René Girard : « Freud et le complexe d’Oedipe »
René Girard, La violence et le sacré, Editions Grasset et Fasquelle, 1972, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2010
Dans le chapitre VII de La violence et le sacré, "Freud et le complexe d'Oedipe", René Girard examine le concept clé de la théorie freudienne à la lumière de la théorie mimétique.
"Entre le désir mimétique dont nous avons esquissé le jeu dans le chapitre précédent et les analyses du complexe d'Oedipe dans l'oeuvre de Freud, il y a des analogies aussi bien que des différences. Le schéma proposé ici dégage une source inépuisable de conflits. La tendance mimétique fait du désir la copie d'un autre désir et débouche nécessairement sur la rivalité. Cette nécessité, à son tour, fixe le désir sur la violence d'autrui. Au premier abord, Freud semble étranger à ce ressort conflictuel ; il en passe au contraire très près et une lecture attentive peut montrer pourquoi il ne l'a pas dégagé." (La violence et le sacré, p. 249)
"La conception mimétique n'est jamais absente chez Freud, mais elle ne parvient jamais à triompher ; son influence s'exerce en sens contraire de l'insistance freudienne en faveur d'un désir rigidement objectal, autrement dit du penchant libidinal pour la mère qui constitue l'autre pôle de la pensée freudienne sur le désir. Quand la tension entre les deux principes devient trop forte, elle est toujours résolue en faveur de ce second pôle, soit par Freud lui-même, soit par ses disciples. L'intuition du désir mimétique nourrit toute une série de concepts dont la définition demeure ambiguë, le statut incertain, la fonction précaire. Parmi les notions qui tirent leur force d'un mimétisme mal dégagé, certaines appartiennent au groupe des identifications. De tous les modes de l'identification freudienne, le plus oublié, de nos jours, et pourtant le premier à se voir défini dans le chapitre VII de Psychologie collective et analyse du moi, intitulé "L'identification", a pour objet le père." (p. 250)
René Girard montre que la pensée freudienne oscille entre deux pôles :
1) Une conception "mimétique" du désir comme identification au père :
"Le petit garçon manifeste un grand intérêt pour son père ; il voudrait devenir et être ce qu'il est, le remplacer à tous égards. Disons-le tranquillement, il fait de son père son idéal. cette attitude à l'égard du père (ou de tout autre homme en général) n'a rien de passif ni de féminin : elle est essentiellement masculine. Elle se concilie très bien avec le complexe d'Oedipe qu'elle contribue à préparer." (S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi, chapitre VII)
Girard remarque qu'il existe une ressemblance manifeste entre l'identification au père et le désir mimétique : l'une comme l'autre consiste à choisir un modèle. Mais ce choix n'est pas déterminé par les rapports familiaux ; il peut porter sur tout homme qui occupera, aux côtés du fils, à la portée de son regard, la place normalement dévolue au père dans notre société, à savoir celle du modèle.
2) Une conception "objectale" du désir, le penchant libidinal "spontané" pour la mère.
Il y a un conflit latent, dans la pensée de Freud entre cette mimesis de l'identification paternelle et l'enracinement objectal du désir, l'autonomie du penchant libidinal vers la mère.
Ce conflit est d'autant plus évident que l'identification au père nous est présentée comme absolument première, antérieure à tout choix d'objet. Freud insiste sur ce point, dans les premières phrases d'une analyse qui va s'épanouir en une explication du complexe d'Oedipe dans son ensemble, toujours dans le même chapitre VII de Psychologie collective et analyse du moi. Après l'identification au père vient le penchant libidinal pour la mère qui apparaît, nous dit Freud, et se développe d'abord de façon indépendante. On dirait, à ce stade, que le désir pour la mère a deux origines.
a) La première est l'identification au père, le mimétisme.
b) La seconde est la libido directement fixée sur la mère." (p. 252)
Cette oscillation de la pensée freudienne (la fameuse notion "d'ambivalence") nous interdit, selon René Girard, d'imaginer qu'une seule et même force, la volonté de remplacer le père "à tous égards", nourrit l'identification au modèle et l'orientation du désir vers la mère.
La théorie mimétique (rappel)
Dans le chapitre précédent "Du désir mimétique au double monstrueux", Girard a montré que le modèle désigne au disciple l'objet de son désir en le désirant lui-même.
Selon René Girard, nous ne désirons pas "spontanément" des objets, nous désirons des objets qui nous sont désignés par un autre que Girard appelle le "médiateur", le désir du médiateur étant lui-même médiatisé par celui d'un autre médiateur ; en somme nous nous désignons les uns aux autres les objets comme désirables. L'imitation se présente donc sous deux formes successives :
a) La mimesis d'appropriation
Chacun des acteurs cherche à s'emparer d'un objet pour le garder pour lui tout seul.
b) La mimesis de rivalité
Presque aussitôt, les deux acteurs se détournent de l'objet litigieux pour ne plus s'intéresser qu'à l'autre.
Le désir mimétique n'est donc enraciné ni dans le sujet, ni dans l'objet, mais dans un tiers qui désire lui-même et dont le sujet imite le désir.
