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Accueil du site > Tribune Libre > De quoi Daenerys Targaryen est-elle le nom ? Ayn Rand, une source vive (...)

De quoi Daenerys Targaryen est-elle le nom ? Ayn Rand, une source vive méconnue d’inspiration pour la saga Game of Thrones

Ce rapprochement entre Le trône de fer de Georges Martin et La grève d'Ayn Rand est un peu mon scoop depuis un an, et qui a déclenché mes recherches sur les libertariens. Je n'ai trouvé que deux occurences explicites de cette trouvaille sur internet, dans des forums de fans anglophones, et une implicite dans un article sur le site entelekheia.com, nommé Le grand carnaval 'Game of Thrones'. Il y a, en fait, beaucoup plus à dire que dans l'article présent, mais nous avons abrégé, même si cela ne se voit pas... 

Rappelons le phénomène en quelques mots. Georges R. R. Martin, auteur peu connu en France avant cela, écrit et publie, depuis 1996, la saga littéraire de Médiéval Fantastique Game of Thrones, adaptée depuis 2011, à la télévision, par la chaîne anglaise HBO. La série connaît un succès assez extraordinaire et déchaîne les passions, à tel point que, dans les pays occidentaux, même ceux qui ne s’y intéressent pas connaissent au moins les noms des personnages principaux. Ni les livres, ni la série ne sont terminés, mais il faut noter que l’intrigue de la seconde a, depuis deux saisons, dépassé celles des premiers.

Dans ses interviews, l’auteur a expliqué qu’il voulait écrire un roman historique dont le lecteur ne connaîtrait pas la fin. La phrase parle d’elle-même. Il s’agit de garder à la fois le suspense et l’originalité propre aux fictions, tout en reprenant les qualités des romans historiques, comme l’intrigue de cour, ou la construction d’un sens de l’Histoire (grandes décisions politiques, positions des peuples, adhésions ou résistances, et toutes leurs conséquences dans les années, voire les décennies qui suivent).

Le trône de fer se déroule dans un univers purement inventé, avec une géographie, et même un rythme saisonnier original. Le monde est médiéval, donc présente un système féodal avec royauté, chevalerie et seigneuries influentes, corruptions entre religions et politiques, etc. Il y a un peu de magie, et quelques créatures oniriques qui vivent au nord d’une sorte de Mur d’Hadrien, comme les enfants de la forêt, les géants ou les dragons.

L’intrigue en elle-même raconte le parcours de plusieurs personnages, issues des grandes familles du royaume, durant une période de troubles politiques assez sanglante. Plusieurs prétendants au trône s’affrontent, un autre seigneur se bat pour son indépendance, une autre encore, au loin exilée, tente de monter une armée pour se mêler à la guerre. Plusieurs histoires s’entremêlent, et il serait long, fastidieux et finalement inutile de tout rappeler ici. Bornons-nous, pour le présent moment, à citer les deux personnages les plus importants de l’intrigue : Daenerys Targaryen et Jon Snow.

Beaucoup d’influences ont été remarquées par les commentateurs, et Martin a lui-même confirmé ou donné les références dont il s’est inspiré. La plus importante est sûrement l’épisode historique de la Guerre des Deux-Roses. Cette guerre civile sanglante qui a déchiré l’Angleterre au quinzième siècle, juste après la Guerre de Cent ans, opposait les York et les Lancaster, qui ont inspiré les Stark et les Lannister du livre de Martin. Est cité également la saga littéraire Les Rois Maudits, de Maurice Druon. Les styles sont fort différents, puisque Martin découpe son livre en chapitres focalisés sur des personnages précis, alors que Druon demeure généralement sur un point de vue bien plus omniscient. Mais la structure des intrigues de cour, et les personnages décisifs ont nombre de points communs.

En revanche, personne ne parle de l’influence du roman d’Ayn Rand, Atlas Schrugged, ou La Grève (titre français qu’elle a elle-même choisi, alors que la traduction n’a jamais paru de son vivant), publié en 1957 aux US. Pourtant, il est indéniable que les noms des deux héros de Martin sont en clin d’œil aux deux héros du livre de Rand : Dagny Taggart et John Galt.

 

Le livre est très long aussi – un torchon de plus de mille pages – et il est inutile de le conter dans le détail. Nous en dirons juste quelques mots et nous renvoyons lectrices et lecteurs à la riche documentation d’internet.

L’histoire se déroule dans des États-Unis dystopiques des années cinquante. Le gouvernement socialiste sombre peu à peu dans la dictature, le secteur industriel est en ruine, le chômage est devenu la norme, les rues grouillent de mendiants. En plus de cela, des accidents spectaculaires viennent miner ce qui reste des infrastructures industrielles, et des pirates pillent les cargaisons commerciales en mer. Pour couronner le tout, des gens illustres de toutes sortes (la plupart sont riches, tout de même) disparaissent sans laisser de traces.

L’intrigue raconte le parcours de Dagny, qui est vice-présidente de la compagnie ferroviaire Taggart Continental. Son frère, qui est président de l’entreprise familiale, est très proche du personnage d’Aerys, le frère de Daenerys, dans la saga de Martin : odieux, prétentieux, corrompu, lâche, paresseux et violent. C’est en réalité Dagny qui fait tourner la boîte. On peut distinguer à peu près trois grandes trames. Au début, Dagny veut faire installer des nouveaux rails, conçus avec le métal inédit, très performant et très peu coûteux, de Hank Rearden, un riche industriel peu aimé. En parallèle, les divers imprévus qui se dressent devant elle pendant la réalisation de son projet l’amènent à s’intéresser à John Galt, un homme mystérieux et introuvable à l’origine d’une expression populaire de désespoir (le fameux « who’s John Galt ? »), et qui semble relier tous les éléments du chaos qui règne sur le pays. Enfin, la troisième trame est celle du moteur nouveau et ultra-performant de John Galt, que Dagny découvre au cours de son enquête, et qu’elle cherche à faire fonctionner avec l’aide de ses ingénieurs.

