L’école à deux vitesses : c’est officiel !
Dans la réforme de l'Éducation nationale votée en février, la création d'établissements « d'enseignement international » (comprendre "en anglais") est passée quasiment inaperçue ; c'est pourtant la généralisation et l'officialisation d'une forme d'élitisme !
1. Le projet de réforme
2. Le modèle de l'établissement de Strasbourg
3. Extraits des débats à l'Assemblée
4. Nos remarques
1. Le projet de réforme :
« Le 19 février dernier, le projet de réforme du ministre de l’Éducation nationale était voté en première lecture à l’Assemblée nationale. Depuis, c’est l’incompréhension entre les enseignants et Jean-Michel Blanquer. » (Le Figaro)
Les syndicats d'enseignants critiquent d'autres aspects de la réforme. Mais plusieurs députés ont remarqué cette nouveauté, qui est en fait la généralisation d'établissements déjà existant comme celui de Strasbourg, eux-mêmes une extension dérogatoire des diverses classes dites européennes ou bilangues. Il en serait prévu un par Académie.
« Le projet de loi prévoit la création d’établissements publics locaux d’enseignement international (article 6) qui tend à « généraliser l’expérience » de l’École européenne de Strasbourg. Des collectivités comme Lille, Paris et Marseille ont plaidé pour une souplesse de fonctionnement alors qu’elles envisagent d’ouvrir des écoles européennes sur le même modèle. « L’existence d’une offre éducative internationale est clairement mise en évidence comme l’un des facteurs clefs pour les entreprises tant dans le choix de leur implantation que dans leur capacité de recrutement au niveau international », rappelle l’étude d’impact. Pour les familles étrangères qui envisagent de s’installer en France pour des raisons professionnelles, « pouvoir compter sur une offre scolaire de qualité au sein des établissements publics locaux d’enseignement international, permettant à leur enfant de réintégrer éventuellement leur système scolaire national peut constituer un élément décisif dans leur choix d’exercer sur le territoire national », insiste le projet. Ces établissements préparent soit à l’option internationale du diplôme national du brevet et à l’option internationale du baccalauréat, soit au baccalauréat européen. Ces établissements pourront recevoir « des dotations versées par l’Union européenne, d’autres organisations internationales et des personnes morales de droit privé », à savoir des entreprises ou des associations. » (le Figaro)
« L’article 6 institue le cadre législatif applicable aux établissements publics locaux d’enseignement international (EPLEI) qui se rattachent à la catégorie existante des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) ; toutefois, ils s’écartent de plusieurs dispositions législatives applicables aux EPLE dans la mesure où leur création intègre des classes des premier et second degrés.
Ces EPLEI pourront préparer à l’option internationale du diplôme national du brevet et celle du baccalauréat ou à la délivrance simultanée du baccalauréat général et du diplôme ou de la certification permettant l’accès à l’enseignement supérieur dans un État étranger en application d’accords passés avec lui. Pour ceux disposant de l’agrément délivré par le Conseil supérieur des écoles européennes, ils prépareront au baccalauréat européen. »
(Assemblée nationale)
2. Le modèle de l'établissement de Strasbourg :
Ces futures écoles étant conçues sur le modèle de l'Ecole européenne de Strasbourg, on peut se faire une idée de leur fonctionnement supposé d'après celle-ci, notamment sur les points essentiels : la répartition des langues - le cursus en anglais représente l'énorme majorité (pourcentage non disponible...), l'allemand venant en deuxième, et les critères d'admission.
"L’enseignement est dispensé du cycle maternel (à partir de 4 ans) jusqu’au baccalauréat européen et est organisé en trois sections linguistiques, à savoir, germanophone, anglophone et francophone.
Il est précisé aux familles souhaitant déposer un dossier que le choix de la section doit correspondre à la langue maternelle ou usuelle de l’enfant. L’admission peut être soumise à la réussite à des tests.
« Au regard de la spécificité linguistique des enseignements dispensés et du diplôme préparé, l’examen du dossier scolaire du candidat est pris en compte dans la décision d’affectation. Par ailleurs, des tests sont organisés en langue 1 et langue 2. »
Critères d’admission
Sont admis de plein droit :
A. Les enfants du personnel des institutions et agences européennes communautaires, conformément à l’article 1er de la convention portant statut des écoles européennes.
Ensuite, les candidatures sont examinées dans l’ordre de priorité suivant et dans la limite des places disponibles conformément aux textes nationaux et normes européennes.
(Suite des critères d'admission sur le site)
3. Extraits des débats à l'Assemblée :
« M. Bastien Lachaud. Nous proposons en effet la suppression de l’article 6 qui prétend créer des établissements publics locaux d’enseignement international – EPLEI, – belle appellation pour un dispositif qui ne fait que favoriser une éducation à deux vitesses, avec cette logique de l’excellence qui souvent cache l’inégalité. Voilà en effet des filières sélectives, ouvertes au soutien par dons et par legs, et qui marquent clairement l’instauration de cette école à deux vitesses. Il n’est pas souhaitable de créer des établissements qui attireront les élèves les plus favorisés, aggravant les inégalités déjà sévères que connaît notre système éducatif.
