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Impasse de l’amour

L’incertitude amoureuse s’avive en une ère d’insécurité ontologique montante qui dissout les liens et suscite une « épidémie de solitude » exacerbée en temps de confinitude sidérante alors que la vie intime et les sentiments sont l’objet d’une marchandisation sans précédent…

 

img236425|left> La sociologue Eva Illouz (directrice d’études à l’EHESS) analyse sans moralisme à travers la sexualisation généralisée des relations humaines les multiples formes du « désamour « contemporain et cette « nouvelle culture du non-amour » lorsque les « relations hétérosexuelles s’organisent dans le cadre d’un « marché » en pilotage algorithmique.

Ainsi, le « capitalisme consumériste » et « scopique » (visuel) surexploite la subjectivité des femmes alors même qu’il semble leur donner « plus d’autonomie » et programme l’obsolescence des corps féminins après avoir hypersexualisé leur image... L’amour est-il soluble dans sa « stimulation » technologique ? Que se passe-t-il dans notre postmodernité technoéconomique exténuée à force d’être ultraconnectée ?

La différence des sexes est inscrite dans une espèce humaine en principe vouée à sa reproduction selon l’ordre des générations – ne serait-ce que parce qu’une moitié de l’humanité aurait vocation à « donner la vie »... La pensée symbolique de cette différence n’aurait-elle pas l’universelle simplicité de « dispositifs » où s’emboîteraient milieux biologique, naturel et social régis par une opposition binaire de si longue durée ?

Mais voilà : l’anomie fait rage au temps des « applis » de rencontre et d’une sexualisation exacerbée des relations humaines devenue source de » désarroi existentiel ». La « liberté sexuelle » aurait-elle dissous les sentiments dans le « sexe sans lendemain » et une « socialité négative » ?

C’est désormais, constate Eva Ilouz, une « incertitude généralisée, chronique et structurelle qui préside à la formation des relations sexuelles et amoureuses » lorsque la « culture consumériste » devient la « pulsion inconsciente structurant la sexualité  » et la libido un produit à consommer.

Le nouveau livre de la spécialiste des émotions et de la vie amoureuse décrit « comment le capitalisme a détourné la liberté sexuelle pour se l’approprier  », violant la sphère intime de chacun : « L’amour produit une certitude lorsqu’il s’organise dans des formes sociales qui intègrent dans l’interaction un avenir plausible. En l’absence d’une structure sociale productrice d’une certitude, il ne peut créer de certitude. Par ailleurs, la disparition de la cour amoureuse – avec ses structures culturelles et émotionnelles – est due à ce qu’il est convenu d’appeler la liberté sexuelle, qui s’est développée dans un appareil institutionnel complexe.  »

Que reste-t-il à « libérer » encore, après les corps, les « logiciels » ou les profits sans limites ? Faudrait-il à présent envisager de libérer les imaginaires de leur colonisation et les humains de leur obsolescence d’ « agents économiques et sexuels » plus ou moins « compétititifs » », livrés aux turbulences d’un « marché » hypervolatil toujours prompt à les dévaluer ?

La sociologue, professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem, pointe le paradoxe fondamental de notre postmodernité technoconsumériste qui marchandise le corps, « lieu d’accomplissement de l’existence sociale », en « objet de mesure, de classement et de commensuration » dans cette nouvelle économie de l’attractivité visuelle mobilisant tous les égos hypertrophiés, rivés à leurs écrans pour y tisser des relations plus ou moins intéressées avec d’autres aliéné(e)s de cette fuite en avant : « alors que le féminisme a gagné en force et en légitimité, les femmes se sont trouvé assignées de nouveau, à travers le corps sexuel, à des rapports de domination économique »... De la révolution néolithique à la « révolution sexuelle », les femmes seraient-elles une fois encore les grandes perdantes d’un système qui fait mine de les « autonomiser » tout en marchandisant leur image dans une culture masculine de prérogative et de prédation ?

L’ordre social ne reposait-il pas jusqu’alors sur le contrôle des corps féminins ? Mais est-ce une raison encore pour laisser le tissu civilisationnel se déchirer par ce « refus d’utiliser quelque fil que ce soit pour tisser un ouvrage » ?

 

L’effondrement de la certitude

 

L’anthropologue Marshall Sahlins voyait advenir voilà 35 000 ans la naissance du capitalisme et la genèse de la capitalisation du corps des femmes par un pouvoir mâle oppresseur…

Plus près de nous, au début du Xxe siècle, des industries prospères s’emparent des vulnérabilités innées de l’un et l’autre sexe. Ainsi, les industries de l’image (cinéma et publicité) « se sont mises à produire des images de corps sexuellement attirants afin de susciter du désir », attisant une consommation visuelle inassouvie. Dans notre « société de l’image », la « sexualité est devenue une composante visible de l’identité », une « « performance visuelle incarnée dans des objets de consommation visibles plutôt que par des pensées et des désirs ».

