Police : Yann Moix a-t-il raison ?
En 1953, à la chute de Dien-Bien-Phu, de nombreux enseignants communistes avaient exprimé leur joie devant leurs élèves et moqué l'armée coloniale vaincue. Dans la France d'aujourd'hui, droitisation oblige, un tel comportement entraînerait le renvoi immédiat de l'Éducation Nationale. Depuis la vague d'attentats qui a sévi dans notre pays entre 2015 et 2016, le flic et le soldat sont devenus des icônes sacrées. Le terrorisme entraîne toujours en réaction une montée du sentiment cocardier : on l'a vu aux États-Unis, on le constate en France. Le journaliste Yann Moix en a fait les frais.
Son crime ? Avoir publiquement affirmé que les policiers "chient dans leur froc", "stigmatisent et matraquent la population" et que la police française est "l'une des plus brutales d'Europe". Le ban et l'arrière-ban de la droite est montée au créneau pour dénoncer les propos du journaliste : une pétition a même été lancée pour que Yann Moix soit interdit d'antenne ; détail intéressant, l'un des auteurs de la pétition est un journaliste de "réinformation" qui avait soutenu Éric Zemmour. Et bon nombre de ceux qui, hier, soutenaient Zemmour au nom de la "liberté d'expression" ont signé ladite pétition aujourd'hui. La liberté, c'est pour ceux qui pensent comme nous : les autres n'ont qu'à se taire.
Aux responsables politiques, des syndicats de policiers se sont joints pour protester : Linda Kebbab porte-parole du syndicat SGP a ainsi proposé au journaliste de patrouiller avec les policiers "s'il a plus de couilles que nous" (sic), charmant !
Dans un pays où le bleu flicard est devenu couleur sacrée, Yann Moix a bel et bien commis un sacrilège. Et tant pis si les faits lui donnent raison. En effet, même si aucune statistique officielle n'est publiquement consultable, plusieurs ONG dont Amnesty International affirment que la police française serait la plus brutale d'Europe et userait le plus de violences. Une statistique officielle a néanmoins fuité et permet de confirmer ces allégations : le nombre d'usages d'armes à feu par des policiers a augmenté de 54% entre 2016 et 2017. Alexandre Langlois, porte-parole du syndicat de police Vigi justifiait ces chiffres par la récrudescence des violences faites à la police : une affirmation qui ne tient pas debout, ces violences ayant au contraire diminué et la police étant plébiscitée par 78% de Français qui disent lui faire confiance.
La France a par ailleurs fait l'objet d'une dizaine de condamnations de la part du CEDH depuis 2005 pour des violences policières. Si l'affaire Théo a marqué les esprits, d'autres "bavures" ont eu des issues encore plus tragiques : on se souvient notamment de ce jeune Nantais tué par la police durant l'été au cours d'un banal contrôle d'identité. Autre exemple : la mort du terroriste Khaled Kelkal le 29 septembre 1995, filmée en direct par des journalistes de France 2 dans une scène où l'on entend clairement un gendarme crier à son collègue "Finis-le, finis-le !" alors que le jeune islamiste git par terre, blessé et désarmé. Encore antérieure est la mort de Mesrine, l'ennemi public numéro 1, survenue le 2 novembre 1979, une exécution policière pour laquelle la famille du braqueur n'a toujours pas obtenu les explications qu'elle attend. Il ne nous appartient pas de spéculer si ces personnes méritaient ou non la mort, mais de savoir si la loi a été ou non arbitrairement enfreinte par ceux-là même qui ont fait serment de l'appliquer.
Les ONG et la CEDH ne sont pas les seules à s'émouvoir du nombre croissant de violences policières en France : les Nations Unies ont mis en demeure la France à deux reprises pour un usage "excessif" de la force par ses représentants de l'ordre. Le 15 mai 2016, à Genêve, un dossier d'une centaine de pages avait été lu lors d'une séance plénière du Comité Contre la Torture : étaient notamment fustigés les abus de pouvoir au sein de la police elle-même et les harcèlements envers les femmes policières, les violences faites aux migrants par les forces de l'ordre, le système particulièrement répressif de la garde à vue, les atteintes aux libertés consécutifs à l'état d'urgence alors en vigueur, la surpopulation carcérale et le nombre croissant de décès liés aux violences policières. Puis, en juillet 2017, c'est le Haut Commissariat aux Droits de l'Homme des Nations Unies qui s'était alarmé de la "relative impunité" accordée aux policiers coupables de "bavures" et d' "atteintes répétées à l'intégrité physique ou morale de personnes paupérisées et racialisées". Rien n'a changé depuis, sinon l' "abrogation" de l'état d'urgence. Enfin, "abrogation", c'est vite dit : l'état d'urgence n'est plus mais la quasi-totalité des mesures d'exceptions qu'elle autorisait sont désormais entrées dans le droit commun.
Un état de fait qui contraste largement avec les récriminations cocardières d'un Périco Legasse qui nous expliquait ce soir encore que "la République ne soutient pas sa police" déplorant que l'IGPN soit saisie chaque fois qu'un policier est présumé avoir commis une bavure. Le compagnon de Polony voudrait sans doute une police cowboy à la texane où l'on peut tirer des citoyens comme des lapins, dans la plus totale impunité. Dans les faits, il s'avère que l'IGPN sert plus souvent d'adjuvant que d'inquisiteur à la police : seule une affaire sur dix aboutirait à une mesure disciplinaire et une sur vingt à des mesures judiciaires, selon les ONG.
Car, il ne faut pas oublier que les policiers de l'IGPN sont… des policiers. Bien sûr, nous ne remettons nullement en cause leur intégrité, mais la nature humaine fait que l'on est – consciemment ou non – porté à soutenir, par esprit de corps, ceux avec lesquels on forme un groupe, dont on partage les habitudes, les valeurs et la lourde tâche d'appliquer la loi. Si l'IGPN était – ne serait-ce qu'en partie – composée d'avocats, de magistrats, de personnalités associatives, d'anciens détenus ou de simples observateurs citoyens, il est fort à parier que les résultats des enquêtes pourraient être quelque peu différents. Pour "réconcilier" les citoyens avec leur police, peut-être faut-il que cette dernière cesse d'être un entre-soi nimbé de non-dits, de corporatisme et d'autoritarisme aveugle.
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