« C’est quand qu’on va où ? »
L'Intelligence Artificielle arrive et on sait d'ores et déjà qu'elle aura dans l'aventure de l'espèce humaine une importance au moins aussi grande que la fabrication et l'utilisation d'outils. Qu'il ne s'agisse que d'IA faible, pour le moment, à savoir des capacités hyperspécialisées se substituant à un bouquet de capacités humaines, véhicule autonome par ex, ne change rien à la problématique majeure qu'elle va poser, à savoir le rôle qu'elle va jouer et la répartition des bénéfices de son déploiement. On sait que le début de la révolution industrielle a vu un accroissement massif de la productivité et la disparition de nombreux métiers dont certains pénibles, d'autres valorisants et gratifiants.
Mais la situation d'alors était très différente : le nombre des humains avoisinait un milliard et l'humain ne consommait pas, per capita, le dixième des ressources minières et énergétiques qu'il engloutit en 2017. Dans cette société, la contrainte principale n'était pas les ressources, la concurrence, la pollution, mais la main-d'oeuvre et en 2017, un examen rapide montre plutôt le contraire. Bien plus, dans un monde en croissance avec une pléthore d'emplois peu qualifiés venant remplacer les anciens (l'homme au service de la machine autant que l'opposé), il y avait de l'emploi pour tout le monde, ce que les anciens luddites voyaient mal. Ils avaient perçu néanmoins le gaspillage de ressources humaines d'apprendre un métier disparaissant au profit de machines.
Le défi de l'I.A faible est bien plus protéiforme, car ce ne sont pas seulement les compétences humaines qu'il va falloir remettre en cause, mais inventer un monde dans lequel l'essentiel de la population ne soit pas de facto inutile à la production de biens et services. Un rapport sur l'IA remis au président Obama indiquait par ex que 83% des emplois peu qualifiés pourraient disparaître, un tiers des emplois fortement qualifiés et quelques pourcent du reste.
Or, personne n'imagine aisément une société mieux éduquée où 80% d'une classe d'âge occuperait une activité nécessitant un BAC+7 minimum à notre époque.
Et au-delà puisque l'évolution de l'I.A faible mène probablement à une IA forte (une intelligence multidisciplinaire capable de se percevoir elle-même). Qui doit décider au final de notre avenir commun ?
Le ressort principal de la course à l'IA est connu, c'est le même sur lequel on a arcbouté la course aux armements, la course à la productivité, la course à l'évolution technique, à savoir la peur de se faire dépasser, d'être marginalisé, « clochardisé » par ses voisins ou aggressé.
Il est indissoluble de notre incapacité à nous poser des limites collectives et nous y tenir (voir nos discussions de boutiquiers sur les émissions de CO2). Par ex, la course aux armements aboutit à un statu quo final où le rapport de force est voisin de l'initial, mais après que des ressources naturelles et financières colossales aient été englouties en pure perte. Or l'I.A va engendrer une nouvelle course à la fois énergivore et dévoreuse de moyens financiers dans un monde contraint sur les deux tableaux.
La course à la productivité pose un problème similaire : quand on est dans un monde en état de surcapacité de production dans tous les domaines, on ne voit que deux raisons de la poursuivre, la première étant de « clochardiser les voisins » en leur piquant des parts de marché et donc en créant de nouveaux emplois remplaçant ceux perdus.
Sauf que tout le monde faisant de même, elle implique un chômage maximal partout...
Pourquoi ne pas faire une pause, alors ? Pour la deuxième raison qui est que le premier qui s'y essaie se fera piétiner et risque de ne pas s'en relever avant longtemps...
Donc on va déployer l'IA faible, c'est inéluctable, sans qu'il y ait eu débat, alors que l'impact sur nos sociétés promet d'être très important.
Le grand public sous-estime les capacités tentaculaires de cette IA faible en se focalisant sur une éventuelle IA forte à venir.
On oublie qu'il y a un bon moment que nos ordinateurs avaient la puissance de calcul d'un cerveau de moustique qui sait trouver ce qu'il cherche, éviter les obstacles, se protéger des aggressions etc, le tout dans bien moins qu'un mm3 de cerveau. Il nous manquaient les algorythmes et une fois ceux-ci trouvés on a une voiture autonome qui peux se déplacer dans un environnement routier urbain, un robot bipède qui se déplace sur surface glissante et peut sautiller comme monter un escalier avec une lourde charge, ou se faire pousser sans perdre l'équilibre...
Or percevoir son environnement et avoir des réponses adaptées est déjà un embryon d'intelligence. Des robots percoivent déjà nos émotions avec un taux d'erreur très faible et sont capables d'interragir en conséquence. On ne parle pas de ressentis, ni de conscience, mais c'est inutile pour occuper des millions d'emplois. Personne n'exigera d'un agent d'accueil qu'il connaisse Spinoza, fasse sa choucroute et joue du violoncelle sur son temps libre...
Il ne faut pas oublier que lors de la révolution industrielle, pour l'essentiel c'est l'humain qui s'est adapté aux besoins de la machine, plus que le contraire. Ce ne sont pas les employés qui décident de l'outil de production et des procédés mis en œuvre...
Dans un monde où le travail humain est taxé (donc sanctionné) mieux et plus que les machines, le capital, la déplétion des ressources naturelles, ou le gaspillage (par ex le transport intercontinental des marchandises, l'aviation , etc), le déploiement de l'IA se fera et se fera au bénéfice essentiel des mêmes.
