La reprise en B.D., deux écoles s’affrontent
Hergé s'éteint en 1983 et laisse un album inachevé de Tintin, l'Alph-Art. Georges Rémi avait pris soin de préciser qu'il ne souhaitait pas voir son oeuvre poursuivie. D'autres, de Goscinny à Jacobs en passant par Jacques Martin, ont tous vu leurs séries reprises, avec des résultats bien divers ...
Quand Dargaud rachète les droits de Blake & Mortimer en 1992, l'objectif est de faire du Blake et Mortimer, pas du Edgar P. Jacobs (disparu en février 1987 au Bois des Pauvres).
A l'instar d'un Stanley Kubrick, ce perfectionniste du neuvième art laisse une oeuvre riche en qualité plus qu'en quantité : huit aventures et douze albums, plus un album hors série, le Rayon U.
Dargaud approche le meilleur scénariste européen, Jean Van Hamme (XIII, Largo Winch, Thorgal), pour en faire la cheville ouvrière d'une équipe à laquelle se joint la dessinateur Ted Benoit, apte à tenir la ligne claire. Autour de l'éditeur, les futurs auteurs sont réunis en janvier 1993 à l'occasion du Festival d'Angoulême.
L'idée est de partir sur trois albums de reprise en traitant un par un les thèmes de prédilection de Jacobs : espionnage, science-fiction et archéologie.
Le scénario du premier album, inspiré de la trame des Trente-Neuf Marches, ramène les deux héros sur le sol de la Perfide Albion, d'Angleterre vers l'Ecosse, la terre des ancêtres de Mortimer.
L'intrigue est de qualité, le final digne d'un James Bond, et l'on introduit enfin un personnage féminin (Virginia Campbell), là où Jacobs n'en avait créé qu'un seul en tout et pour tout : Agnès de la Roche, dans le Piège Diabolique !
Quand l'Affaire Francis Blake sort en septembre 1996, Dargaud explose les ventes prévues, ce qui compense l'année et demi de retard ... L'album était attendu initialement pour le printemps 1995. Pour faire patienter Dargaud, Ted Benoit avait envoyé un documentaire sur Apocalypse Now montrant les difficultés rencontrées par Coppola pendant le tournage. Le film, exceptionnel, montrera à tous que le réalisateur du Parrain et de Conversation Secrète avait eu raison de perséverer, étant récompensé de la Palme d'Or à Cannes en 1979.
En 1998, Dargaud réalise que Ted Benoit, très méticuleux, ne tiendra pas le planning prévu pour l'Etrange Rendez-Vous. Une deuxième équipe est donc montée. Ayant lu l'excellent livre de Jim O'Donnell sur la première rencontre de John Lennon et Paul McCartney le 6 juillet 1957 à Liverpool (le jour où John rencontra Paul), Yves Sente, alors directeur éditorial du Lombard, s'amuse à créer un scénario mêlant espionnage et science-fiction en pleine guerre froide. Ce sera l'excellente Machination Voronov, dessinée par André Juillard.
L'album sort en janvier 2000, tandis que l'Etrange Rendez-Vous arrive dans les bacs fin septembre 2001. Là encore, le talent de Van Hamme fait merveille, et après le cadre volontairement restreint, la recette marche comme pour l'album précédent : héroïnes féminines (Nastasia Wardynska, Jessie Wingo), décors grandioses dans des contrées inconnues de la série (Union Soviétique, Etats-Unis), utilisation d'Olrik dans un rôle de mercenaire.
A la quatrième reprise, Dargaud voit encore plus grand avec un diptyque, les Sarcophages du Sixième Continent. Yves Sente réussit une magnifique flash-back dans l'Inde coloniale des années 20, utilisant intelligemment la biographie de Mortimer laissé en 1981 par Jacobs dans un Opéra de Papier. Juillard se régale en dessinant le pays de Gandhi, ainsi que le Bruxelles de l'année 1958 en pleine Exposition Universelle, avec cet Atomium situé près du stade du Heysel, qui deviendra mondialement célèbre pour de sinistres raisons en mai 1985.
Le postulat de la série, violé une seule fois par Jacobs sur l'Affaire du Collier après la censure du Piège Diabolique, est respecté : le monde court un réel danger. Deux ans après les attentats du 11 septembre 2001 à New York et au Pentagone, Sente aborde le thème du terrorisme avec la difficulté de narrer les aventures de héros restés dans les années 50, en plein baby-boom, décolonisation et après crise de Suez.
Cependant, les tomes 15 (Etrange Rendez-Vous), 16 (Sarcophages du Sixième Continent tome 1 - la Menace Universelle) et 17 (Sarcophages du Sixième Continent tome 2 - le Duel des Esprits) trahissent déjà une tendance de dérive commerciale de Dargaud, avec trop d'anciens personnages réutilisés : l'empereur Basam-Damdu, Nasir, le professeur Labrousse, Jeronimo Ramirez, le major Varitch ... La raison en est simple, s'assurer que ceux qui lisent pour la première fois un album vont avoir envie de feuilleter les anciens et donc d'assurer la vente du fonds pour l'éditeur ...