À la fin, on apprend que John Galt est en fait le responsable du chaos, mais qu’il a bien fait. Inventeur d’un moteur utilisant l’électricité statique dans une entreprise où les bénéfices étaient collectivisés, il a refusé de partager les bénéfices de son invention et s’est enfui. Par la suite, il a recruté clandestinement des gens brillants pour fonder une sorte de communauté libertarienne, une planète des riches, pour reprendre l’expression du génie de la bande-dessinée MO/CDM. Sans ces gens brillants, les USA ne parviennent pas à maintenir l’équilibre économique du pays et sombrent peu à peu dans le chaos. Mais comme ça ne suffisait pas, Galt et ses amis sabotent (d’où les accidents) les industries et pillent les cargos de marchandises. Il s’agit donc bien d’une Grève, mais de riches.

Atlas… est considéré comme le manifeste libertarien de référence, quand bien même son auteur a toujours ergoté puérilement sur ses différences avec le mouvement. Il n’a été publié en France qu’en 2011, et y est encore pratiquement inconnu. En revanche, sa notoriété est immense aux États-Unis, et nous conseillons aux lectrices et lecteurs d’aller jeter un œil sur internet pour comprendre le phénomène. Le président actuel est notamment un grand fan, et sa rivale d’antan a aussi confié qu’elle avait eu, dans sa vie, « un moment randien ».

 

Nous voulons ici déterminer le sens de la référence de Georges R.R. Martin au livre d’Ayn Rand, ou du moins lancer les pistes de réflexion les plus intéressantes sur ce propos. En ce début de vingt-et-unième siècle, l’usage de l’intertextualité dans la fiction est devenu chose courante et suscite de nombreuses études de pertinences très diverses1. Avant d’entamer notre réflexion, nous sommes tenus de mettre au clair quelques points méthodologiques.

On le sait : dans tout commentaire littéraire, la seule intention consciente de l’auteur ne peut suffire à rendre compte des sens d’un texte. Ceux qui enseignent sont souvent confrontés à ce problème, les élèves doutant toujours que l’auteur ait « voulu dire ça ». Simplement, le texte est une réalité objective sur laquelle on peut efficacement s’appuyer, tandis que les intentions d’un écrivain, bien que souvent clairement définies sur le projet de son livre, restent des expressions de la subjectivité, se situent dans l’espace inaccessible de la pensée, et débordent complètement la seule sphère consciente de l’esprit. On peut vouloir dire quelque chose et en dire une autre, par erreur, comme on peut dire beaucoup plus que ce que l’on a prévu, et ce sans même s’en rendre compte.

La technique littéraire de l’intertextualité exacerbe ce problème, dans la mesure où elle peut ouvrir, à l’aide d’un seul et unique mot, le champ de l’interprétation sur celui d’un autre livre. Autrement dit, elle n’ajoute pas de l’espace d’interprétation, elle le multiplie, au moins par deux. Et ce champ est d’autant plus confus qu’il est parfois difficile de déterminer le sentiment de l’auteur quant à sa référence : s’agit-il d’une référence critique, d’une déclaration d’amour, ou d’un clin d’œil sans arrière pensée, destiné seulement à montrer la proximité passagère des deux intrigues ?

Pour ce qui concerne l’œuvre de Martin, nous pensons que le clin d’œil ne peut être simplement anodin. Il est certes impossible de déterminer ses intentions sur ce point clairement, notamment parce que son histoire n’est pas terminée, mais, dans la mesure où la construction et la rédaction de la saga fait montre de beaucoup de travail, tant du point de vue des techniques littéraires que du contenu des intrigues, plusieurs éléments viennent montrer que l’auteur a eu une vraie réflexion sur cet intertexte, et qu’il ne s’agit pas d’un simple « coucou » amusant.

Le fait est que le livre de Rand est, pour beaucoup, un gros travail politique, et que la saga Game of Thrones, bien qu’ancrée dans un monde féodal, donc révolu de notre point de vue, pose plusieurs questions de philosophie politique, donc qui dépassent les contextes historiques. Les histoires, les contextes ne sont pas les mêmes, donc les questions, voire les réponses, que l’on peut formuler à partir des récits, diffèrent, mais les thèmes se rejoignent.

Cependant, Martin n’ayant jamais parlé de cette référence, nous avançons dans l’obscurité, et nous sommes très susceptibles de relier des éléments que lui-même n’avait pas reliés à l’écriture. Tant qu’il ne s’exprimera pas sur le sujet, nous ne pourrons savoir ce qu’il a voulu dire. En revanche, nous pouvons analyser ce qu’il a écrit, et nous fonder sur la simple immanence du texte. Et, au bout du compte peu importent ses intentions réelles.

Enfin, bien sûr, il faut préciser que nous ne cherchons pas à dire que GoT est un livre pour défendre ou condamner le libertarianisme. De même, le but général de Martin n’est pas de réécrire le texte de Rand, mais bien plus probablement d’engager un dialogue avec elle. C’est cela que nous voulons mettre en lumière.

 

 

Si nous considérons un intertexte comme une porte sur une autre œuvre artistique, il paraît recevable de commencer notre réflexion à partir de cette porte. Daenerys Targaryen étant l’indice le plus flagrant de la référence, c’est par elle que nous commençons.

Nous l’avons dit, son nom fait écho au personnage de Dagny Taggart. Toutes les deux sont les petites sœurs d’un grand héritier. La Taggart Continental produit des trains, les Targaryen élèvent des dragons, et sont également les souverains du continent de Westeros. Leurs grands frères respectifs sont odieux et corrompus, et ce sont, concrètement, elles qui « font tourner la boîte familiale ». Dagny fait installer les rails du métal de Rearden, en rénovant, notamment un vieux pont dont tout le monde a peur. Daenerys couve et élève des dragons, recrute des armées, prend des villes, et s’approche du trône de fer, surprenant tout un chacun par ses francs succès. Leur destins, leurs histoires sont très proches.

En ce qui concerne leurs personnalités, en revanche, il existe des différences irréductibles. Surtout, nous ne pouvons pas passer à côté de l’opposition parfaite de température entre les deux personnages. Dagny est froide : elle le dit elle-même. Elle dit parfois qu’elle ne ressent rien. Elle ne fait pas les choses par plaisir, par justice, par vengeance, par opinion, mais simplement parce qu’elle peut les faire. Ses aventures amoureuses, elles-mêmes, sont brutales et sans amour. Après avoir couché avec Hank Rearden, ils se disent mutuellement qu’ils se méprisent, et reprennent tranquillement leur business comme si tout était normal.

