Malte : qui a tué la journaliste ?
Malte a été au cœur de l'actualité durant l'été pour le refus obstiné du Premier-Ministre Joseph Muscat d'accueillir les réfugiés de l'Aquarius. Un autre fait, survenu huit mois plus tôt, n'a en revanche pas attiré l'attention des médias étrangers. Pourtant, il y aurait de quoi : une journaliste d'investigation a été assassinée dans un pays membre de l'UE !
Elle s'appelait Daphne, elle avait 53 ans et était mère de trois enfants. Daphne Caruana Galizia a trouvé la mort dans l'explosion de son véhicule au soir du 16 octobre 2017. Journaliste freelance depuis 1997, elle avait révélé, au cours de sa carrière, de nombreuses affaires de corruption, d'abus de pouvoir ou de détournement de fonds publics. Magistrats, politiciens, hommes d'affaires, personne n'échappait à la plume acérée mais toujours juste de la journaliste.
C'est en 2013 qu'elle a acquis une popularité internationale, après avoir été arrêtée (puis rapidement relâchée) pour avoir révélé les relations affairistes entre plusieurs banques et le Parti Travailliste. En 2016, sur son blog consacré à la lutte contre la corruption, la journaliste révélait l'implication du ministre Konrad Mizzi dans l'affaire des Panama Papers. Le média états-unien Politico la décrivait alors comme "une croisée contre la corruption et le manque de transparence", la classant parmi les "28 personnalités qui font bouger l'Europe". Elle avait également enquêté sur les "Malta files", un scandale financier impliquant l'ensemble du complexe politico-financier de Malte dans l'organisation de l'évasion fiscale à travers l'Europe. C'est également elle qui avait incriminé le gouverneur de la Banque Centrale de Malte pour escroquerie et fraude fiscale.
Mais, depuis le début de l'année 2017, sa bête noire était Joseph Muscat, le premier-ministre maltais. Celui qui ne jure que par la devise "les Maltais avant les autres" et justifie ainsi le non-accueil des migrants serait-il en fait peu soucieux de ses concitoyens et de leur argent ? C'est en tout cas la conclusion à laquelle était arrivée Daphne Caruana-Galizia, déclarant par exemple que ce dernier qui aurait dissimulé ou détourné des milliers d'euros. En outre, d'après ses investigations, l'entreprise maltaise Egrant appartiendrait à Michèle Muscat, l'épouse du premier-ministre qui ne l'aurait tout simplement pas déclaré au fisc. Cette dernière aurait également ouvert une société offshore au Panama afin d'y blanchir l'argent provenant de pots-de-vin russes ou azéris. Ces révélations intervenues au printemps 2017 avaient causé la tenue d'élections anticipées le 3 juin, sans pour autant provoquer un changement de gouvernement.
Toutes ces enquêtes avaient naturellement attiré des inimitiés à la journaliste, victime de plusieurs intimidations : menaces de mort, chien égorgé, voiture brûlée… Mais personne ne pensait que les ennemis de la journaliste iraient si loin pour la faire taire. Pourtant, le 16 octobre dernier, ils ont mis leurs menaces à exécution. Une demi-heure après avoir publié un article mettant en cause un vice-ministre et avoir écrit "Il y a désormais des escrocs partout où vous regardez, la situation est désespérée", elle prend place dans sa voiture pour se rendre à une interview, sitôt après, la voiture explose : la journaliste meurt sur le coup. Dès le soir des faits, gouvernement et oppositions ont dénoncé l'attentat tandis que des milliers de Maltais se rassemblaient à La Valette pour rendre hommage à Daphne Caruana Galizia.
Le Premier-Ministre a immédiatement diligenté une enquête et requis l'aide du FBI ainsi que d'Europol. Une enquête qui a abouti, quelques jours plus tard, à l'arrestation d'une dizaine de personnes dont trois sont soupçonnés d'avoir fabriqué et fait exploser la bombe. Aucun des accusés n'avait pourtant de conflit avec la journaliste. La famille de la défunte, ainsi qu'un large pan de l'opinion publique maltaise, dénoncent une enquête bâclée et demandent l'arrestation des vrais responsables. De fait, plusieurs allégations mettent en cause le ministre Konrad Mizzi, voire Joseph Muscat lui-même.
Dix-huit médias internationaux, peu satisfaits de l'enquête officielle, ont décidé de mener leurs propres investigations en fondant l'organisation "Projet Daphne" au début de l'année 2018. Les nombreuses recherches de ces journalistes indépendants permettent de voir l'affaire sous un nouveau jour. D'après les dernières conclusions, Daphne Caruana Galizia enquêtait sur les "visas dorés" : la vente de la citoyenneté maltaise à des magnats fortunés et souvent peu recommandables. Depuis 2014, l'île monnaye en effet sa citoyenneté : pour devenir Maltais, il suffit de payer 1,2 million d'euros, d'investir dans une banque maltaise et d'acheter un bien immobilier. Des mafieux russes et chinois auraient ainsi bénéficié de ce sésame qui permet la libre circulation dans les pays européens et constitue un excellent moyen de contourner le fisc de son pays d'origine. Les milliardaires russes Dimitri Doykhen et Vadim Vasilyev ont ainsi bénéficié de la nationalité maltaise : "Je suis fier d'être Maltais, je partage les valeurs de ce pays", déclare ce dernier avec aplomb. Ils ne semblent pourtant pas résider dans leur nouveau pays : la "maison" achetée par Doykhen serait ainsi un ancien garage. D'autres magnats, poursuivis par le fisc ou la justice de leur pays auraient également trouvé refuge à Malte et en seraient citoyens. Parmi les 3300 personnes à avoir bénéficié de ce système de visas dorés, trois quarts seraient russes selon les journalistes du "Projet Daphne". L'on sait également que la lanceuse d'alertes enquêtait sur l'homme d'affaires suisse Christian Kälin, surnommé le "roi des passeports", qui aurait eu un rôle clé dans ce système de visas dorés. Or, le businessman suisse est suspecté de liens ténus avec l'oligarchie russe.
Si toutes ces allégations se vérifient, et si Daphne Caruana Galizia était au courant de tout cela, cette affaire serait susceptible de prendre une envergure internationale et les coupables (du moins, les commanditaires) pourraient être à rechercher au-delà de la petite île.
Un dernier rebondissement, intervenu en avril dernier, a encore plus compliqué (et politisé) cette affaire. Maria Efimova, une économiste et lanceuse d'alertes russe de 36 ans, employée dans une banque maltaise, s'enfuit de Malte avec son mari et ses deux enfants pour se rendre en Grèce où elle se présente à la police en déclarant craindre pour sa vie. C'est que la "lanceuse d'alertes" fait l'objet de deux mandats d'arrêt émis par Malte et Chypre pour espionnage et détournement de fond. On apprend grâce à L'Orient, Le Jour que Mme. Efimova aurait été l'une des sources de Daphne Caruana Galizia. Le 14 juin, la Cour Suprême grecque a rendu son verdict : la ressortissante russe ne sera pas extradée à Malte car "rien ne garantit un procès équitable". L'on ne saura donc probablement jamais ce qu'elle a à dire sur cette affaire…
Qui, à Malte ou ailleurs, avait intérêt à éliminer la trop gênante journaliste ? La question demeure toujours sans réponse.
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