Par la suite, la série va de mal en pis ... Le Sanctuaire du Gondwana n'est qu'un tome 3 du diptyque des Sarcophages du Sixième Continent, et dès la troisième lecture, l'album perd tout intérêt, malgré la beauté des paysages africains. Comme le chevalier noir des Monty Python, la reprise bâclée à cependant la peau dure, et elle va se pérenniser ...
La Malédiction des Trente Deniers porte bien son nom, l'album étant lourdement handicapé par le décès de René Sterne en 2006. Frappé d'une crise cardiaque à 52 ans sur son île des Antilles, le créateur d'Adler laisse le projet orphelin. Sa veuve, Chantal de Spiegeleer, termine courageusement le tome 1 (le Manuscrit de Nicodemus), avant qu'Antoine Aubin ne dessine le tome 2 : la Porte d'Orphée. Si l'idée originale de Van Hamme est bonne, réutiliser l'inconnue du décès de l'apôtre Judas en mêlant un ancien nazi à la recherche d'un trésor archéologique (les trente deniers), le résultat est une catastrophe absolue, comme une mauvaise adaptation sur papier d'Indiana Jones, par deux fois à la lutte avec le Troisième Reich sous la caméra virtuose de Spielberg : en 1981 dans les Aventuriers de l'Arche Perdue et en 1989 dans la Dernière Croisade.
La suite ne fera que confirmer le déclin amorcé par la série, avec une frénésie commerciale comme pour rattraper le retard causé par le décès de René Sterne en 2006 ... Le Serment des Cinq Lords, le Bâton de Plutarque mais plus encore l'Onde Septimus et le Testament de William S. plombent la réputation de la série, devenue trop rigide avec un passage obligé par le Centaur Club et l'obsession de Sente à vouloir explorer le passé des héros, que ec soit le lien entre Blake et Lawrence d'Arabie, l'arrivée d'Olrik à Scaw-Fell ou la fille de Mortimer ... Le comble est atteint par Jean Dufaux dans l'Onde Septimus où le scénariste prend le risque de donner une suite à un monument du neuvième art : la Marque Jaune. L'effet boomerang est terrible tant la comparaison fait mal ... A un tel niveau de médiocrité, Jacobs doit se retourner dans sa tombe. Il faudra attendre avant de donner un verdict définitif au nouvel opus la Vallée des Immortels dont le tome 1 reste intéressant. Mais Dargaud n'a aucune raison de stopper une martingale économiquement gagnante malgré la critique des journaux ou des puristes tant que les bénéfices sont au rendez-vous ...
Mais le mouvement de reprise ne se limite pas à Blake & Mortimer ... Avec Iouri Jigounov, Yves Sente reprendra XIII quatre ans après le premier cycle achevé par Jean Van Hamme, alors que Dargaud a réussi à lancer un spin-off, XIII Mystery, globalement décevant malgré un premier tome magistral sur la Mangouste, le tueur à la solde de la conspiration de Wally Sheridan. Mais depuis le fameux procès Astérix face à Albert Uderzo à la fin des années 90, Dargaud avait une poule aux oeufs d'or en la personne du célèbre amnésique inspiré de Jason Bourne (la Mémoire dans la Peau). Il fallait donc que le phénix renaisse de ses cendres, à tout prix ... Idem pour Largo Winch, dernier bastion lâché par Van Hamme après vingt albums.
Jigounov pris sur XIII, la série Alpha en souffre. Déjà privée de la virtuosité de Pascal Renard mort à 35 ans en 1996, la série d'espionnage va de mal en pis ...
Le constat est identique chez Casterman avec Alix et Lefranc, les deux séries phares de Jacques Martin. Avant son décès en 2010, l'artiste d'Obernai avait déjà lâché les rênes de ses créations, recyclant notamment un vieux scénario de Lefranc, le Maître de l'Atome. Le suivant, Londres en Péril, sera également réussi, mais par la suite, la série retombe dans le médiocre qu'elle avait fini par atteindre à la fin des années 90. Alix connaît le même sort que que son cousin Lefranc.
Tout ce mouvement dicté par des impératifs commerciaux logiques fait cependant se demander si au final, le grand gagnant n'est pas Hergé ... Car Tintin vit encore ... Livres sur la série comme le fameux Haddock Illustré d'Albert Algoud. Série d'animation (excepté le controversé Tintin au Congo) passée sur France 3 au début des années 90. Exposition permanente à Cheverny sous l'initiative du Marquis de Vibraye, qui exploite l'héritage entre son château et celui de Moulinsart. Musée Hergé de Louvain-la-Neuve ouvert en 2009. Film le Secret de la Licorne sorti en 2011 avec Steven Spielberg à la réalisation et Peter Jackson à la production. Centenaire de la naissance du maître exploité par Casterman en 2007 avec l'édition d'albums en format miniature ...
Cruel dilemme entre les écoles Tintin d'une part et Blake & Mortimer de l'autre, divergence qui rappelle le destin de Dorian Gray : vaut-il mieux vieillir naturellement ou rester jeune en vendant son âme (au diable) ?
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