Au contraire, Daenerys est associée au feu. Dotée d’une magie spéciale qui lui vient du sang des Targaryen, elle est certes immunisée aux flammes et aux fortes chaleurs, mais elle n’est pas décrite comme insensible. Au contraire, elle est même sensualiste, à l’écoute permanente de son corps, de la nature, et des autres êtres vivants. Elle montre une palette d’émotions très variée, avec beaucoup de changements, parfois ambigus. Elle tombe amoureuse de Khal Drogo, et devient folle à sa mort, elle nourrit des sentiments confus à l’égard de ses courtisans, elle se pose sans cesse plein de questions. En une phrase, elle brûle du feu du dragon.

De façon assez étrange, cette différence radicale de température aboutit pourtant à des traits semblables. Dagny et Daenerys sont, on l’a compris, des femmes brillantes, volontaristes et efficaces, et qui n’hésitent pas à prendre à bras-le-corps des projets de très grandes envergures. Dagny résiste au coups durs, comme Daenerys résiste au feu. Et puis, contre tous les pronostics de leurs entourages, elles réussissent ce qu’elles entreprennent. Enfin, elles sont indépendantes, y compris du point de vue amoureux, ce qui est, même pour Dagny qui vit dans les années cinquante, assez exceptionnel dans leurs mondes.

Au-delà de ces traits, il nous faut surtout les comparer du point de vue politique.

Dagny ne semble a priori pas intéressée par la politique. Sa philosophie, sa conception du monde se dévoilent au fur et à mesure de l’intrigue, et nous montrent une femme profondément matérialiste et individualiste. Pour elle, la politique des gouvernements, la classe des dirigeants, les structures d’assemblées d’élus, de représentants, et de haut-fonctionnaires, en un mot, l’État, n’ont pas beaucoup de sens. On ne voit pas clairement ce qu’ils font pour la société. Au contraire, les entrepreneurs, les industriels, les médecins, les architectes, les artisans, les techniciens, les ouvriers, les artistes fabriquent, produisent des choses utiles et bonnes pour la société. Pour Dagny, seules ces œuvres ont un vrai sens, et, au bout du compte, constituent la politique d’un peuple. On l’aura compris, elle est libertarienne.

En revanche, Daenerys est spiritualiste et altruiste, et elle veut être reine. Elle veut gouverner, et elle s’entoure de conseillers, édicte des lois dans les Cités conquises, punit les méchants, récompense les braves. Cependant, elle n’a rien des chefs d’État qui apparaissent dans Atlas Schrugged. Elle n’est certes pas parfaite : elle manque d’autorité avant la naissance de ses dragons, elle est parfois téméraire, elle commet des fautes, des excès. Mais toujours elle veut apprendre de ses erreurs, tout en restant ferme sur certains principes humanistes : pas d’esclavage, une attention particulière aux petits peuples, etc.

Il est difficile de dire que Daenerys est libertarienne. Sans la référence à Ayn Rand, on la classerait, sans aucun doute possible, dans la catégorie des despotes éclairés. Mais, avec l’intertexte que propose Martin, nous sommes obligés de signaler que plusieurs points dans la vie de Daenerys rappellent, au-delà de Dagny, le personnage de John Galt dans La Grève.

Comme Galt dans les USA dystopiques de Rand, Daenerys n’est qu’une rumeur à Westeros, une légende grandissante, et un peu effrayante. Tous les deux ont pour projet de fonder une société idéale, et, pour cela, recrutent les personnes les plus brillantes de leur pays. De même, ils considèrent que la violence peut être légitime : Galt sabote, Daenerys conquiert des Cités, punit les esclavagistes. Aussi, ils exigent de ceux qui les rejoignent qu’ils plient le genou, qu’ils prêtent serment.

Ici, pour garder la clarté dans nos raisonnements, nous devons citer deux clins d’œil de la série HBO au livre de Rand. D’évidence, les créateurs ont été mis au courant de la référence par Martin, et, maintenant que leur intrigue est plus avancée que celle de l’auteur original, il semble qu’ils piochent d’eux-mêmes l’inspiration chez Rand.

Le premier, justement, concerne le serment de fidélité. Dans La Grève, John Galt veut que Dagny reste dans sa communauté idéale, Atlantis, et prête donc serment, mais elle refuse strictement. Par la suite, le gouvernement fait voter des réquisitions massives, et Galt se fait torturer par le gouvernement pour qu’il accepte de devenir dictateur2, et Dagny, aidée de quelques personnes, vient le sauver. Ce n’est que dans ce moment de danger qu’elle accepte de prêter serment pour entrer dans la communauté. Dans la huitième saison de la série HBO, c’est Daenerys qui veut que John Snow plie le genou et prête serment, et ce dernier qui refuse. Plus tard, alors qu’il est aux prises avec l’armée des morts, Daenerys vient le sauver, et c’est alors qu’il accepte de plier le genou.

Les rôles sont donc partiellement inversés. Chez Rand, la femme écrivain, c’est John, l’homme, qui exige serment. Chez Benioff et Weiss, les hommes scénaristes, c’est Daenerys, la femme, qui exige le serment. Mais c’est toujours John/Jon, qu’il soit Galt ou Snow, qui subit les attaques physiques des méchants, et Dagny/Daenerys qui vient le sauver. Avant d’entrer dans les détails, nous voulons donner, d’abord, le second clin d’œil.

Dans La Grève, lorsque Dagny vient sauver John Galt, elle est confrontée à un gardien sur lequel elle braque une arme avant que celui-ci n’ait eu le temps de réagir. Elle lui pose alors une alternative très claire, en faisant appel à sa conscience d’humain3 : soit il la laisse passer, soit elle tire. Elle insiste tout particulièrement sur le fait que c’est lui qui a le choix et personne d’autre, et qu’il doit choisir seulement selon sa conscience individuelle. Mais le gardien est finalement stupide, tente de prendre son arme, et donc, elle lui tire dessus. Par chance, elle ne le tue pas, mais ce n’est pas l’enjeu de l’événement. Dans la huitième saison de la série Game of Thrones, Daenerys propose une alternative assez similaire aux seigneurs Tarly, dans une scène assez grandiloquente : ou bien ils se soumettent, ou bien ils meurent. Ils refusent, et finissent brûlés par le dragon.