Or, notre présent illustre déjà bien, qu'une infime minorité peut dilater son patrimoine et ses revenus à l'excès en profitant au maximum des compétences et du savoir de tous, laissant une frange croissante de la population se débrouiller pour vivre.
Jusqu'en 1970 environ, le système économique avait besoin de tout le monde pour produire. C'est faux depuis plus de 40 ans et le problème ne cesse de croître.
Mais dans ce monde, il y avait encore une place pour être caissière, chauffeur ou livreur de pizzas, bref, une place pour des métiers peu qualifiés.
Qu'en sera-t'il quand l'IA occupera tout ces emplois à un coût bien inférieur pour l'employeur ?
Et quel sera le pouvoir politique de la masse grandissante des « laissés pour compte » d'une société qui désormais pourra se passer d'eux ? Nous allons vers un monde très complexe où les moins doués seront irrémédiablement repoussés aux marges.
Comment va-t-on éduquer les moins doués d'entre nous (quelles que soient les raisons) pour leur donner un rôle social ? Le voudra-t-on seulement ?
Ou leur accordera-t-on une allocation de survie pour simplement consommer et accepter leur exclusion sociale ?
Un bon nombre d'entre nous avons passé un temps appréciable de notre vie à nous former et nous perfectionner sur le plan professionnel. Est-ce que cette tendance va s'amplifier et se généraliser à l'ensemble de la population ?
Où est la limite, sachant qu'en matière d'IA, personne ne la connaît...
Tous BAC+10 à échéance de 50 ans en formation permanente ?... Utopie, dystopie ?... Et quid du temps libre, de la culture générale, économique,politique, historique, etc...
Quid de la démographie humaine dans ces conditions ?
L'IA faible n'est pas intrinsèquement dangereuse. Mais c'est la façon dont elle va logiquement se déployer qui l'est. Nous sommes tous embourbés dans l'ornière de l'augmentation continue de la productivité alors que cette augmentation est discutable depuis un bon moment vu l'apparition de contraintes sur les ressources et les conséquences de leur utilisation et l'IA se présente comme une surcouche qui va majorer le coût environnemental et diminuer les coûts salariaux, donc le pouvoir d'achat pour consommer des biens et services déjà en surcapacité de production.
Quand on voit dans les hypers des gens aller spontanément vers les caisses robotisées plutôt qu'attendre à une caisse avec caissière, des PDG d'entreprises de transport aspirer à une flotte de camions entièrement robotisée, des hôtesses d'accueil robotisées arriver au Japon, des machines de guerre dotées d'IA déjà à l'état de prototype et tant d'indices que l'engrenage habituel opère déjà, on peux légitimement se dire que le sort en est jeté.
Notre modèle économique est une parenthèse, il en fut autrement dans un passé récent, il en sera autrement dans un avenir indéterminé mais pas lointain...
L'I.A faible pourrait accélérer les choses en étant optimiste...
Un autre aspect est que plus on avance dans l'I.A faible et plus on se donne les moyens d'aboutir à une I.A forte. D'abord parce que c'est comme ça que la Nature a fait. Des animaux capables de percevoir leur environnement et de réagir de façon complexe à celui-ci en fonction de leurs expériences passés existaient bien avant la pensée conceptuelle.
Nous savons déjà fabriquer des robots autonomes, anthropomorphes ou non. S'ils percoivent leur environnement il ne leur faudra pas forcément une éternité pour que face à une glace, à la question posée de savoir ce qu'ils voient dans la glace ils répondent « je me vois... ».
La richesse de ce « je » ne sera sans doute pas aussi grande que la nôtre, mais ce sera anecdotique, l'I.A a le temps pour elle.
On sous-estime probablement la somme de compétences à accumuler pour faire une I.A forte comme le temps nécessaire pour qu'elle arrive à notre niveau. Par création une I.A n'aura pas le langage lié à la gestion des besoins internes d'un organisme vivant, en particulier les émotions.
Mais comme sous-langage interprétable par la pensée conceptuelle ils percevront nos émotions (ils le font déjà), sauront y répondre et les interpréter.
Ils n'auront pas nos ressentis (lié à notre incarnation) mais pourront sans doute les comprendre aussi bien que nous, à terme et interagir de façon pertinente avec cette forme de langage largement partagé avec les animaux supérieurs.
Animaux de compagnie, collègues de travail, robots sexuels, armes de guerre ou de police, il est à craindre que tout ce qui peut se faire, se fasse.
Et la question se pose de savoir si nous serons capables de nous poser des limites avant de taper violemment un mur que nous aurons créé de toutes pièces.
Toute évolution technique est-elle un progrès ? Qui en décide et sur quels critères ?
Comment donner la culture de base à la masse pour en discuter et en débattre ?
Faut-il laisser une poignée largement coupée des conditions réelles d'existence de la majorité des êtres humains en décider pour nous tous ?...
Nous sommes à la veille de quelque chose qui va changer la trajectoire de notre civilisation. Faut-il regarder ailleurs et laisser faire ?
https://www.wired.com/2000/04/joy-2/
https://thinkerview.com/cedric-villani-intelligence-artificielle-perspectives-futures/
https://thinkerview.com/laurent-alexandre-intelligence-artificielle/
https://www.bostondynamics.com/robots
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