Désormais, la sexualité et la culture consumériste sont des « pratiques concomitantes et imbriquées l’une dans l’autre, à travers des objets culturels » pourvoyeurs d’ « ambiances sexuelles »... Eva Illouz rappelle que les médias ont joué un « rôle crucial dans la promotion de la sexualité, en recyclant une version partielle ou déformée du discours féministe, où l’égalité et la liberté sexuelle étaient synonymes de pouvoir d’achat et de sexualité affichée ». La série américaine Sex and the City (1998-2004) « illustre cette équation post-féministe du « girl power » à travers une sexualité libre et médiatisée par le marché  », en offrant le spectacle du « pouvoir économique accru des femmes, de leur intrépidité sexuelle et de leur forte intégration dans les industries de la beauté, de la mode, des cosmétiques, du sport et des loisirs  ».

Si les femmes sont libres de s’aligner sur le présumé « modèle masculin » et de battre les hommes sur leur propre terrain dans un contexte de compétitivité effrénée, la reconnaissance pleine et entière de leur souveraineté corporelle n’est pas acquise auss i longtemps que la sexualité est « à ce point indissociable de l’écononomie », marchandisant la féminité en injonction de « performance visuelle dans un marché contrôlé par les hommes » : « La valorisation économique du corps féminin est due à sa transformation en une unité visuelle cessible  »...

Le « cœur du problème », c’est cette ruse de la raison économique qui marchandise le corps humain en objet de plaisir séparé de son sujet dans une farce mercantile surjouée dont chacun(e) aime à s’ignorer la dinde consentante, interchangeable et aussi dévaluable que négociable sur ce « marché » des vanités.

Alors même que le mythe de Romeo et Juliette demeure le bon filon persistant d’une industrie culturelle si prodigue en injonctions contradictoires, voilà la sexualité et l’intimité devenues au quotidien « l’arène où se déploie le moi économique » - pas de répit pour les battants et les battus de cette incertaine course à l’échalote. Ainsi, elles ne pourraient plus jouer le rôle de « dernier refuge des valeurs humaines » voire de réponse ultime au problème fondamental de l’existence humaine jetée au monde...

 

« Les applis de rencontre, c’est l’économie de marché appliquée au sexe »

 

La preuve est faite par les technologies de l’Internet où se consomment les « affinités électives entre le sexe sans engagement et la consommation ». Qu’elle soit la part la plus authentique de nous-même réprimée par une histoire religieuse ou familiale tourmentée ou une affaire d’ « experts », la sexualité est devenue la « courroie de transmission de la technologie et de la consommation  ». Plateformes, réseaux sociaux et autres sites de rencontres « institutionnalisent la marchandisation des corps et des rencontres sexuelles » sur le mode d’une liquidation universelle... Dans une société « liquide » où l’on évalue la « valeur » de chacun, le jeu de la rencontre entre egos et égaux est celui de « l’évaluation » qui fait entrer dans un moment de reconnaissance sociale crucial : « L’incertitude ontologique est la résultante de trois processus – la valorisation, l’évaluation et la dévaluation, étroitement liées à l’intensification et à la dissolution de la subjectivité dans la culture capitaliste  »…

Ainsi, le corps visualisé et transformé en marchandise, façonné par des objets de consommation, est « converti en actif » sous forme d’ image « destinée à être vendue par le biais des industries de l’image ». La sexualité est « évaluée comme une forme de compétence » et « diffusée dans les médias à travers une économie de la réputation  »... Une « compétence » d’automate ? Les exclus et rejetés de ce « marché » de l’attractivité tenteront de se réparer sur le marché parallèle du « développement personnel » avant de remonter au front...

Si les hommes semblent avoir perdu leurs territoires voire leurs repères (si ce n’est leur « identité »...), il n’en demeure pas moins qu’au sommet de la chaîne alimentaire, une minorité d’hommes de proie (en proie à leur « mâle peur » ?) ayant accumulé un fort capital social, ainsi que l’ont révélé de récentes « affaires » et mouvements comme MeToo, cherchent toujours à « se grandir » ( ?) à travers l’exploitation et la domination des femmes dans la « logique d’accroissement » de cette culture de prédation au lieu de se grandir vers elles. Plutôt que de vivre une interdépendance sans dépendance et cultiver la réciprocité, l’un et l’autre sexe, pourtant grands orphelins de l’absolu, n’en finissent pas de s’empêcher dans leur humanité au seul profit d’un « réel » à très basse intensité vibratoire …

A quoi bon avoir « maîtrisé la nature » pour se révéler si peu capables de maîtriser la nôtre – et de dévaluer le mystère qui fait désirer ? L’intelligence du cœur attendra des temps meilleurs – lorsque la marchandisation de la vie intime et sociale ne fera plus recette ou lorsque le risque d’aimer se vivra hors marché, en âme et conscience, comme la rencontre vraie de deux forces appelées à se féconder et se renouveller en un nuancier infini... De quoi se donner un peu de certitude à vivre, enfin, de singularité s’alliant à une autre singularité pour se faire présent d’un inespéré qui humanise, envers et contre tout.

Eva Illouz, La Fin de l’amour – Enquête sur un désarroi contemporain, Seuil, 416 p., 22,90 €


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3 réactions à cet article    


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 29 avril 2020 11:33

    Il n’y a pas d’amour peureux. La société n’aime pas l’amour, raison pour laquelle domine le besoin permanent de sécurité.

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