L’extraterritorialité et ses larbins
Le capitalisme dévore ses enfants. Après avoir passé plus de deux ans dans les geôles de la justice américaine, un haut cadre de la firme française « Alstom » l’a appris à ses dépens. (Le piège américain, Editions JC Lattès, janvier 2019) Les bénéficiaires de ce système sont une espèce en voie d’extinction.
14 avril 2013, aéroport John Fitzgerald Kennedy (JFK) à New York. Frédéric Pierucci, responsable de la filière chaudière d’Alstom est reçu par un comité d’accueil de la police fédérale, le FBI. Il est immédiatement conduit au centre de l’agence à Manhattan pour un interrogatoire musclé. C’est le début d’un calvaire kafkaesque de plus de cinq ans.
Par la suite, Monsieur Pierucci profitera de son infortune pour faire connaissance avec le système carcéral américain, géré en grande partie par des sociétés privées, (coût d’un repas, 1 USD, salaire mensuel d’un détenu, 9,5 USD) ainsi qu’avec le tout puissant « Département de Justice », le DOJ, dont le fonctionnement ressemble davantage à un souk qu’à l’institution d’un état de droit. Son taux de réussite se situe à un niveau stalinien de 98% puisque seulement 2% des affaires instruites arrivent jusqu’au procès. (lpa)
La coutume américaine veut que les peines soient négociées entre le procureur et la défense, à condition bien sûr que l’accusé plaide coupable, ce qui est presque toujours le cas. Si l’accusé s’obstine, l’affaire est plaidée devant un tribunal, dont l’issue se solde, dans la grande majorité des cas, par une peine maximale, à moins que celui-ci ait des moyens financiers considérables pour, d’un côté payer ses avocats, et de l’autre, pour engager des détectives privés chargés de trouver des preuves de son innocence, car le procureur instruit à charge.
Il se trouve que le « frenchie » est accusé d’avoir enfreint la loi FCPA « Foreign Corrupt Practices Act », une loi fédérale américaine de 1977, une conséquence du scandale dit « Watergate », qui vise à lutter contre la corruption d’agents publics, aux Etats-Unis ou n’importe où dans le monde. En effet, cette loi concerne l’ensemble des actes de corruption commis par des entreprises, soit cotées en bourse sur le territoire américain, ou qui participent d’une manière ou d’une autre à un marché financier, régulé aux Etats Unis, ou des personnes, installées aux Etats-Unis, ou non. Cela s’appelle l’extraterritorialité. (Wikipedia)
La loi antiterroriste « Patriot Act », votée par le congrès américain et signée par George W.Bush le 26 octobre 2001, avait donné à la justice américaine l’idée de sortir de ses tiroirs une ancienne loi qui n’avait jusqu’ici pratiquement jamais été appliquée, à en juger par le nombre de condamnations, pour permettre aux gouvernements américains successifs, de lancer une vaste opération économique prédatrice à l’encontre de ses partenaires économiques, notamment européens. Le « Patriot Act » lui-même fut le déclencheur d’une une opération d’implantation militaire de l’armée américaine sans précédent, à la frontière est de l’Otan ainsi qu’au au Moyen Orient.
Dans les bureaux du FBI les agents fédéraux commencent à lever le premier petit bout du voile. Le cadre d’Alstom est soupçonné d’avoir « conspiré avec d’autres cadres dans le but de corrompre un député indonésien qui siège au sein de la « Commission de l’énergie » au parlement indonésien, dans le contexte de la construction d’une centrale électrique sur l’ile de Sumatra, près du port de Tarahan en 2003, dix ans auparavant. » (lpa)
Cette affaire, somme toute anecdotique, s’inscrit dans un contexte beaucoup plus vaste d’un système de corruption, établi par la firme française via sa filiale suisse, utilisant une société helvétique, spécialement crée à cet effet, « Alstom Prom ». Les autorités suisses avaient par ailleurs reçu l’éloge des autorités américaines pour leur précieuse collaboration dans ce dossier.
Dans ce contexte, on ne peut s’empêcher de penser, à l’empressement de notre ministre des finances et actuel « Président de la Confédération », Ueli Maurer, au mois d’octobre de l’année passée, voulant livrer aux autorités américaines, en vrac, dans un acte d’obéissance par anticipation, une liste sur lesquelles figuraient non seulement les noms de présumés fraudeurs, mais également les noms de milliers de citoyens suisses, employés du secteur de la finance, dans le cadre de l’échange automatique de renseignements EAR relatifs aux comptes financiers en matière fiscale, permettant de lutter contre la soustraction d’impôt sur le plan international. Le parlement l’en a empêché, pour l’instant.
Prenons une profonde respiration. Il s’agit donc d’un citoyen français, soupçonné d’avoir soudoyé un parlementaire indonésien dans un marché public en Indonésie par le versement d’une « commission », financée par une filiale suisse. L’élément américain est difficile à trouver, à part le fait que l’accusé ait travaillé sur sol américain pour le groupe au moment des faits.