Ce qui est intéressant, pour cette seconde anecdote, et qui va rejoindre l’interprétation de la première, c’est le caractère excessif de la décision de Daenerys, qu’il n’y a pas dans le livre de Rand. Dans le contexte de La Grève, Dagny doit agir vite, et se trouve face à un obstacle dangereux, mais sur lequel elle parvient à obtenir un avantage. Dans sa façon de présenter la chose au gardien, elle est très claire, et sa réaction est irréprochable. Quelques instants d’hésitation pouvaient, au mieux faire capoter la mission, au pire, causer sa mort.

En revanche, Daenerys vient de gagner une bataille, et l’armée adverse a capitulé. Elle est en position de force. Elle peut se permettre d’hésiter plusieurs jours. Mais elle prend le parti de régler cela de suite. L’alternative qu’elle propose est donc excessive, injuste, car, comme le souligne le nain Tyrion, qui est son conseiller principal, elle peut tout à fait les faire enfermer un temps pour qu’ils prennent une décision plus réfléchie qu’à l’issue d’une bataille où ils viennent de se faire humilier.

De même, le serment qu’elle exige de Jon Snow est excessif. Il vient en paix, propose de s’associer et se se retrouve prisonnier en attente qu’il se soumette. Elle ne le fait certes pas brûler, mais sa demande est abusive pour une étrangère qui arrive après près d’une décennie de luttes sanglantes et horribles qui ont abouti à l’indépendance d’un nord, pacifique et sans prétention.

Au contraire, le serment que propose John Galt est une sorte de serment de liberté absolue. Nous en avons parlé dans un de nos précédents articles, il se présente comme une inversion de l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant, puisqu’on y jure de ne jamais s’occuper des autres, de ne s’occuper que de ses affaires et de n’exiger des autres seulement qu’ils ne s’occupent pas de nos affaires. None of yer bizness ! Néanmoins, il n’est pas rassuré à l’idée que Dagny quitte Atlantis, et craint qu’elle ne dévoile son existence, ne serait-ce que par accident. La question est alors posée, comme dans Game of Thrones, de savoir si elle doit se considérer comme prisonnière. Mais il la laisse finalement partir. Ils n’auront du sexe que plus tard.

Malheureusement, nous avons un auteur de romans, fâché avec des créateurs de série télévisuelle, et trop peu d’éléments pour savoir si ces deux scènes correspondent à l’état d’esprit de Martin. Ainsi nous les commentons en n’engageant que Benioff et Weiss.

D’évidence, la huitième saison montre une transformation de Daenerys. Au début, elle est furie, et, impitoyable jusqu’à l’injustice, brûle tout ceux qui lui résistent. Après un temps de réflexion, et face à un homme qui, au dehors d’être fortement beau gosse, est plein de sincérité et de courage, elle apprend peu à peu à être plus calme et à mettre de côté ses exigences pour favoriser l’action.

Ainsi, elle le laisse récolter le Veyredragon qui se situe sur l’île des Targaryen, et, plus tard, le laisse partir au nord du Mur afin qu’il y capture un zombie. Et finalement, informée de la position fatale dans laquelle Jon et ses compagnons se trouvent, elle agit elle-même, et part les sauver. Elle ne se comporte alors plus vraiment comme une reine, puisqu’elle va d’elle-même et seule, braver le danger, risquant ainsi de faire capoter toute sa révolution.

Quand, après tout cela, Jon, blessé et convalescent, lui indique qu’il veut plier le genou, elle en retient moins la satisfaction de son souhait initial que l’émotion que lui procure ce serment de la part d’un tel homme. Ainsi, il semble qu’elle ne l’ait même pas considéré le sens officiel de ce serment, puisque, lorsque Jon annonce devant tout le monde qu’il a une reine, elle-même est surprise, et va jusqu’à lui reprocher de le dire publiquement. Elle n’a alors plus rien de la reine traditionnelle. Reconnaissons-le, c’est l’envers du décor.

 

Résumons sur Dagny/Daenerys. Avant tout, il faut garder à l’esprit que l’héroïne d’Ayn Rand est un des plus grands, notamment parce qu’il est un des premiers, personnages féminins de la littérature américaine, et même finalement occidentale. Si le livre est presque inconnu en France, Dagny nous est parvenue indirectement par de nombreuses références dans les fictions américaines. L’image de la Working Girl des années quatre-vingt est sans aucun doute la fille de Dagny. Autrement dit, Martin fait référence à un monument, un archétype de la littérature du vingtième siècle – un peu comme Hésiode en appelle aux Muses…

Il la déplace alors d’un contexte socialiste américain à un contexte médiéval fantastique (lequel est le plus improbable ? Bonne question). Une fois ceci fait, il veut montrer son éducation, chose qu’on ne découvre qu’en filigrane, et qu’en souvenir dans le livre d’Ayn Rand. Mais alors, il lui ajoute la politique, et la place en meneuse, tandis que l’autre n’est chef que d’une entreprise. Elle n’est donc plus la dirigeante active d’une compagnie de train, mais elle est devenue une despote éclairée.

Pour les scénaristes de la huitième saison, l’évolution du personnage, et donc son éducation, l’amène à favoriser l’action aux questions des protocoles et des rangs sociaux. Elle apparaît alors de moins en moins comme une despote – même si elle l’est toujours, mais comme une femme de terrain.

Quelques remarques vont orienter la suite de notre réflexion.

Ce qui est curieux, nous l’avons dit, c’est que La Grève soit un livre contre le principe même d’État, alors que Le trône de fer, pour là où l’histoire s’en trouve, laisse encore espérer que la gentille reine gagnera sur la méchante, et qu’elle régnera alors dans la prospérité, non que ce sera l’anarchie. Le problème, toujours, est que nous n’avons pas la fin. Martin a annoncé une conclusion douce amère (pourquoi pas ‘‘aigre douce’’ ?), ce qui laisse présager la mort d’un des deux personnages principaux et un royaume à tout jamais modifié. Si on veut être fidèle à la référence randienne, on devrait alors croire que la royauté serait abolie à la fin.