Girard explique que Freud a d'abord essayé de développer le complexe d'Oedipe sur la base d'un désir mi-objectal, mi-mimétique. "De là la dualté étrange de l'identification au père et du penchant libidinal pour la mère dans la première et même la seconde version de l'Oedipe. C'est l'échec de ce compromis qui pousse Freud à fonder l'Oedipe sur un désir purement objectal et à réserver les effets mimétiques pour une autre formation psychique, le "Surmoi".
"Dans le désir mimétique, on ne peut jamais séparer complètement ces trois termes que sont l'identification, le choix d'objet et la rivalité."
La genèse oedipienne selon Freud :
- L'enfant imite le père (identification)
- Le père lui "barre le chemin" vers la mère.
- Il désire éliminer le père pour avoir la mère pour lui tout seul.
- Il "refoule" le désir incestueux et parricide dans "l'inconscient".
- L'identification au père réapparaît au niveau du "surmoi" (la Loi du Père : l'interdiction du parricide et de l'inceste)
René Girard fait remarquer que le "refoulement" du désir incestueux et parricide est invraisemblable : "L'élément mythique du freudisme, c'est la conscience du désir parricide et incestueux, conscience éclair assurément, entre la nuit des premières identifications et celle de l'inconscient, mais conscience réelle tout de même, conscience à laquelle Freud ne veut pas renoncer, ce qui l'oblige à trahir toute logique et toute vraisemblance, une première fois pour rendre possible cette conscience et une deuxième fois pour l'annuler, en imaginant l'inconscient réceptacle et le système de pompes aspirantes et refoulantes que l'on sait. Ce désir du parricide et de l'inceste, je le refoule parce que jadis, je l'ai vraiment voulu. Ergo sum." (p. 260)
La rivalité mimétique qui aboutit à la violence réciproque est le résultat d'un processus. Mais cette réciprocité n'existe pas au stade de l'enfance et dans les rapports entre l'enfant et l'adulte et c'est ce qui rend l'enfance si vulnérable. L'adulte prévoit la violence et y répond du tac au tac, mais l'enfant s'avance sans méfiance vers les objets de son modèle.
"Seul l'adulte, explique René Girard peut interpréter les mouvements de l'enfant comme un désir d'usurpation (le parricide et l'inceste) ; il les interprète au sein d'un système culturel qui n'est pas encore celui de l'enfant, à partir de significations culturelles dont l'enfant n'a pas la moindre idée (...) Le père prolonge en pointillés les mouvements à peine amorcés du fils et il constate sans peine que celui-ci se dirige droit vers le trône et vers la mère. Le désir du parricide et de l'inceste ne peut pas être une idée de l'enfant, c'est de toute évidence l'idée de l'adulte, l'idée du modèle. Dans le mythe, c'est l'idée que l'oracle souffle à Laïos, longtemps avant qu'Oedipe soit capable de désirer quoi que ce soit... "(p. 257)
La théorie mimétique supprime donc :
a) l'hypothèse d'un inconscient psychique constitué par les désirs refoulés (le parricide et l'inceste)
b) L'existence d'un désir purement "objectal" pour la mère qui s'enracinerait "dans le corps".
c) L'existence du "surmoi" en tant qu'instance autonome.
"La rivalité mimétique présente sur le complexe freudien des avantages de tous ordres : elle élimine avec la conscience du désir parricide et incestueux, la nécessité encombrante du refoulement et de l'inconscient. Elle s'inscrit dans un système de lecture qui déchiffre le mythe oedipien ; elle assure à l'explication une cohérence dont le freudisme est incapable et ceci avec une économie de moyens que Freud ne soupçonne même pas (...)" (La violence et le sacré, p. 269)
Le complexe d'Oedipe et la théorie psychanalytique dont il est le fondement, coïncide avec le début de l'affaiblissement de la fonction et de l'autorité paternelle dans les sociétés occidentales. La valeur heuristique et la fonction thérapeutique de la théorie "orthodoxe" de l'Oedipe sont donc vouées, à terme, à disparaître et c'est bien ce à quoi nous assistons.
Si la théorie freudienne du complexe d'Oedipe est une lecture erronnée du "double bind" (imite-moi !/Ne m'imite pas !), "tout ce qui peut passer, aux yeux du monde et du père lui-même, pour désir filial du parricide et de l'inceste a le père lui-même, ou plutôt le modèle pour instigateur".
A partir d'une analyse serrée du mythe d'Oedipe, Marie Balmary (Le sacrifice interdit, Freud et la Bible, Grasset, 1986), parvient aux mêmes conclusions que René Girard :
"L'origine des malheurs d'Oedipe, la tradition comme la tragédie grecque ne la situent pas dans les désirs parricides et incestueux d'Oedipe lui-même. Ces crimes ne sont que la conséquence involontaire d'une succession de graves erreurs symboliques (les personnes ne sont plus à leur véritable place dans les relations) et d'un crime : un acte de séduction et de rapt homosexuels que commit Laïos, le père d'Oedipe, à l'égard du fils de son hôte, entraînant le suicide du jeune homme. ce crime de Laïos fut puni d'une malédiction, lui interdisant d'avoir un fils, sinon celui-ci le tuerait.' (p. 11)
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