... Et soudain le monde fut indisponible
Penser l'indisponible, ne serait-ce pas là faire l'expérience fondamentale de l'existence humaine ? Le philosophe et sociologue Harmut Rosa invite à réinventer notre relation à un monde qui se referme parce que nous avons cru le dominer et en disposer à notre guise en le rendant disponible d’un clic... Mais qu’est-il arrivé au « progrès » ?
Le sujet sous tension de la « modernité tardive » a peur. Mais de quoi donc ? « D’avoir de moins en moins » estime Harmut Rosa. Cette peur de manquer « entretient le jeu de l’accroissement » du « programme moderne d’extension de l’accès au monde ».
Désormais, l’avenir ne pourra plus jamais être meilleur que le passé... Notre « modernité d’accroissement » a multiplié les promesses d’étendre notre accès à un monde qui nous porterait et nous nourrirait indéfiniment voire nous parlerait.. Mais les promesses d’épanouissement et de bonheur collectif ont cédé la place à des injonctions de réussite et d’accélération sans finalité : si nous ne devenons pas plus « efficaces », nous perdons nos emplois et nos acquis sociaux, et il ne nous sera plus possible de garder nos retraites ou notre système de santé...
Alors même que la technique met le monde à leur disposition, les « productifs », piégés dans une « société de concurrence effrénée » et sommés d’accroître leur « capacité compétitive », se vivent comme tendus vers... le rien. Leur non-vie est devenue objet de contrôle permanent, leurs données personnelles sont exploitables à merci et leurs relations à leur environnement sont passées au filtre d’une hyperconnexion générale qui justement les déconnecte les uns des autres en pétrifiant et réifiant leurs rapports. Les usagers en burn-out de ces addictifs gadgets électroniques supposés les appareiller au monde et leur assurer une disponiblité exponentielle des êtres et des choses ont de plus en plus l’impression que le « réel » ainsi « mis en réseau » leur échappe : l’illusion d’avoir le monde rendu calculable et « maîtrisable » au creux de la main nous le rend étranger, muet et vide... Quand l’un de ces gadgets prétendus « faciliter la vie » et démultiplier nos possibles ne fonctionne plus, ce sentiment de toute-puissance infantile cède le pas à un constat d’impuissance en mode panique : nous sommes faits comme des rats dans le labyrinthe...
Voilà bien ce qui caractérise notre « rapport moderne au monde » : ce constant renversement d’une toute-puissance illusoire à l’impuissance.
Penser l’indisponible
Harmut Rosa a déjà analysé cette frénésie d’accélération et d’accroissement qui mène la globalisation à tombeau ouvert (Accélération – Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010). Le professeur à l’Université Friedrich-Schiller d’Iéna avait proposé d’oeuvrer à un meilleur rapport à soi, aux autres et à l’environnement par la notion musicale de « résonance » (Résonance, La Decouverte, 2018).
Mais force est de constater que l’état d’ébullition (de « stabilité dynamique ») de notre système techno-économique ne permet pas de vivre d’expériences réellement résonantes. Ce « système d’exploitation » axé sur la compétition et l’accroissement dénie au monde la qualité de « sphère de résonance » et sa dynamique générale d’aliénation entrave notre élan vital vers lui...
Le directeur du Max-Weber-Kolleg (Erfurt) dissèque inlassablement notre « modernité », n’omettant pas de rappeler au fil de ses ouvrages : « Une société est moderne si elle n’est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique, c’est-à-dire si elle a besoin, pour maintenir son statu quo institutionnel, de la croissance (économique), de l’accélération (technique) et de l’innovation (culturelle) constantes »
Si nos « sociétés modernes ne peuvent se « stabiliser » que sur ce « mode de l’accroissement, c’est-à-dire dynamiquement », elles sont « structurellement et institutionnellement contraintes de rendre toujours plus de monde disponible, de le mettre à portée par la technique, l’économie et la politique ». Cela suppose une surexploitation de tout ce qui est utilisable – des matières premières aux « ressources humaines » - et l’exacerbation d’une obsession de contrôle généralisé.