L’extraterritorialité du droit américain et le prosélytisme de la « Pax americana » sont sans doute des concepts qui trouvent leur origine dans la position de vainqueur de la deuxième Guerre mondiale à côté de l’Union Soviétique, ayant fait émerger deux modèles de société qui se regardèrent en chien de faïence, et, entre les deux, une Europe dévastée.
Ingénieur de formation, détenteur d’un MBA (Master of Business Administration), le catéchisme néolibéral, un « must » pour l’accès au sérail du pouvoir dans une entreprise, Monsieur Pierucci fut donc un homme de terrain avant d’être un manager. Dans sa fonction de responsable mondial de la division chaudière il fut toutefois également confronté au côté commercial du métier, le côté MBA quoi.
Dans un domaine où l’engagement de « consultants » externes est incontournable pour décrocher un contrat et fait donc partie du business depuis la nuit des temps., le paiement d’honoraires externes est obligatoirement sujet à un processus interne d’approbation stricte qui requiert une batterie de signatures, le tout géré par le département « compliance ».
Cette affaire démontre bien à quel point même les dirigeants les plus hauts placés de l’économie ne sont finalement que des pions sur un immense échiquier. Peut-être finiront-ils par suivre les conseils d’un des plus importants joueurs aux échecs, l’ancien président de la Banque Nationale Suisse, Philipp Hildebrand, Vice-Président et membre du comité exécutif du plus important fonds d’investissement de la planète et liront quelques lignes de Karl Marx sur la socialisation des moyens de production et la démocratisation de l’entreprise.
Un autre joueur aux échecs, le patron, entre temps déchu, de la firme « Alstom » Patrick Kron, crut lui dur comme fer de pouvoir contrôler les ficelles en toutes circonstances. Son obstination à tenir tête au « Département de justice », le DOT, a valu à son sous-fifre Frédéric Pierucci de servir d’otage et de croupir dans une prison de haute sécurité aux Etats-Unis pendant plus de deux ans. On ne plaisante pas avec les américains.
Le reste de l’histoire tout le monde la connaît, mais c’est toujours un plaisir de la reraconter. Dans le contexte de l’opération « prédation économique » déjà mentionné en amont, la multinationale américaine « General Electric » lorgna déjà depuis quelques temps sur une des pépites d’Alstom la division énergie. Il est fort possible que « General Electric » savait que la firme française était sous enquête, soit grâce à des informations du procureur, soit pour les avoir fournies à celui-ci au préalable, permettant l’ouverture d’une enquête.
Toujours est-il, la multinationale américaine finit par arriver à ses fins, le dépècement d’un joyau de l’industrie française qui, par ailleurs reçut le coup de grâce par la vente de sa division transport à l’allemand « Siemens », ce qui déclencha forcément la libération de l’otage Frédéric Pierucci.
Cette opération trouva une issue heureuse, d’un côté grâce aux efforts inlassables de son Président directeur général Patrick Kron, du coup libéré de ses ennuis judiciaires, accessoirement récompensé grassement par une confortable indemnité de départ, et, de l’autre côté grâce à l’intervention précieuse auprès de la commission de concurrence à Bruxelles du ministre français de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron.
On pourrait ajouter que Monsieur Macron s’intéresse déjà depuis quelque temps à l’entreprise « Alstom » pour avoir commandé d’urgence, en 2012, via l’Agence des participations de l’Etat (APE), un rapport secret auprès de la maison d’audit britannique « AT Kearney » juste au moment où le groupe « Bouygues » souhaitait se débarrasser de sa participation de 30%, ce qui a valu, sans aucun doute, à l’état français actionnaire un prix de vente avantageux, proposé par le cabinet londonien, ainsi que le paiement d’un dividende extraordinaire de 3,5 milliards EU à tous les actionnaires, dont 1,6 milliard à Monsieur Bouygues.
Cette histoire est emblématique pour une situation globale hautement explosive qui dépasse largement le cadre économique, car la concentration du pouvoir économique s’accompagne du pouvoir politique et du pouvoir militaire, et les individus qui le détiennent sont de moins en moins nombreux, mis à part le fait que la psychiatrie le diagnostiquerait comme des psychopathes. (Lawrence Wilkerson, ancien « Chief of Staff » du secrétaire d’Etat Colin Powell)
Ce n’est donc pas un fait anodin que d’éminentes universités américaines obtiennent des dotations importantes de la part des pouvoirs publics pour le développement du programme « Star Wars » (on croit rêver) du président Trump. On relève le laboratoire de recherches en physique avancées, spécialisé dans le domaine des armes nucléaires de l’université « John Hopkins » avec une contribution publique de 1,8 milliards de USD, ainsi que le « Massachusetts Institute of Technology », MIT, avec 900 millions de USD, pour ne nommer que deux. Tout ceci bien sur dans le contexte de la sortie des Etats Unis des traités de non-prolifération des armes nucléaires. (real news network)
A force de dissocier tous ces sujets, les médias réussissent brillamment à donner l’impression que, finalement, tout est sous contrôle et il suffit de procéder aux « réformes nécessaires ». Si seulement.
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