Mais, d’évidence, c’est quasiment improbable. Martin est assez cohérent, et il a montré, tout du long, que nombre de seigneurs féodaux n’hésiteraient pas à prendre le pouvoir si celui-ci était vacant. Ainsi, à moins que Daenerys et Jon n’arrivent à mettre au point une constitution libertarienne idéale et efficace, ce qui serait surréaliste et de très mauvais goût, on ne peut imaginer qu’il n’y ait plus d’État à la fin de la saga.

Le monde de Martin ne semble pas admettre la ‘‘faisabilité’’ d’un pays sans État. La question est néanmoins plusieurs fois posées, notamment par les événements qui se déroulent dans les clans humains au nord du Mur, et, il faut le reconnaître, de façon assez pertinente la plupart du temps. Par conséquent, c’est à travers le personnage de Jon Snow que les thématiques plus proprement libertariennes semblent être posées.

 

 

Bien sûr, face à la proximité sémantique entre Daenerys et Dagny, celle de Jon et John semble aller de soi, même s’ils n’ont pourtant pas le même nom de famille.

Pour l’anecdote, Galt peut se prononcer presque comme le mot Gold qui signifie ‘or’ auquel il fait référence, tandis que Snow, qui signifie ‘neige’, est le nom donné aux enfants illégitimes des terres du nord – chaque province du royaume ayant son appellation propre, tout étant parfaitement réglé. Au fur et à mesure de l’intrigue de Game of Thrones, on apprend, par ailleurs, que Jon Snow s’appelle, en réalité et selon le souhait de ses vrais parents, Aegon Targaryen, ce qui, évidemment, n’a plus rien à voir avec le nom du héros d’Atlas Shrugged.

La première chose que l’on peut dire, c’est qu’il est, comme Dagny Taggart, peu intéressé par la politique. Il est officiellement le fils illégitime d’un grand seigneur, et est perçu comme un rival, non par l’héritier légitime, son frère, avec qui il s’entend très bien, mais par la femme de son père, et d’autres encore. Il veut alors rejoindre la garde de nuit, qui surveille le Mur du nord. Or, on entre dans cette garnison qu’après un serment par lequel on jure, entre autres folies, de rester neutre politiquement. La garde de nuit est apolitique, c’est un de ses principes absolus. Par conséquent, notre héros fait sien volontairement du statut auquel on veut le condamner, éloigné de la politique. Il accepte l’ordre des choses.

De toutes façons, comme Dagny, Jon est dans l’action. Pendant sa formation, il veut être patrouilleur, et il se voit déçu d’être nommé intendant, alors que, en plus de ce statut, il est nommé aide de camp du gouverneur du Mur, ce qui signifie qu’il est alors bien placé, dans la politique interne de la garde de nuit, pour devenir son successeur. Mais s’il en est honoré, il reste néanmoins moins préoccupé par la politique que par la disparition de son oncle Benjen.

Bien plus tard, il succédera au Lord Commandant, mais il restera dans l’agir. De lui-même, il ira voir les clans au nord du Mur pour organiser la réconciliation, et se battra à leurs côtés contre les zombies. Plus tard, il les fera passer de l’autre côté du Mur, allant à l’encontre de toute sagesse politique, mais n’étant guidé que par le pragmatisme : en les préservant des créatures du nord, il s’en fait des alliés contre elles pour plus tard. Aussi par humanisme, bien sûr.

À cause de cela, il se fait assassiner à l’issue d’un complot assez sale qui rappelle bien sûr l’assassinat de Jules César (la référence est quasiment explicite), mais aussi un peu l’épisode de la torture de John Galt dans le livre d’Ayn Rand. Les livres s’arrêtent là, mais, dans la série, il est ressuscité – Hallelujah ! – et se fait, plus tard, reconnaître Roi du nord, alors qu’il n’a rien demandé. Et, à peine sa nomination effective, le voilà reparti à l’aventure, vers Daenerys, comme nous l’avons déjà raconté au-dessus.

Si Daenerys est active et efficace, elle a cependant des temps morts durant lesquels elle règne et s’éduque à la politique, y compris dans les représentations. Elle n’est pas aussi active que Dagny, qui, comme Jon Snow, ne s’arrête jamais, et se fout complètement de la représentation de son statut de présidente. Ainsi, s’il faut aller donner un coup de clef à molette pour faire repartir un train, elle n’hésite pas à le faire elle-même, et alors que tout le monde doute de la solidité du Rearden Metal qu’elle a choisi, elle se trouve dans la cabine de la locomotive lorsque celle-ci passe le pont maudit.

Pour ce qui est de la pensée politique, le personnage de Jon Snow tient d’abord de celui de Dagny avec son diptyque de mise à distance de la politique et d’action permanente, et il vient combler la différence principale avec Daenerys sur ce point. Et puis, tout comme elle, Jon est contraint avec le temps de s’intéresser à la politique.

Ici, nous devons préciser que Martin a voulu mettre en scène la progression de l’intérêt de Jon pour les questions politiques et son éducation en ce sens, et a pris le temps de soigner cette mue, tandis que Rand a considéré que Dagny était déjà une femme accomplie. Si elle change d’avis et adhère finalement à Atlantis, ce n’est pas parce qu’elle a évolué, mais parce que les conditions de vie sont devenues trop insupportables dans le monde socialiste. Et aussi que John Galt est en danger. Au contraire, l’opinion de Jon Snow change au fur et à mesure de l’Histoire – surtout avec la série.

Nous l’avons dit, les passages avec les clans au nord du Mur posent la question radicale d’un peuple sans chef. Pour être tout à fait précis, Martin établit déjà ce qui semble être une introduction à cette thématique dès le premier tome, au cours des discussions que Jon et le gouverneur du Mur entretiennent. Nous conseillons d’ailleurs aux lectrices et aux lecteurs de lire ces passages qui sont épatants. La quasi impossibilité du bon souverain y est déjà évoquée.

Par la suite, tout le temps où Jon est infiltré chez les hommes libres amène régulièrement plusieurs interrogations. Des paradoxes y sont levés, également, comme le titre de Roi des Hommes Libres. Simplement, il est déplacé de parler de libertarianisme.