Si la qualité de notre vie dépend de notre capacité de résonance, celle-ci ne peut se produire que lorsque « les choses, les lieux, les idées et les personnes que nous rencontrons nous touchent, nous transportent au-dessus de nous-mêmes » - et lorsque nous avons la capacité de leur répondre en laissant résonner cette « corde vibrante » qui nous relie au monde... Cette corde-là serait-elle coupée ?
La logique d’accélération de la machine techno-économique tournant à son seul profit nous fait perdre le monde comme « vis-à-vis parlant et répondant » à mesure que la technique étend notre accès instrumental à celui-ci sur le mode d’une « domination réifiante ».
Ainsi, le pouvoir des dominants se manifeste toujours par une extension agressive de leur accès au monde, « souvent aux dépens de tiers » - le présumé « ruissellement » de leur accès privilégié au monde s’avérant bien déssechant pour les autres...
Mais la machine infernale se heurte aussi aux limites de ce « jeu de l’accroissement » et de la « valorisation du capital ». La limite la plus évidente de ce « programme d’extension de l’accès du monde de la modernité » c’est l’implacable finitude de notre condition présumée humaine – aucune chimère de pacte faustien ne peut y remédier... Cette aspiration à la résonance...
Hartmut Rosa distingue quatre moments de mise à disposition du monde : le rendre visible (le télescope permet de voir plus loin...), atteignable, maîtrisable et utilisable. Ces quatre moments sont « solidement institutionnalisées » dans notre modernité exténuée qui n’en poursuit pas moins son « programme d’accès au monde illimité ». Nous avons fait du monde « l’instrument de nos fins » et l’avons mis en lignes d’exploitation : sa mise à disposition est devenue « mise en forme et en production » - sans oublier la mise sous contrôle du climat...
Cela lui donne cet air de bulle sur le point d’éclater : « Ce qui est là à l’instant présent est instrumentalisé et transformé en matériau et en objet de nos projections et désirs spécifiques ». La machine infernale de la publicité et du totalitarisme marchand a transformé notre besoin de résonance en « un désir d’objet ». Le capitulisme marchand ne peut que désarmer nos besoins en résonance en nous vendant des marchandises – ou la corde qui nous pendra...
La (non-)vie des conquistadors high tech est devenue une erratique « course sur les vagues » en pilotage algorithmique. Mais précisément la « dynamique de la vie sociale » ne consiste pas à chevaucher l’écume des choses : « elle est justement produite par les fronts en déplacement constant du conflit entre le disponible et l’indisponible »... La « vraie vie » s’accomplirait-elle là, sur cette ligne de frontière ténue entre ce qui est « disponible » et ce qui demeure fondamentalement « indisponible » ?
Harmut Rosa rappelle que « l’indisponibilité » constitue l’expérience humaine fondamentale. Faire corps et résonance avec le monde, c’est accepter ce qui n’est ni contrôlable ni prévisible et laisser place à l’imprévu. Cette mise à l’écoute voire cet abandon à ce qui nous dépasse permet de préserver la chance d’un moment de grâce et d’une action en résonance dans une plasticité universelle. Le photographe Henri Cartier-Bression disait : « Il n’y a rien dans le monde qui ne puisse avoir son moment décisif »...
Si Harmut Rosa ne saurait être suspecté d’optimisme béat, sa pensée exigeante ne désarme pas pour autant : par nature, l’homme est un être de résonance et il garde la possibilité de se ménager des espaces de résistance susceptibles d’une conversion en espaces de résonance.
C’est là peut-être l’enjeu d’un nouvel « agir politique » qui ne se laisserait pas définir par « les marchés », la « logique de la compétition » et le « processus de la globalisation » mais par une relation de « responsabilité et de soin ». Le faire poétique n’est pas autre chose que cette mise en harmonie avec la présence même du monde – cette coexistence avec sa pulsation vitale.
Harmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, collection Théorie critique, 146 p., 17 €
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