Le Brexit et le fantasme de Singapour
Alors que l'imbroglio politique britannique devient inextricable à l'approche de l’échéance du retrait de l'Union européenne prévu le 29 mars, un rêve a germé chez certains partisans du divorce : il s’agirait de transformer la Grande-Bretagne en un paradis fiscal sur le modèle de la cité-état de Singapour.
Ce projet compte quelques pointures parmi ses aficionados : Boris Johnson (ancien maire de Londres, postulant au poste de premier ministre), Michael Gove (secrétaire d’état à la justice), Owen Paterson (ancien secrétaire d'état pour l'environnement, l'alimentation et les affaires rurales, partisan de l'exploitation du gaz de schiste britannique et de la culture des OGM) et James Dyson (industriel, père de l’aspirateur à séparation cyclonique).
Le "modèle de Singapour" a également été montré en exemple par le secrétaire aux affaires étrangères, Jeremy Hunt (ancien ministre de la santé à l’origine d’une grève des hôpitaux en 2016 pour avoir voulu supprimer la majoration des heures supplémentaires pour les internes). Lors de sa récente visite dans cette ancienne colonie britannique (jusqu’en 1959) il a déclaré lors d'une conférence de presse : "La Grande-Bretagne peut être encouragée par le fait que la séparation de Singapour de la péninsule ne l'a pas rendue plus insulaire mais plus ouverte".
Sir Martin Sorrell (créateur « à partir de rien » du plus gros empire mondial de publicité mis à l’écart pour avoir fait un « mauvais usage d’actifs de l’entreprise » et avoir eu « une conduite personnelle inappropriée ») a déclaré cette semaine à la chaine Sky News (Davos) que la conquête de l'indépendance par Singapour "n'était pas sans rappeler certaines des choses que l’on entend à propos du Brexit : [le premier ministre fondateur de Singapour] a amené Singapour à un niveau jamais imaginé et obtenu les plus grands succès, sur une échelle certes beaucoup plus petite, mais les leçons sont là".
Flattés par ces louanges, les autorités de Singapour semblent toutefois déconcertées par les comparaisons entre deux pays dont la démographie, l’histoire et la géographie sont totalement différentes. Le taux d'imposition maximal des salariés au Royaume-Uni est de 45%, contre 22% à Singapour. Réduire les impôts entraînerait de nombreuses répercussions sur les choix budgétaires de l’état britannique, a expliqué le Premier ministre singapourien lors d'un entretien avec le rédacteur en chef de Bloomberg au Forum sur la nouvelle économie en novembre : "La Grande-Bretagne a mis au point un système de protection sociale de l'état dans lequel le gouvernement représente entre 40 et 45% du PIB. Le gouvernement de Singapour représente 16% du PIB, peut-être 17%. Donc, pour dire que vous allez ressembler à Singapour, allez-vous abandonner les deux tiers de vos dépenses, de vos retraites et de votre santé nationales ?"
Mais les raisons du « succès » de Singapour vont bien au-delà de son faible taux d’imposition.
Singapour est situé sur l’une des routes maritimes les plus fréquentées au monde. C’est d’ailleurs cette caractéristique qui avait attiré les colonisateurs britanniques au 19ème siècle. Deux siècles plus tard, la cité-état est devenue un important centre maritime et financier mondial, un maillon de la chaîne d'approvisionnement asiatique pour l’occident.
Le pays est l'un des membres fondateurs de l'ASEAN, une union commercial de 10 États membres, et aucun gouvernement singapourien n'envisagerait de quitter l'ASEAN parce que cela serait suicidaire.
La population de Singapour compte environ 3,5 millions de citoyens et 1,6 million de ressortissants étrangers (soit près de 36% des 5,6 millions d'habitants), une réalité que le gouvernement britannique aura du mal à faire accepter aux 52% d’électeurs qui ont voté en faveur de la sortie de l’UE, en particulier pour les questions liées à l’immigration.
Singapour n'est pas non plus un parangon d’« économie ouverte ». Son gouvernement a adopté une approche interventionniste de l’économie, et l’état a investi massivement dans ses industries naissantes. Une grande partie des terres de Singapour est nationalisée et plus de 80% de la population vit dans des logements publics bien construits, subventionnés par l’État, dotés de quotas ethniques, qui sont rigoureusement appliqués, ce qui sera difficile à avaler dans les friches industrielles de Leeds, Glasgow et Manchester.
Le système autoritaire de Singapour a permis au parti dominant pour ne pas dire « unique » de rester au pouvoir depuis l'indépendance et de mener à bien des politiques à long terme.
Cette semaine, l'entreprise éponyme de Dyson, évoqué plus haut, a annoncé le déménagement de son siège à Singapour. Malgré tous les discours sur le fait que la Grande-Bretagne doit devenir le Singapour de l'Ouest, les principaux partisans de ce rêve choisissent plutôt l’original. Gentil n’a qu’un œil.(1)
- Ma belle mère utilisait cette expression pour dire que les gens qui voulaient paraître bien intentionnés et de bonne moralité (gentil = gentilhomme) étaient souvent des hypocrites qui se voilaient la face par pruderie tout en gardant un œil ouvert pour ne rien perdre du spectacle...
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