Lobbycratie ou lobbytomie ?
Nos "sociétés avancées" du XXIe siècle souhaitent-elles vraiment « être administrées en fonction du projet politique » des multinationales de l’agro-business, des biotechnologies ou du pétrole ? Sans oublier celles de "l'industrie numérique"... La journaliste Stéphane Horel, collaboratrice au Monde, explore de longue date l’impact du lobbying et des conflits d’intérêts sur les décisions politiques. Elle fait le constat implacable d’une manipulation de la science à des fins lucratives au détriment de la santé publique, de la vie des citoyens ainsi que de la démocratie.
Aujourd’hui, les dangers de l’amiante, des pesticides, du tabac, de l’alcool ou des perturbateurs endocriniens semblent bien documentés et ne plus faire plus l’ombre d’un doute. Du moins, pour qui veut bien « s’informer »... Ou ne pas céder aux manipulations des marchands de doute embusqués au coeur de nos systèmes d'"information" ... S’agissant du tabac, il a fallu des décennies d’une bataille d’informations et de rapports plus ou moins « indépendants » pour en arriver à une conclusion aussi implacable qu’irréfutable : « Fumer tue » - du moins ceux qui succomberaient à leur addiction, comme dirait un Monsieur de La Palisse de nos temps...
Mais le doute bénéficie toujours à d’autres « acteurs » de la vie économique qui usent de stratégies pernicieuses afin de continuer à diffuser leurs produits toxiques « voire parfois mortels » en bloquant toute vélléité de réglementation à leur sujet. Ainsi des perturbateurs endocriniens. Stéphane Horel leur a consacré un livre, Intoxication (La Découverte, 2015), récompensé par le prix Louise Weiss du journalisme européen.
Des études continuent à être réalisées sur le Bisphénol A (BPA) ou sur d’autres nuisances qui interfèrent avec le système hormonal. Mais nombre de ces « études », subventionnées par l’industrie chimique, ne « trouvent » pas d’effets sur la santé de ces produits, en dépit de l’accumulation de faits bien établis et de preuves évidentes... Bref, la recherche trouve parfois ce qu’elle veut – ou ce qu’ « on » lui suggère de bien vouloir « trouver »...
Ainsi se fabrique, de déformations de preuves scientifiques en fabrique de mensonges, une « industrie du doute » au profit des marchands de nuisances dont la dynamique d’illimitation emporte toutes les digues de la décence commune et de la santé publique...
L’industrie du doute
Dès l’introduction de son nouveau livre, Stéphane Horel dresse ce constat glaçant et sans appel : « Depuis des décennies, dans le seul but de maintenir sur le marché des produits parfois mortels, des firmes sont engagées dans une entreprise de destruction de la connaissance et de l’intelligence collective. Elles font commerce de la science, créent le conflit d’intérêts, disséminent leur propagande : la mise en oeuvre de ces stratégies pernicieuses est au coeur d’une gigantesque manufacture du doute. Devenue rouage essentiel de l’économie de marché et du monde moderne, la manipulation de la science a progressivement redessiné jusqu’aux contours de la démocratie. »
Mais qu’est-ce que « la science », au juste, si ce n’est un « processus de construction de la connaissance et de production du savoir » ?
Ainsi, la psychanalyse, « conçue pour comprendre et soulager la souffrance des êtres », a été « hybridée avec la propagande dans le but de vendre » tout et n’importe quoi aux « consommateurs » dont on « malmène l’humanité ». La faute à Edward Bernays (1891-1995), ce « profiteur de la psychanalyse » ?
Neveu de Freud, le publiciste austro-américain avait inventé la propagande institutionnelle et l’industrie des relations publiques au service des industriels du tabac pour... convertir les femmes à la cigarette durant les Années folles – en faisant passer la fumeuse vessie de l'addiction tabagique pour la lanterne rouge d'une souveraine manifestation de liberté...
Le langage est vidé de son sens par l’artifice des « renominations ». Ainsi, les pesticides et autres produits avec leur suffixe « cide » (venu du latin « tuer ») sont rebaptisés en « produits phytosanitaires » et infestent la chaîne alimentaire... Stéphane Horel avait reçu, avec Stéphane Foucart, le European Press Prize de l’investigation pour la série sur les Monsanto Papers - mais les pesticides « renommés » n’en poursuivent pas moins leur oeuvre mortifère dans nos écosystèmes... Il n’y a pas que la malbouffe (junk food) ou les poisons industriels qui abîment le corps : il y a aussi la « malinformation » qui gangrène l’esprit. Comme celle fabriquée par les lobbyies qui passent commande de « recherches » dites « scientifiques » aboutissant aux « résultats » exigés par les industriels. Ou celle de ces « experts juges et parties » qui conditionnent pour des décennies les politiques de santé publique sans que cela ne trouble un seul « responsable politique »...
