Quand Goldman Sachs ébranlait la vie politique danoise
Il existe certains gouvernements où, à l’occasion d’un profond désaccord, les ministres préfèrent faire le dos rond et attendre des lendemains meilleurs. Et puis il y a ce cas particulièrement significatif au Danemark : en janvier 2014, six ministres ont choisi de démissionner afin de manifester leur mécontentement suite à une décision politique. Il ne s’agissait pourtant pas d’une réforme de fond mais de l’arrivée de Goldman Sachs dans le capital de DONG Energy, l’une des principales entreprises du secteur énergétique danois. Si ce fait n’est pas le seul à l’origine du départ des ministres, il est toutefois révélateur de la mentalité d’un pays où les convictions dépassent les petites manœuvres politiciennes.
L’affaire DONG Energy
Comment expliquer qu’un simple mouvement capitalistique provoque une véritable crise politique ? Deux choses : d’une part, l’engouement populaire suscité ; d’autre part, l’amoncellement de désaccords entre partis de la coalition. Petit rappel des faits.
En octobre 2013, une information fait les gros titres : Goldman Sachs devrait entrer au capital de DONG Energy, à hauteur de 19%. L’entreprise, alors détenue à 81% par l’Etat, a besoin de liquidités : sa tentative d’entrer en bourse en 2008 a échoué, puis elle a dépensé plusieurs milliards afin de financer son virage stratégique vers les énergies renouvelables. En 2012, et malgré qu’elle détient un tiers des capacités de production d’électricité du pays, DONG a essuyé une perte nette de 550 millions d’euros. Dans un tel contexte, il est apparu vital de relancer la machine et d’injecter des liquidités, d’où l’ouverture de capital.
En novembre 2013 est divulguée la signature d’un accord entre l’exécutif et Goldman Sachs prévoyant l’injection de 1,1 milliard d’euros, sans que cela ne soulève de réaction particulière. De même, deux fonds de pensions danois – Arbejdsmarkedets Tillægspension (ATP) et PFA Pension Forsikrings AS (PFA) – investissent respectivement 300 et 107 millions d’euros. Or, cet accord n’est que le début d’une série de révélations qui finiront par provoquer une crise politique dans le royaume.
Les dessous de l’accord soulèvent l’indignation populaire
Le premier motif de contestation se base tout d’abord sur un ressenti. Depuis la crise des subprimes en 2008, les banques sont pointées du doigt, et en premier lieu Goldman Sachs, notamment après un article assassin (The Great American Bubble Machine) publié dans le magazine Rolling Stone, en juillet 2009. Le deuxième motif tient à la nature de l’investisseur. En effet, DONG étant un service public, il est donc culturellement difficile pour la population d’accepter qu’un acteur privé – une banque américaine ! – prenne une participation significative dans une entreprise d’Etat.
Toutefois, ce sont bien les termes de l’accord qui provoquent l’indignation générale. Ainsi, le 28 janvier 2014, TV2 News révèle que l’offre de Goldman Sachs n’est pas la plus importante. Alors que la banque américaine estime la valeur de DONG Energy à 4,3 milliards d’euros, le fonds de pension PensionDanmark l’estime quant à lui à 6,2, soit quasiment 40% de plus. Sachant que l’Etat désire vendre 21% de ses parts et non une somme prédéfinie, retenir l’offre la plus basse suscite l’incompréhension. En fait, la réalité n’est pas aussi simple et le choix du gouvernement peut se justifier, même s’il s’agit d’une erreur de communication majeure. En effet, comme rappelé précédemment, DONG réalise des investissements lourds dans les énergies renouvelables, ce qui implique des coûts et donc des risques. La peur du gouvernement est que le fonds de pension, qui cherche plutôt des placements sûrs, n’augmente jamais sa participation et ne prenne aucun risque, au contraire de Goldman Sachs. Alors, simple maladresse et manque de pédagogie de la part de l’Etat ? Pas seulement.
Deux autres clauses du contrat interpellent l’opinion et sont, elles, beaucoup plus dures à justifier. La première stipule que si DONG Energy n’est pas cotée en bourse d’ici juin 2018, la banque américaine peut revendre 40% de ses parts à l’Etat au prix du marché, et les 60% restant à leur prix d’achat majoré de 2,25% par an. Comme le souligne Kristian Weise, du think tank Cevea, Goldman Sachs ne risque finalement que 40% de la somme investie.
Deuxième clause : un droit de veto. Alors que New Energy Investment (structure utilisée par Goldman Sachs pour réaliser l’investissement) ne détient que 19% du capital, elle bénéficie d’un droit qu’aucun autre actionnaire ne possède, celui d’opposer son veto. L’approbation de Goldman Sachs est donc nécessaire pour réaliser de nouvelles opérations, investir, changer de stratégie, de directeurs… En d’autres termes, l’entreprise publique doit soumettre son fonctionnement au bon vouloir d’une structure privée ET étrangère. Difficile à avaler alors qu’une simple prise de participation suffit déjà à provoquer la colère de la population…
Dernier motif de contestation : la curieuse forme juridique de New Energy Investment. Basée au Luxembourg et détenue par des actionnaires basés dans des paradis fiscaux (Îles Caïmans et Etat du Delaware), cette entreprise dénote dans un pays comme le Danemark, ayant le taux d’imposition le plus élevé au monde. Si juridiquement cela ne pose aucun problème, d’autant plus que Goldman Sachs ne sera qu’un actionnaire minoritaire, cette attitude est éthiquement condamnable dans un pays où l’aspect social reste primordial. Ce désamour se traduit clairement dans les sondages, puisque fin janvier une enquête révèle que plus des deux tiers des Danois (68%) sont contre l’arrivée de Goldman Sachs. Quid des politiques ?
Une ouverture de capital qui ébranle un fragile équilibre politique
On pourrait croire que « l’affaire DONG Energy » a pour conséquence, le 30 janvier 2014, la démission de six ministres en signe de protestation. En réalité, ce fait n’est que le résultat de plusieurs mois difficiles politiquement parlant. L’occasion de revenir un peu plus en détail sur la vie politique danoise.
Tout commence le 15 septembre 2011, jour des élections législatives. Depuis dix ans, les libéraux sont au pouvoir, grâce notamment à leur alliance avec l’extrême droite. Lors de ce scrutin, dont l’issue est imprévisible, deux blocs s’affrontent : quatre partis de gauche d’un côté, quatre de droite de l’autre. Le Parlement se compose de 179 députés : parmi eux, deux pour le Groenland et deux pour les Îles Féroé, des députés appartenant à des partis locaux et n’entrant pas dans le jeu des manœuvres politiques. La coalition de gauche l’emporte finalement de peu avec 89 sièges contre 86.
Cette courte victoire entraîne la nomination de Helle Thorning-Schmidt, 44 ans, chef du parti social-démocrate et première femme à occuper la fonction de Premier Ministre au Danemark. Cependant, il ne s’agit pas d’une grande victoire pour son parti : avec 44 sièges, les sociaux-démocrates réalisent leur plus mauvais score depuis 1906 ! Le succès est surtout due à la poussée de l’extrême gauche (12 sièges, +8) et de la gauche radicale (17 sièges, +8 également). Or, aussitôt les résultats annoncés, l’extrême gauche indique vouloir rester dans l’opposition, préférant avoir le rôle de soutien critique.
La situation n’est pas préoccupante pour le pays, qui a déjà connu à maintes reprises un gouvernement minoritaire, mais les divergences au sein de l’équipe dirigeante sont importantes. En mai 2013 déjà, la décision d’abaisser le taux d’imposition des sociétés (de 25 à 22%) a provoqué de fortes tensions avec l’aile gauche de la coalition, c’est-à-dire le Parti socialiste populaire (16 sièges). De fait, certaines lois sont même votées grâce à une entente avec le centre droit.
Finalement, « l’affaire DONG Energy » ne vient qu’entériner cette fragilité institutionnelle. N’acceptant pas l’accord négocié avec Goldman Sachs et soutenu par l’opinion (une pétition contre la participation de la banque a recueillie 200 000 signatures), le Parti socialiste populaire a finalement jeté l’éponge le 30 janvier 2013. Ce jour-là, six ministres ont donc remis leur démission. Anne Vilhelmsen, ministre des affaires sociales et de l’intégration, déclare alors qu’elle et ses collègues ont « maintenu leurs positions sur DONG jusqu’au bout ». Il est déjà rare de voir des ministres démissionner pour rester fidèles à leurs idées. Il est encore plus rare de voir qu’une fois retirés, ils ne tirent pas à boulet rouge sur le gouvernement. La même Anne Vilhelmsen a en effet déclaré par la suite que son parti n’entrerait pas dans l’opposition. Décidément, les pays nordiques sont des cas particuliers…
Le gouvernement a donc réussi à survivre, avec seulement les sociaux-démocrates et la gauche radicale, soit 61 sièges au Parlement. Mais les prochaines échéances furent compliquées. En effet, les élections européennes de 2014 ont marqué une poussée de l’extrême droite (26,6% des suffrages, +14 par rapport aux législatives) et un recul des sociaux-démocrates (19,1%, -6) et de la gauche radicale (6,5%, -3).
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