pas recevable, car les caractéristiques de la loi, c’est à dire du droit des sociétés ne le permettent pas. C’est donc un problème de législation et pas de gouvernance.
Ces trois exemples, que nous pourrions multiplier, montrent bien la confusion qui peut s’établir dans les esprits lorsqu’on élargit la réflexion sur la démocratie à l’ensemble de rouages de l’activité socio-économique. Le terme de démocratie, comme celui d’écologie, ou même de décroissance subit des dérives sémantiques, de la part de ceux qui s’en revendiquent, l’éloignant très souvent de son sens initial. Il est abusif de mettre dans la notion de « démocratie », tous les souhaits les plus variés des uns et des autres, au prétexte qu’ils semblent justifiés par une aspiration plus ou moins vertueuse.
Autrement dit il est important de bien comprendre qu’en politique, la notion de démocratie ne concerne que l’élaboration de la loi et ses conséquences immédiates et non pas les conditions de fonctionnement de tous les types d‘organisations humaines.
Bien sûr, rien ne vous empêche, si vous en ressentez l’envie irrépressible, de discourir sur la notion de « démocratie dans les instances publiques », de « démocratie dans les associations » ou de « démocratie dans les entreprises », mais vous faites là un abus de langage et vous prenez le risque de brouiller le débat, ainsi que de mélanger les idées.
Mais revenons à nos trois cas de figure et voyons concrètement comment les procédures prévues dans la Constitution de la démocratie directe pourraient en modifier le fonctionnement actuel.
1. Dans le cas de Notre Dame des Landes, les mandataires du service public agiraient en conformité d’un programme d’aménagement du territoire présenté lors de l’élection gouvernementale quinquennale et dans le cadre d’un mandat impératif. Ce qui signifie que le peuple aurait déjà approuvé au préalable les grandes lignes du programme d’aménagement du territoire présenté par l’équipe gouvernementale lors de son élection. C’est un premier point.
Par ailleurs, les agoras locales concernées auraient un droit de veto pour annuler le projet quelque soient les circonstances. C’est un deuxième point.
Troisième point, les agoras pourraient même révoquer le mandataire public responsable, en cas de non-respect des termes du programme prévu. Voilà au niveau de la gouvernance.
Pour ce qui concerne la loi d’encadrement, l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme qui permet les expropriations pourrait être modifiée au niveau national par l’ensemble des agoras.
2. Dans le cas de Terre de Liens, il convient au préalable de signaler que cette association, comme la quasi totalité des associations françaises intervenant dans la sphère économique, est financée par des fonds publics. Nous sommes donc en droit de nous demander si tout le tissu associatif, cette nébuleuse fédérée sous l’acronyme d’ESS (Economie Sociale et Solidaire), ne relève pas tout simplement d’une délégation de service public, de même que la Sécurité Sociale, ou Pole Emploi par exemple. Dans ces conditions, il n’y aurait guère de différence à faire entre la gouvernance de ces organisations et celle des services publics proprement dit, c’est à dire directement gérés par l’Etat.
Rappelons que nous parlons bien de gouvernance, puisque, en démocratie directe, la fonction législative ne relève pas de l’Etat, celui-ci n’exerçant que la fonction exécutive, par l’intermédiaire des différents services publics, et dans le cadre du respect de la loi établie par les agoras, c’est à dire par le peuple.
Nous voyons donc bien que ces associations devraient être assimilées à la fonction publique, elles tomberaient alors, de fait, sous le contrôle des agoras, qui, comme dans le cas précédent, pourraient exercer droit de veto et droit de révocation sur ses mandataires.
3. Dans le cas de Danone, la participation des salariés aux décisions de l’organisation ne pourrait être décidée que par une modification de la loi sur les sociétés. Cette modification impacterait nécessairement le droit de propriété relatif aux actionnaires. Cette modification pourrait être réalisée sans problème par le peuple, si une majorité requise le souhaitait au sein des agoras. Cette forme de participation relève donc bien de la loi, et pas de la gouvernance.
Avec ces trois exemples concrets, nous voyons clairement comment l’installation de la démocratie directe, pourrait impacter la participation des citoyens aux processus décisionnels dans les différents types d’organisations socio-économiques de la nation.
Ce qui vient d’être décrit ressemble-t-il à ce que les apprentis démocrates dénomment aujourd’hui « démocratie participative » et qu’il appellent de leurs vœux ? S’ils validaient ce schéma ce serait une convergence intéressante, mais il est douteux qu’ils le fassent. En tous cas, la question reste posée et la balle renvoyée dans leur camp.
Si d’aventure, notre dispositif était reconnu par la portion des oligocrates tourmentés par l’angoisse démocratique, comme devant constituer le mémento applicable à la démocratie participative, notre travail sur la démocratie directe aurait alors permis de préciser le mode opératoire du concept « on ne peut plus » flou de « démocratie participative » et de lui donner enfin du sens en le fusionnant dans celui de « démocratie directe ».
Mais il ne faut pas abuser du droit au rêve, car, comme dirait l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme, « tout Citoyen peut penser librement, sauf s’il abuse de cette liberté »…..
Par contre, dans le cas plus probable où nos aspirants démocrates trouveraient ce dispositif très sensiblement éloigné de ce qu’il imaginent pouvoir bénéficier de l’appellation de démocratie participative, et dans le cas où ils affirmeraient que la démocratie participative, c’est autre chose que la démocratie directe, nous attendons avec impatience qu’ils nous communiquent les caractéristiques précises de cet « autre chose ».
Extrait du livre "Vers la démocratie directe"
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