Au prétexte de favoriser l’ouverture et l’épanouissement de quelques-uns, on portera une nouvelle fois atteinte à l’unité de l’éducation nationale, à l’égalité de tous les élèves, ce qui n’est pas acceptable. »
« M. Paul Molac. Le présent article nous inquiète quelque peu. Nous pouvons en effet craindre qu’il y ait peu de mixité sociale au sein de ces établissements. Si j’ai bien compris, ils auront un statut spécial, dérogatoire, et seront destinés plutôt aux anglophones : dès lors, quel est le motif d’intérêt général qui motive leur création ? L’unicité est une chose, la diversité en est une autre, et je peux comprendre que nous devions nous adapter, mais où est l’intérêt général ici ? Certainement pas dans le soutien à la langue anglaise, qui n’a pas besoin de nous pour bien se porter. »
Mme Fannette Charvier, rapporteure de la commission des affaires culturelles et de l’éducation.
« Cette école est donc très ouverte sur son environnement, avec une réelle préoccupation de mixité sociale, comme j’ai pu m’en rendre compte directement. »
« nous avons adopté un amendement visant à ce que le recteur veille à la mixité sociale au sein de ces établissements au moment de l’affectation des élèves. »
Favoriser la ségrégation et appeler dans le même temps à l'éviter, on dirait un sketch !
(Pour lire l'argumentation complète de la rapporteure)
4. Reprenons à notre compte les problèmes et dérives possibles :
- Comme l'ont fait remarquer des députés, on parle en fait d'un cursus en anglais. Les autres langues - allemand, espagnol et italien - sont là pour masquer la réalité, de même qu'à l'école primaire on camoufle que l'anglais est obligatoire, imposé de plus en plus jeune. Il y a une dizaine d'années, la réforme du primaire parlait hypocritement « des » langues... La méthode est la même, parler « des » langues, grâce à un bout d'allemand et des bribes d'espagnol et d'italien. (Le site Internet d'un établissement comme celui de Strasbourg n'est qu'en français, anglais et allemand, même pas dans les deux autres langues présentes dans le lycée !) Une récente propagande télévisée a montré le bonheur des boutchous qui font de l'anglais à la maternelle et au CP...
- Organiser tout un établissement en fonction d'une langue étrangère est une absurdité struturelle, c'est donner à une des matières scolaires une importance démesurée. Imagine-t-on structurer tout le parcours scolaire autour des maths ou de l'histoire ? Une fois de plus, on renforce la position de l'anglais comme langue de l'Union européenne, sans réflexion, sans en avoir jamais débattu, ni en France ni au parlement européen, et en opposition aux textes fondateurs de l'UE.
- Les critères d'admission de Strasbourg - déjà dérogatoires - sont éditifants. L'admission sera sélective sur dossier ou sur examen (de quoi, d'anglais à 6 ans ?)
- Un cursus en anglais n'en fera pas des petits génies, loin de là, tout au plus de bons bilingues. Par contre, il est possible que le niveau d'anglais requis pour des postes à Bruxelles soit tel dans quelques années que ces futurs élèves seront favorisés à ces concours – en cela réside la possibilité d'une dérive élitiste.
- Rappelons que la GB et les USA retirent d'énormes sommes de leur hégémonie linguistique – autre sujet tabou, autocensuré par les médias... On va importer des professeurs natifs (les petits de l'élite ne sauraient se satisfaire de professeurs d'un niveau mouyen et à l'accent approximatif) et financer de nombreux stages et séjours de formation en GB.
On pourra lire à ce sujet le livre de Robert Phillipson, traduit en français seize ans après sa parution, ou le rapport Grin, tous deux ignorés des médias, on se demande bien pourquoi...
Comme certaines facs de luxe aux États-Unis qui reçoivent des anciens de généreuses donations, ces établissements seront ouverts aux dons privés. Or, ces facs sont difficiles d'accès sans relations, coûteuses, mais elles offrent ensuite un réseau très influent dont les anciens se cooptent.
Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour supposer que ces nouveaux établissements seront mieux dotés que le bahut de Trouvère-Lazone !
Les raisons ou prétextes invoqués par le gouvernement sont toujours généreux et idéalistes : logique de l'excellence, tirer vers le haut, attirer à l'international, renforcer l'attractivité de la France, accords binationaux et surtout mixité sociale, terme qui revient souvent ! Belle hypocrisie. La création de ces établissements spéciaux va dans surtout dans le sens de la ségrégation scolaire, de la reproduction des élites – particulièrement européennes, avec toutes les dérives possibles... Que devient l'idéal de l'égalité des chances ? (Qui n'est pas, faut-il le rappeler, un égalitarisme ni un nivellement par le bas.)
C'est tellement évident qu'en réponse aux amendements des députés, le gouvernement a rajouté un texte demandant expressément aux responsables de faire attention à la mixité ! Soyons logiques : si on crée une structure qui favorise la ségrégation sociale, on obtient ce qu'on voulait dès le départ, un cursus complet en anglais dans des écoles semi-privées élitistes, au financement public ! Rappelons que la réforme parle d'école de la confiance ! Comme le chante le serpent Kaa dans le dessin animé : « Aie confiance... »
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