Surtout, les clans du nord n'ont rien des grévistes d'Ayn Rand, et relèvent bien plus de la population de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, tant dans la théorie politique que dans la pratique quotidienne. Comme un punk se dit né du mauvais côté des grillages de la bourgeoisie, ceux que la civilisation appelle les sauvageons disent né du mauvais côté du Mur, et entretiennent, en raison de cela, une rage de vivre et un désir d'absolu liberté. ils n'ont pas de chef. Ils vivent dans des cabanes, protègent les créatures en voie de disparition comme les géants, et se battent avec les patrouilleurs de la garde de nuit comme les zadistes avec les CRS.

Ainsi Jon ne fait pas son éducation à la liberté avec de riches entrepreneurs retirés sur une planète de riches, mais avec la canaille de Notre-Dame-des-Landes. Martin n'accorde pas du tout le même sens que Rand à la notion de communauté libre. Si Snow est, par l'intermédiaire des chapitres qui lui sont propres, la porte sur la seule communauté libre du monde de GoT, le fait que celle-ci soit à l'opposé d'Atlantis nous empêche strictement d'assimiler Jon à John. Nous pouvons seulement dire que le nom de Jon symbolise le héros de Rand, comme s'ils étaient deux morceaux différents de la même pièce.

Car, malgré des points communs, Snow ne ressemble pas vraiment à Galt. Certes, ils sont beaux et ténébreux ; Galt est d’origine modeste, et Snow est un bâtard ; tous deux sont franchement déterminés, particulièrement doués, et relèvent de la légende. Mais Snow est, et Martin l’a dit lui-même, un incarnat de la mélancolie. D’un point de vue émotionnel, lire un chapitre focalisé sur Jon Snow revient à regarder la neige tomber en pensant avec nostalgie aux jours passés. Galt n’a rien à voir avec cela. Comme nous l’avons déjà dit, il apparaît plus comme apparaît Daenerys aux yeux des habitants de Westeros : une rumeur, qui se transforme peu à peu en grondement sourd, jusqu’à exploser de vérité. Galt fabrique des moteurs, se constitue en rebelle, fait sauter des trains, c’est un bad boy. Pas Jon Snow, qui cherche à réconcilier tout le monde.

 

 

L’analogie entre Jon Snow et John Galt est donc très faible, et n’a qu’un sens principalement symbolique. Mais, nous l’avons dit, elle ouvre une porte sur la question d’un pays sans chef. Si nous voulons continuer notre réflexion sur le sens de l’intertexte, nous devons expliciter un point d’Histoire (réelle) et un de philosophie, pour qu’ils nous éclairent sur les deux intrigues.

Comme précisé en introduction, l’influence la plus explicite de Martin est l’épisode historique de la Guerre des Deux Roses au quinzième siècle. À l’échelle globale, la fin de cet épisode marque, pour le Royaume-Uni, la sortie de la période médiévale, donc la supériorité définitive du pouvoir central sur les féodaux, avec l’avènement de la dynastie Tudor. Simplement, contrairement à la France, où la monarchie ne cesse de progresser jusqu’à l’absolutisme de Quatorze, les rois anglais rencontrent d’avantage de résistance, connaissent plus tard un changement de religion, et instaurent finalement une monarchie constitutionnelle dès la fin du dix-septième siècle.

Nous avons déjà parlé du Léviathan publié par Thomas Hobbes en 1651, donc à la toute fin de la première révolution anglaise. La chose est connue, l’écriture de ce traité de philosophie politique a été en partie motivée par le chaos qui régnait en Angleterre depuis dix ans : une révolution et deux guerres civiles. Hobbes propose, en réponse, un souverain presque tout-puissant, mais bien éduqué, autrement dit un despote éclairé – Azor Ahai ?

Le livre est un classique absolu, et il est impossible que Martin ne l’ait lu, ni qu’il n’y ait pensé lors de l’écriture de sa saga. L’état de Westeros pendant toute la durée des guerres qui parcourent les livres n’est rien autre que l’état de nature hobbésien : guerre de tous contre tous, alliances éphémères en attente de s’entre-tuer, propriétés instables car non garanties, malheur général. Certes Hobbes écrit deux cents ans après la période médiévale, alors que GoT présente justement un régime encore à cheval entre féodalisme et puissante monarchie, mais les troubles des guerres civiles qui ont précédé la révolution sont finalement comparables à la Guerre des Deux-Roses, puisque ce sont les velléités des seigneurs qui, chaque fois, aggravent et prolongent les problèmes de succession.

Dans l’Histoire, c’est Henry VII qui a mis fin à la Guerre des Roses. Comme Daenerys, il a voulu minimiser les batailles et jouer sur l’assentiment des peuples. Aussi, il a été proclamé Roi par Conquête, afin qu’il n’y ait aucune contestation possible (contre la force, seule la force). C’est lui qui, dans sa façon de régner, est l’artisan principal de la sortie du féodalisme. Sans rentrer ni dans les détails, ni dans les querelles de jugement, il faut retenir que Henry VII est connu par avoir su maintenir les nobles à distance du trône, tout en donnant la possibilité aux gens du petit peuple de savoir se défendre juridiquement contre eux (par le développement de la Star Chamber).

Si Hobbes ne l’a jamais dit, nous pouvons tout de même considérer que Henry VII, en étant le seul à réussir à mettre fin au chaos, en accédant à un degré supérieur de suprématie, et en essayant d’équilibrer le reste des sujets entre eux, a quelque chose du despote éclairé. On peut aussi supposer que Daenerys ait une vision similaire du pouvoir qu’elle veut exercer. Elle apparaît donc d’abord comme une souveraine hobbésienne idéale : ses dragons lui donnent une autorité et une puissance incontestable, et elle est parallèlement éduquée aux humanismes.

Seulement deux remarques s’imposent. Hobbes est souvent considéré comme un proto-fasciste, notamment par les libertariens qui voient en lui un parfait opposé à leur doctrine. Nous l’avons dit ailleurs, Hobbes est un contractualiste positiviste, tandis que les libertariens sont des naturalistes radicaux qui considèrent le contrat social comme une fiction malsaine. D’abord, le souverain idéal hobbésien est un tyran. Surtout, on reproche à Hobbes que son système implique le renoncement des sujets à la liberté, quand bien même est-ce en contrepartie de la sécurité. Le symbole ne peut évidemment pas passer auprès des libertariens.

Sur ce point, la Daenerys de la série HBO semble plus ou moins différer de la souveraine hobbésienne. En l’occurrence, elle justifie la radicalité de l’alternative proposée aux Tarly au nom de la liberté : aussi trouve-t-elle contradictoire de se faire la Libératrice des enchaînés, et de mettre au cachot ses ennemis. Un tel sophisme puéril est, certes, inconcevable, dans la bouche de Daenerys, mais les créateurs de la série, qui n’ont rien du génie de Martin, ont probablement voulu affirmer l’attachement du personnage au concept de liberté, notamment dans son rapprochement avec Dagny dans ce passage précis.

Pourtant, et la chose est soulignée et débattue plusieurs fois au cours de la huitième saison, elle exige soumission de la part de ses sujets. Jon Snow, et son conseiller Davos Mervault font eux-mêmes la remarque : comment est-on libre après avoir plié le genou ? La conseillère de Daenerys, Missandei, prétend alors que la reine accepterait sans problème qu’elle-même la quitte pour retourner dans son pays natal, et que le fait d’avoir plié le genou ne lui a pas vraiment ôté la liberté, mais plutôt au contraire, l’a libérée. Encore une fois, ces raisonnements sont un peu douteux, mais c’est ainsi que la série nous présente le « projet politique » de Daenerys.

Ce qui est certain, c’est que la génuflexion est, dans GoT, le symbole du contrat social hobbésien. Lorsque Daenerys l’exige de Jon Snow, elle argumente en rappelant le passé, la tradition ancestrale, les serments des ascendants. Comme dans la théorie du contrat social, elle a besoin d’invoquer un contrat passé pour justifier un contrat présent. Jon, assez cohérent, lui prouve alors que si on doit porter le passé de ses ancêtres, on n’en finit plus, et que si, en l’occurrence, on devait le faire, elle ne serait certainement pas dans la meilleure position pour causer. Son objection est imparable, et c’est celle-là même que tous les contradicteurs d’un contrat social ainsi justifié utilisent en général, y compris, bien, sûr les libertariens.

Par la suite, nous l’avons vu, Daenerys perd peu à peu son obsession pour la gymnastique de ses sujets et se concentre davantage sur l’action. Pour les créateurs de la série, il semble qu’elle doive perdre ses traits les plus hobbésiens pour apparaître comme une souveraine convenable. Néanmoins, dans la mesure où elle reste reine, et se fait la garante de l’unité du royaume, et de son État, elle n’est qu’une optimisation sympathique du despote éclairée, et il paraîtra toujours impropre de parler ne serait-ce que de tendances libertariennes.

Il est très probable que l’amertume annoncée par Martin soit en partie causée par le régime politique final, qui, on peut le pronostiquer sera critique à l’égard de Hobbes. En l’état actuel des choses, encore une fois, il est difficile d’affirmer quoi que ce soit. Beaucoup de choses, notamment restent en suspens.

Les dernières révélations prouvent que c’est en réalité Jon Snow qui est l’héritier le plus légitime du trône de fer, puisqu’il est descendant légitime de la lignée d’aînesse, tandis que Daenerys n’est seulement que la sœur du défunt héritier, et dans la mesure où elle n’a pas encore pris le pouvoir, Jon reste favori. Il est légitime puisque, contrairement à ce que tout le monde aurait pu penser, ses parents biologiques étaient mariés. Sur ce propos, nous voulons exposer un dernier clin d’œil de Martin à Rand.

Ainsi donc, le père de Jon n’est pas Eddard Stark, seigneur du nord, mais Rhaegar Targaryen, héritier de la couronne. Sa mère est Lyana Stark, sœur d’Eddard et originellement promise à Robert Barathéon4. Or, toute l’intrigue de GoT repose sur ce que l’histoire officielle appelle le kidnapping et le viol présumé de Lyana par Rhaegar, ayant provoqué une guerre à l’issue de laquelle les Targaryen ont perdu leur trône. Rhaegar et Lyana morts, la vérité a disparu, mais leur liaison était, en réalité, un amour réciproque, et même validé par un mariage. L’information n’a pas été encore révélée dans les livres, et si l’on ne s’en tient qu’à eux, Rhaegar apparaît toujours comme un des plus grands méchants de l’histoire, alors qu’il n’a rien fait de mal, finalement.

Dans La Grève, le pirate qui pille les cargos en mer est très médiatisé, et passe pendant une bonne partie du livre pour un horrible bonhomme. Il s’appelle Ragnar Danneskjöld. On apprend dans le dernier quart du livre que, en fait, c’était un gentil depuis le début, et qu’il est très ami avec John Galt. Après Daenerys et Jon, il semble tout à fait probable que le nom de Rhaegar soit en clin d’œil à Ragnar. Tous les deux sont des personnages clefs mais peu présents dans la narration, et qui passent pour des méchants mais qui sont en réalité des gentils.

Expliquons le mot « clef ». Chez Martin, Rhaegar est, sinon ‘la’, du moins une des clefs de sens les plus importantes de toute la saga. Ce qui a provoqué la guerre, c’est l’amour entre Lyana et Rhaegar, officiellement interdit par le mariage du prince avec Elia Martell, et les fiançailles de Lyana avec Barathéon. Mais à l’encontre de tous les principes, ils se marient finalement en secret. L’amour à l’encontre du protocole, voilà le problème majeur de tout Game of Thrones, et que l’on voit, sous toutes ses formes, à travers un grand nombre des intrigues du livre.

Dans Atlas… le rôle de Ragnar n’est peut-être pas aussi important5. Sur l’ensemble de l’intrigue, il représente surtout le personnage le plus radical dans sa praxis. Son leitmotiv est, tout simplement : puisque l’État spolie et vole, il n’y a rien d’injuste à spolier et à voler l’État. Ainsi, si John Galt est l’organisateur politique de la grève, celui qui agit le plus dans le sens de la philosophie de la communauté, c’est Ragnar. Il désigne, en quelque sorte, le modèle à suivre le plus conforme à la pensée libertarienne, dans la société socialiste américaine inventée par Rand.

Surtout, il faut remarquer qu’il y a comme un chiasme entre Ragnar et Rhaegar. Dans La Grève, on croit pendant un temps que Ragnar pille les cargos pour sa pomme, par amour de l’argent, alors qu’il le fait pour des raisons politiques. Au contraire, on croit que Rhaegar a enlevé Lyana pour montrer sa supériorité politique, alors qu’il l’a fait parce qu’ils s’aimaient mutuellement. Et l’argent, motivation première du libertarien, a été remplacé par l’amour, motivation première du romantique.