Cette manufacture du doute, cette fabrique de controverses, cette « science de diversion » achetée au prix de son reniement (junk science) gangrènent aussi nos démocraties.
Détournement de richesse publique
Serait-ce là le « prix à payer » juste pour une illusion de confort dans un système de fraude et d’irresponsabilité généralisées ? Stéphane Horel en rappelle le coût caché : « Nous ne pourrions nous permettre l’opulence de la société de consommation si le coût astronomique de cette destruction de la connaissance était compris dans le prix des biens que nous achetons. Les dégâts qu’elle engendre sont le plus souvent à la charge de la collectivité, c’est-à-dire nous, individus, par le biais de nos cotisations sociales ou des atteintes à notre santé. »
Mais qui va payer le « juste prix » de ce gâchis et de cette dévastation planétaire ?
Qui « responsabiliser » à cet effet jusque sur son patrimoine ?
La journaliste laisse entrevoir une piste de réflexion : « Les responsables de ce désastre ne sont des sociétés « anonymes » que d’un point de vue juridique. Les sociétés engagées dans cette destruction de l’intelligence collective et de la connaissance scientifique possèdent des noms, des logos et des adresses. »
Mais "que fait l’Europe" ? La Commission européenne ferait-elle le choix délibéré de s’appuyer sur des études financées par les industriels ? Stéphane Horel interroge le fonctionnement d’une machine qui semble rouler au-dessus des moyens et des intérêts de citoyens tenus à l’écart des décisions qui pourtant les concernent au premier chef : « Qu’est-ce donc que ce système politique où interrogations et critiques provoquent l’inverse de ce qu’elles devraient dans un débat démocratique ? (...) Embarqués dans une opération de repli hostile, les responsables européens se sont retournés contre le public (...) L’appareil administratif de l’Union européenne n’est-il qu’une gigantesque machine à traiter les besoins des acteurs économiques, un ustensile dont la vocation serait d’infuser leurs desiderata ? »
Le sentiment de confiscation démocratique éprouvés par les peuples européens se traduit par une désertion des urnes... Faudrait-il interroger aussi la nature du « projet européen » ? Serait-il réaliste d’exiger une « repolitsation, urgente et nécessaire, de ces questions », sachant que « le pire cauchemar de ces industriels de la dissimulation et du cancer, c’est en fait la démocratie » ?
Si le « crime de destruction de la connaissance » n’existe pas, est-ce à dire que l’impunité est assurée pour ceux qui captent à leur profit la science et la production de connaissance ?
Pour Stéphane Horel, il ne s’agit rien moins que d’une captation de la démocratie : « Nos sociétés ont mis des siècles à développer des processus raffinés de production et de contrôle des connaissances. En se les appropriant, les industriels sont parvenus à implanter l’ignorance au coeur de la décision collective en quelques décennies seulement. »
Le « curseur de l’intérêt général semble déréglé » dans nos « démocraties avancées » dont le jeu politique faussé n’assure plus des gouvernements véritablement représentatifs. Si le « totalitarisme marchand » (appuyé par le consumérisme d'Etat forçant à la dépense...) n’est pas une fiction et si la frénésie accaparatrice de quelques uns n’est pas seulement une hypothèse « complotiste », la démocratie ne relèverait-elle pas, alors, d’un mythe non avenu et non opérant puisque le « mirage des urnes » s’avère impuissant à constituer un frein à la plus corrosive des corruptions ?
Jacques Maritain appelait « démocratisme » ce « mythe religieux » d’une démocratie incantatoire et fétichisée dont les infortunes ne pourraient cesser qu’avec l’abolition de la domination de l’homme par l’homme et de la recherche de « profit » à tout prix... Quelle arme de reconstruction et de repolitisation massive pourrait contrer celles de destruction massive qui empoisonnent l’air, l’eau, la nourriture et le « doux commerce » des hommes dont elles dévastent la niche écologique ?
La santé actuelle et à venir de « l’espèce non inhumaine » est consubstancielle à notre capacité à répondre aux exigences fondamentales et vitales d’une démocratie authentique dans un état de « réalité » où la dite « réalité » serait de plus en plus optionnelle mais non moins impérieuse.
Stéphane Horel, Lobbytomie, La Découverte, 368 p., 21,5
14 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON