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Accueil du site > Tribune Libre > Apologie de Socrate et Criton par Platon

Apologie de Socrate et Criton par Platon

Franck Abed Platon

 

L’œuvre de Platon est composée presque exclusivement de dialogues mettant en scènes les formulations classiques des problèmes majeurs de l'histoire de la philosophie occidentale. Nous en sommes en présence de deux textes majeurs, que nous apprécions grandement tant ils sont riches d’enseignements et de réflexions. Le premier raconte le procès de Socrate sous la forme d’un échange qui tourne au débat entre l’accusé et ses accusateurs. Le deuxième nous présente une discussion entre Socrate et son ami d’enfance Criton. Cet échange verbal se déroula dans la cellule de Socrate, là où il attendait son exécution capitale. Les deux (courts) livres sont très intéressants car ils évoquent des thèmes fondamentaux et donc toujours actuels : justice, injustice, religion, le pouvoir, l’amitié, l’attente face à la mort et la mort elle-même… 

Prenons le temps de rappeler brièvement le contexte. En avril 399 av. J.-C., Socrate est accusé par Mélétos, et ses amis Lycon et Anytos, de trois crimes : ne pas reconnaître les dieux de la cité ; introduire des nouvelles divinités ; corrompre la jeunesse. Ce procès dépasse le seul cadre juridique « d’incroyance et d’impiété » comme nous le démontrerons. Athènes et Sparte, deux cités-états très puissantes se sont férocement livrées bataille de 431 à 404. Les combats se déroulèrent à la fois sur terre et sur mer. Les belligérants mirent tout en œuvre pour littéralement détruire l’ennemi. Victor Davis Hanson, un des plus grands spécialistes de la Guerre Antique, parle même de « conflit total  » (1). Cependant, à la fin de la guerre, Sparte la brutale ne fera raser que les seuls murs d’Athènes, épargnant chefs-d’œuvre et citoyens.

Quoi qu’il en soit, la brillante et raffinée Athènes est vaincue par Sparte la guerrière, et l’empire athénien s’effondre de la même manière que tant d’autres avant et après lui. Cette défaite ne constitue pas en soi un mince revers. La guerre a duré presque trois décennies, au cours desquelles tous les coups ou presque furent permis. Athènes se vit dépossédée de sa flotte - or sa domination reposait entre autres sur cette capacité de projection - et elle perdit en outre un quart de ses citoyens. De plus, elle connut une dramatique crise financière et d'importantes tensions politiques. De son côté, Sparte la victorieuse devenait la principale force dans le monde grec, mais son hégémonie fut de courte durée. En effet, une fois la victoire acquise très chèrement par Sparte, celle-ci subira rapidement le joug d’autres adversaires. 

La reddition d'Athènes en 404 est souvent considérée comme la fin de l'âge d'or de la Grèce antique. Cela en dit long sur l’état d’esprit qui animait les vaincus ayant dû subir l’occupation et les humiliations du vainqueur. Ainsi, certains Athéniens commencèrent à rechercher ou à désigner des coupables. Précisons qu’au début du conflit, une défaite athénienne ne semblait nullement envisageable, tant celle-ci apparaissait forte, puissante et riche. On sait ce qu’il advint. Pendant ce conflit que nous pouvons qualifier de fratricide, des voix à Athènes s’élevaient contre les tenants du pouvoir au point que certaines remettaient déjà en cause le régime démocratique. L’ingénieux tacticien et controversé Alcibiade, ami, disciple voire amant de Socrate selon certains, avait déjà tenté d’installer un régime oligarchique en 411. Lui aussi fut accusé d'avoir moqué les dieux et mutilé des statues les représentant, et même d’avoir trahi les Mystères d’Eleusis. Ne voulant pas être jugé, Alcibiade préféra l’exil chez l’ennemi héréditaire Sparte, pour ensuite finir ses jours chez un satrape perse. Sa mort fut à l’image de sa vie (2)…

Lorsqu’Athènes médita sa défaite, plusieurs jugèrent que la raison de cet échec se fondait dans l’abandon des valeurs traditionnelles. On se mit à accuser les modérés, les sophistes et certains philosophes. Certains rappelèrent que le très proche disciple de Socrate Alcibiade passa dans le camp spartiate en plein conflit, sans oublier son attitude - réelle ou inventée - peu respectueuse à l’égard des dieux. Les preuves s’accumulaient… D’après plusieurs disciples de Socrate, celui-ci avançait souvent des idées contre le régime démocratique estimant « que ce n'est pas l'opinion de la majorité qui donne une politique correcte, mais plutôt le savoir et la compétence professionnelle, qualités que peu d'hommes possèdent », comme le lui fait dire Platon dans Criton. Socrate, par ailleurs, ne se privait pas de vanter les mérites des régimes non démocratiques de Sparte et de la Crète, ainsi que leurs lois.

Les amis de Socrate voyant la tournure que prenaient les événements - une mort certaine - lui proposèrent de l’aide pour s’échapper. Or, Socrate ne voulait pas fuir et agir comme un vulgaire brigand. Il refusa en invoquant l’argument suivant : « Le respect des lois de la cité est plus important que ma propre personne ». Avait-il tort ? Raison ? Le respect d’une loi ou d’une décision de justice iniques est-il louable au sens de servir la Vérité et le Bien Commun ? Chacun aura son opinion… En revanche, nous partageons sans aucune réserve cette idée de Socrate : « Il est préférable de subir une injustice que de la commettre ». Cependant, son ami Criton voulut lui faire entendre raison et ne se contenta pas d’acquiescer aux paroles du maître. Il argumenta en expliquant que si Socrate mourait à cause d’une décision injuste, non seulement sa famille et ses amis seraient tristes, mais surtout, ses proches pourraient être accusés de n’avoir rien tenté pour le sauver. Les conséquences s’enchaînent : en plus d’éprouver une très grande tristesse due à la perte d’un être cher, ses amis et parents passeraient aux yeux des Athéniens pour des lâches et des personnes infidèles abandonnant l’un des leurs dans la difficulté.

Socrate répondit avec sa verve antidémocratique que l’opinion publique se trouve inconséquente car la Vérité (et heureusement dirons-nous) ne dépend pas d’elle. La recherche de la richesse, de la renommée, de bien paraître aux yeux du plus grand nombre ne constituent nullement les attributs des gens sages, selon Socrate. D’une manière générale, celui-ci ne voulait pas s’évader au risque de violer une des lois de la cité. Le dialogue avec Criton atteste sa volonté d’être digne face à l’injustice et de regarder son sort droit dans les yeux, en respectant les lois, même si celles-ci venaient de le condamner à mort… Il désirait, en quelque sorte, ne pas trahir le « Contrat social  » passé tacitement entre sa cité et lui-même.

Sans connaître le contexte politique et historique, il est impossible de comprendre comment une ville aussi majestueuse qu’Athènes, qui a éclairé l’Europe pour des millénaires, a pu juger et envoyer à la mort l’un de ses plus brillants philosophes. Ces deux joutes verbales et la présentation des événements qui conduisirent à ce procès permettent de saisir que la démocratie au sens large du terme, le pathos et le sentimentalisme, conduisent souvent à la catastrophe. N’oublions pas que le procès de Socrate eut lieu peu après la tyrannie des Trente - un gouvernement oligarchique composé de trente magistrats appelés tyrans - qui succédèrent à la démocratie athénienne. Il est évident, pour reprendre une appellation qui n’avait pas cours à l’époque, que Socrate fut victime d’une chasse aux sorcières. S’agissait-il, en quelque sorte, d’offrir un sacrifice pour calmer la colère des dieux et des Athéniens ? Non. Il fallait éliminer un ennemi politique gênant faisant figure d’icône et frapper d’effroi ceux qui approuvaient ses idées. Et là, nous en arrivons à René Girard et à sa thèse passionnante consacrée à la notion de bouc-émissaire (4)…

Pourtant, la justice finit toujours par faire son office. Effectivement, à peine Socrate mort et enterré, le bannissement ou la mort frappèrent immédiatement ses trois accusateurs publics. Pouvons-nous parler de prise de conscience ? Nous ne le croyons pas. Nous pensons surtout à la versatilité d’une foule dans une période de choc émotionnel comme il s’en produit tant en de pareils cas (5). La mort et le bannissement de ces trois hommes rendent-ils à la vie à celui qui venait de mourir ? Non. Est-il juste d’envoyer trois hommes subir de tels châtiments alors que dans une assemblée de 501 personnes une majorité de jurés les suivit pour voter la mort de Socrate ? Non. Décidément, pouvoir au peuple, rhétorique émotionnelle et sentimentalisme sont de biens mauvais conseillers. 

En définitive, que faut-il penser des accusations d’impiété et de corruption de la jeunesse lancées contre Socrate ? Ami et enseignant d’Alcibiade, de Critias et de Charmide, Socrate pouvait passer, sans trop de difficultés majeures, pour le vrai mentor de certains jeunes hommes politiques, dont les inclinations personnelles les amenaient à considérer avec respect l’oligarchie et à rejeter la démocratie. Socrate, à l’instar de plusieurs philosophes ou sophistes, valorisait davantage la logique que la foi. Les vieux Grecs voyaient sûrement en Socrate un anticonformiste qui devait forcément dévier de la religion traditionnelle. Pourtant, dans son « Apologie » et même dans le « Criton », Platon n’écrit nullement que Socrate est athée ou incroyant voire même impie, bien au contraire. L’accusation d’impiété et de corruption des jeunes générations cachait en fait des motifs politiques… Deux conceptions du pouvoir, du savoir et de la relation à l’Autre s’affrontaient.

Paradoxalement, ce procès ne marqua pas tant que cela les contemporains, hormis les milieux dits intellectuels adversaires et partisans de Socrate. Effectivement, les Athéniens, dans leur très grande majorité, devaient panser leurs nombreuses blessures et surtout reconstruire leur Ville, considérée déjà à l’époque comme un haut lieu du savoir et de la connaissance. Cependant, la mort de Socrate reste un événement marquant pour la civilisation occidentale. La dimension du temps a permis de donner à cette étonnante affaire la pleine mesure de la justice et de l’injustice (6). De fait, la représentation du philosophe victime de l’intolérance de ses concitoyens démocrates, mais remarquable de lucidité, de courage et de sagesse conserve encore toute sa pertinence aujourd’hui, même si nous vivons dans un espace civilisationnel qui a répudié depuis fort longtemps les antiques vertus…

 

 

Franck Abed

 

 (1) La guerre du Péloponnèse de Victor Davis Hanson

 

(2) Alcibiade de Jacqueline de Romilly

 

(3) Mémorables de Xénophon

 

(4) Le bouc émissaire de René Girard

 

(5) Psychologie des foules de Gustave Le Bon

 

(6) Le procès de Socrate : un philosophe victime de la démocratie ? de Claude Mossé


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7 réactions à cet article    


  • Laconique Laconique 22 avril 2020 14:05

    Merci pour cet article. L’Apologie de Socrate est un chef-d’œuvre de finesse et d’ironie socratique, qui n’a pas pris une ride en vingt-cinq siècles. Pour compléter la trilogie, après le Criton on peut lire le Phédon, qui relate les derniers moments de Socrate, dans une perspective plus métaphysique (et sans doute moins fidèle à la réalité).


    • Franck ABED Franck ABED 22 avril 2020 15:56

      @Laconique
      Je n’ai pas encore lu le Phédon, mais il est au programme. Quant aux deux textes en question, ils sont forcément un peu romancés ou reconstruits... Platon n’a pas assisté au procès.


    • Laconique Laconique 22 avril 2020 16:34

      @Franck ABED

      Si je puis me permettre, le Phédon est très philosophique, vous avez plutôt un génie historique. Je vous conseillerais plutôt de lire des textes historiques ou de droit, le Syllabus, les encycliques Quanta cura et Rerum novarum, des choses comme cela.


    • Franck ABED Franck ABED 22 avril 2020 18:56

      @Laconique
      Ayant mené un doctorat en philosophie politique je pense pouvoir lire Phédon sans trop de difficulté...


    • Laconique Laconique 22 avril 2020 19:02

      @Franck ABED
      E anch’io son dottore !


    • Clark Kent Séraphin Lampion 22 avril 2020 14:25

      Diogène ne manquait jamais une occasion de s’en prendre à Platon qu’il considérait comme un incorrigible bavard et une pâle copie de Socrate qu’il considérait comme un démagogue et dont il disait  : « Socrate mène une vie de mollesse : il s’enferme au chaud dans une maisonnette confortable, avec une femme aux petits soins, un lit douillet et d’élégantes pantoufles... »

      Un jour Diogène a demandé à Platon du vin et des figues, et Platon lui a fait porter une amphore de vin en oubliant les figues. Diogène lui a fait dire en retour : « Tu ne donnes jamais ce qu’on te demande pas plus que tu n’écoutes la question qu’on te pose  ! »


      • Hervé Hum Hervé Hum 23 avril 2020 21:17

        je n’ai pas lu Platon et cela me manque pas, ni ce qu’il rapporte de Socrate, vu que la seule lecture de votre article montre trop de contradictions.

        Je préfère Voltaire disant

        Quand nous parlons de la sagesse qui a présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler de la populace ; elle est en tout pays uniquement occupée du travail des mains (y compris des intellectuels et autres scientifiques, qui sont les mains du cogito asservie). L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne.

        C’est une suite naturelle de l’inégalité que les mauvaises lois mettent entre les fortunes, et de cette quantité d’hommes que le culte religieux, une jurisprudence compliquée, un système fiscal absurde et tyrannique, l’agiotage, et la manie des grandes armées, obligent le peuple d’entretenir aux dépens de son travail. Il n’y a de populace ni à Genève, ni dans la principauté de Neuchâtel. Il y en a beaucoup moins en Hollande et en Angleterre qu’en France, moins dans les pays protestants que dans les pays catholiques (ou musulmans). Dans tout pays qui aura de bonnes lois, le peuple même aura le temps de s’instruire, et d’acquérir le petit nombre d’idées dont il a besoin pour se conduire par la raison (et non se laisser manipuler par la passion, d’une culture faites pour cimenter la populace à servir les intérêts de ses maîtres).

        (Voltaire, essai sur les mœurs et l’esprit des nations, chapitre 155)


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