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Derrière le fond d’écran...

Les "nouveaux media" censés assurer le "triomphe de l'immatériel" monétisent nos existences, optimisent les "profitabiités financières à nos dépens communs" et colonisent notre avenir... Adaptant une « archéologie des medias » pensée aux Etats-Unis, le philosophe Yves Citton invite à prendre la mesure de l’emprise du système médiarchique à l’ère de la grande accélération. Ainsi que de toutes les implications socio-environnementales de leur « matérialité paradoxale » ...

 

Voilà un peu plus d’un an, l’on vit le « temps de cerveau disponible » d’une nation occupé par un humble bout de tissu féminin qu’une « caste politico-médiatique » agitait en brûlant enjeu de société aux yeux médusés d’une population confrontée à des urgences autrement plus vitales...

On vit tout ce qu’un pays compte comme présumée « intelligence collective » jeter de l’huile sur le feu pour alimenter un feuilleton de pure folie médiatique enjoignant de se « positionner » contre ledit tissu…

Le voile ou le nombril ? Le choc des incultures avant le choc des civilisations ? Est-ce ainsi que l’on déchire une vieille trame civilisationnelle ?

C’est ce que le philosophe Yves Citton considère comme un cas d’envoûtement médiatique dont il invite à « repérer les effets architecturaux de voûte résonnante » - là où l’on ne pourrait voir pour le moins qu’un décalage ou une désynchronisation patente : « Ce qui circule autour de nous a besoin de passer en nous pour prendre sens et faire matière »...

Dans un essai d’une haute exigence au confluent de tous les champs de connaissance,il redessine la déroutante cartographie d’une « médiarchie » saisie en « milieu de conditionnements croisés » dont la globalisation numérique semble l’ultime aboutissement à l’ère de toutes les aberrations tant environnementales que sociales - et de toutes les dilapidations...

Le terme « médiarchie » désigne « le pouvoir qu’exercent les médias en tant que milieux » tel que l’anthropologue Edward Sapir (1884-1939) l’avait déjà formulé en 1929 : « Nous voyons, nous entendons, nous éprouvons certaines expériences très largement en fonction des habitudes langagières de notre communauté, qui nous prédispose à certains choix d’interprétation ».

Nous sommes en médiarchie « en ce sens que notre attention au réel comme nos capacités d’agir sur lui passent aujourd’hui majoritairement par l’intermédiaire d’appareillages techniques qui conditionnent ce que nous sentons, pensons, exprimons et faisons »…

 

démocratisation médiarchique

 

La magie factice de nos clinquants écrans, petits et grands, comme la puissance de calcul de notre appareillage de computation reposent sur le pillage de terres rares extraites dans des conditions sociopolitiques tragiques – à en juger la conflictualité meurtrière pour le contrôle de ces ressources : « Tout cela afin de construire des appareils « intelligents » que des pratiques commerciales injustifiables condamnent à une obsolescence programmée en termes de mois (…) Du point de vue géologique, le développement et la large diffusion des media électroniques se présentent donc comme une « vaste immolation et involution des cavités minérales de la planète », selon des modalités de circulation qui conduisent aujourd’hui des « minéraux originellement extraits du Congo à se retrouver en Californie via la Chine avant d’être démantelés à la main et brûlés ou enfouis (…) dans des lieux de décharge pas loin du site originel d’extraction »…

Ainsi, la géologie des media proposée par Yves Citton « réinscrit l’absurde précipitation d’un tel circuit de consommation de surface dans les millions d’années qu’il a fallu aux processus naturels, en amont, pour accumuler, dans les strates profondes de l’écorce terrestre, ces précieuses réserves d’éléments rares que nous dilapidons en quelques décennies »…

Et que dire des contaminations plus profondes (au plomb, cadmium, mercure, baryum, à l’arsenic, etc.) dans les corps comme dans les terres, les eaux et… les consciences ? Et de l’hallucinante quantité d’énergie nécessaire au fonctionnement de notre infrastructure numérique – jusqu’aux transactions en crypto monnaies annoncées comme inéluctables ?

Le philosophe invite à voir les mines et décharges d’Afrique « derrière le fond d’écran » de nos gadgets de destruction massive de l’intelligence du monde comme son archéologie des medias nous aide à « entendre les basses continues qui scandent souterrainement notre attention à l’actualité, à repérer la persistance de media zombies sous la surface brillante des dernières innovations, à questionner les divers modes protégés verrouillant les applications qui organisent des pans croissants de nos existences »…

Bref, il nous montre ce que les medias font de nous c’est-à-dire des « zombies, des morts-vivants, des somnambules hallucinés qui rêvent éveillés au sein d’une bulle coupée de la « réalité »… Chaque consommateur de radio et de télévision ne serait-il pas devenu un « travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l’homme de masse » ?

 

Exponentiellement vôtre…

 

L’emprise de la médiarchie aurait-elle commencé dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l’essor de la presse périodique ? Son explosion « fut rendue possible à la fois par l’élévation du taux d’alphabétisation, par certaines innovations techniques dans l’impression des images et par un réseau télégraphique permettant aux informations de circuler avec une vitesse inédite auparavant » - le câblage du monde a commencé…

La « dynamique de circulation qui structure le fonctionnement des medias » est liée étroitement à la circulation de l’électricité – « l’autre face du processus » qui intensifie « l’électrisation de nos vies intérieures »…

Cela s’est fait en quatre phases : la première (1840-1880) dominée par la technologie du télégraphe, la seconde (1880-1920) correspondant à l’émergence de la communication sans fil et aux pratiques de radio amateurs, la troisième caractérisée par la mutation du medium radiophonique et la quatrième (1960-2000) correspondant à la « colonisation télévisuelle des ménages » - jusqu’à l’actuelle trajectoire de surabondance numérique, de dictature de l’urgence et de gouvernementalité algorithmique...

Ce stade ultime de l’économie de consommation et de destruction, fait « de la paupérisation potentielle d’anciens bénéficiaires du colonialisme, désormais soumis à une surexploitation sauvage à l’intérieur même de leurs pays riches »…

Les médias suscitent suspicion voire rejet… Aussi, leur critique est un exercice universitaire obligé pour le philosophe, enseignant à Paris-VIII, qui prône une « éducation aux media c’est-à-dire aux « moyens » par l’intermédiation desquels nous pouvons construire notre accès à certaines vérités »…

Elle constituerait « le cœur de ce que nous devons apprendre les uns des autres, pour décloisonner nos curiosités et aiguiser nos capacités de recherche »... Pour, en somme, mieux habiter notre médiarchie numérisée dont le « pouvoir le plus sournois » tient sans doute à la « projection de solutions abstraites (mathématisées) indifférentes à la taille des relations concrètes » - et rendre notre planète à nouveau hospitalière…

Le philosophe familier de l’économie de l’attention suggère comme « condition de survie collective » de « zombifier » à notre tour la médiarchie qui fait monter la température de notre bain civilisationnel c’est-à-dire de « continuer à la décoloniser » - en nous affranchissant de la colonisation culturelle, publicitaire et mentale qu’elle orchestre... Il s’agit de « prendre soin de nos media et de nos médiations comme de nos environnements » et de préserver nos possibilités créatives face à un système « écocidaire » dont la folie exponentielle « conduit à détruire les milieux »… Et, pourquoi pas, d’imaginer « des médias de masse dont la visée soit davantage de stimuler les esprits que de les occuper » - histoire de conjurer ou différer l’embrasement final ?

 

Yves Citton, Médiarchie, collection « la couleur des idées », Seuil, 410 p., 23 €

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