 

Au bout du compte, il y a plusieurs sens dans cet intertexte, mais la plupart ne peuvent être complètement interprétés dans la mesure où l’intrigue n’est pas terminée. Martin attire notre attention sur le livre de Rand sous plusieurs angles, cela ne fait aucun doute. Il y a d’abord la volonté de reprendre la construction d’un personnage féminin archétypal de la littérature anglophone. Il y a, aussi, une réflexion politique. D’abord générale, voire généraliste, et puis plus précise sur les questions de la souveraineté, de l’incarnation du pouvoir, et de la justice possible dans ces configurations.

À cela se croisent plusieurs réflexions sur le régime féodal, qui est une des cibles principales symboliques de la pensée libertarienne. Dans ce cadre, la référence à Hobbes nous a paru incontournable. Martin décrit plusieurs types de rois et de reines, veut montrer les points positifs et négatifs de leurs façons, à chacun, d’exercer leur pouvoir, et présente un peu Daenerys comme la cristallisation de ce qu’il y a de mieux en la matière dans son monde. Elle se construit comme une sorte de despote éclairé, le souverain hobbésien idéal. Dagny, Reine de ses ennemis.

Parallèlement, Jon apparaît comme encore meilleur souverain, notamment parce qu’il ne veut pas l’être. S’il y a un libertarien dans GoT, ce serait bien Jon Snow, même si cela fait un peu mal de dire ça, et qu’il est probable que l’auteur des romans ne l’entende pas ainsi.

Ce qui est certain, c’est que Martin ne donne pas la même place à l’amour que Rand dans son livre. Dans Atlas… , la mère de l’objectivisme tend à écarter le sentiment amoureux pour ne laisser place qu’à des aventures concrètes, faites de pur désir, donc de pure sexualité, principalement bestiales, et donc dénuées de sentiment. Comme nous l’avons dit : Dagny ne ressent rien.

C’est cela, pensons-nous surtout, que Martin change radicalement de la Grève au Trône de Fer. L’amour, le sentiment amoureux dans tous ses états : satisfait, frustré, jaloux, patient, innocent, malsain, corrompu, intéressé, et même dans toutes ses formes : amical, fraternel, filial, incestueux, ou plein de rivalité respectueuse, et encore : amour de la terre, du peuple, de la patrie, des plaisirs de la vie, etc., l’amour, disons-nous, est finalement le moteur principal de Got, et il semble avant tout que Martin ait voulu montrer qu’il y avait un lien essentiel entre l’amour et la politique. Et pour le coup, ça, c’est plutôt rousseauiste.

 

 

 

1Il faut noter que le procédé existe probablement depuis les débuts de l’écriture. L’Ancien Testament, par exemple, est en constante intertextualité avec les mythes mésopotamiens. En revanche, il n’y a pas d’étude technique sur le phénomène avant la seconde moitié du vingtième siècle.

2Vous avez bien compris : torturer quelqu’un pour qu’il devienne dicatateur. Ce livre est assez nul…

3Ce passage est fameux, puisqu’il symbolise bien l’état d’esprit du roman. C’est un de ses rares bons moments. Il a par ailleurs une tonalité anarchiste.

4D’un seul coup ça fait Feux de l’amour, et j’en suis fortement désolé, mais j’ai pas le choix.

5Déjà, c’est le seul mec de la bande de copains de John Galt avec lequel Dagny n’a jamais baisé et ne baise pas.


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3 réactions à cet article    


  • Konyl Konyl 24 juillet 2018 13:41

    https://www.quora.com/Is-it-purely-coincidental-that-Daenerys-Targaryen-sounds-similar-to-Dagny-Taggart-the-protagonist-of-Atlas-Shrugged

    Est ce que l’auteur de GoT a donnée son point de vue sur ce « scoop » déjà évoqué par le passé ?


    • Nick Corey 24 juillet 2018 14:17

      L’article de votre lien fait partie des deux occurrences explicites que j’avais trouvées.

      Cindy Kauffman dit qu’elle a une vision impartiale de Rand, ce qui me paraît, par nature, prétentieux. Quand on a besoin de répéter qu’on est le meilleur, c’est qu’on ne peut pas le prouver, c’est la base. Pour donner un équivalent français de la période et de la célébrité, c’est comme si je disais : « quand je parle de Camus, j’ai raison », alors que je ne suis cité nulle part dans les commentateurs principaux. Je connais très bien Camus mais je ne me permettrai pas de dire que je suis impartial, ou spécialiste.
      Ce que Madame Kauffmann dit d’ailleurs par la suite ne fait que prouver ce qu’elle veut réfuter, donc...
      Je pense qu’elle est victime du syndrome classique de la lectrice/lecteur qui n’aime pas qu’on touche à son livre favori (je l’ai aussi parfois, je ne lui en veux pas...).
      Trop d’indices prouvent cet intertexte. Comme dit dans l’article : Dagny, John, Ragnar donnent Daenerys, Jon et Rhaegar. Au bout d’un moment, ça commence à faire beaucoup pour une coïncidence (je sais qu’avec l’affaire Benalla...).
      Si vous lisez l’article en entier, vous verrez...

      Je n’ai pas trouvé de mot de Martin à ce propos. Mais cela ne veut rien dire. Ce n’est pas à lui de faire le commentaire de son livre. La plupart des bons romanciers se gardent de donner leurs secrets.
      Et Martin est un bon écrivain, plein de culture, qui manie l’intertexte avec beaucoup de dextérité. La Grève en est un, mais GoT en regorge. Shakespeare, Defoe, Shelley... Il y a des étudiants en lettres qui produisent des travaux sur les emprunts du Trône... à la littérature anglaise aux US. Mais Martin a jamais parlée de Defoe.


      • Montdragon Montdragon 24 juillet 2018 14:29
        Une splendide métaphore de Fort Boyard dans lequel un nain revanchard au caractère œdipien sera le seul à sauver l’honneur de sa famille aux yeux du pouvoir légitime.
        C’est comme cela que l’on paye ses dettes.

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