Le choc du déconfinement et le silence des hérétiques
En ce dimanche 15 mars 2020, veille du confinement officiellement déclaré par le président Macron, les gens se pressaient sur les quais de Bordeaux, étaient joyeux, certains écoutant les fanfares de passage, alors que les plages du bassin étaient prises d’assaut et que la route du Cap Ferret se chargeait de bouchons, comme à chaque dimanche ensoleillé. Le 17 mars, la vie du pays s’est figée, la machine s’est arrêtée. Près de deux mois à vivre avec des règles strictes, dans la promiscuité familiale ou la solitude diversement vécue. Le 11 mai les villes furent à nouveau déclarées accessibles, moyennant le port du masque, recommandé ou obligatoire, selon les lieux et les boutiques. Et ce fut un second choc, celui de la libération entremêlé d’un choc sur la pensée. Le monde n’a pas redémarré comme avant. Etrange sentiment. Comme si avec le confinement, le monde d’avant avait disparu, enfoui dans le génie des âmes, alors que ces mêmes âmes ont à nouveau respiré pour faire sortir un nouveau monde issu de ces lampes d’Aladin qui cette fois, ne se frottaient pas les unes aux autres, distanciation oblige. Un étrange carnaval se dessina, avec les masques portées sur le bas du visage et non pas le haut comme il se doit dans les jeux de rôles pratiqués à Venise.
Que va-t-il se passer ? Nul ne le sait. Nous disposons d’évidences produites par le bon sens, confirmé du reste par les nombreux sociologues, sondeurs et autres politologues pointant un phénomène de société qui ne saute pas forcément aux yeux : Le monde pendant et après le confinement révèlera avec plus de contrastes les disparités sociales et les fractures déjà présentes avant l’œuvre mystérieuse du virus. C’est une autre évidence que de pressentir un monde d’après qui pourrait ressembler à celui d’avant en pire, avec les défauts accentués, les fractures aggravées par la crise économique et le²s régimes de plus en plus autoritaires. Cette vaste question devrait intéresser nos philosophes sous réserve qu’ils sortent de leur nombrilisme résilient pour porter attention au monde. Mais sans être certain que le monde puisse être pensé. Notre époque n’est-elle pas marquée par la défaite de la pensée ? La bien-pensance populaire abreuvée du front d’Onfray croit avoir un avis plus légitime sur la société ; elle croit que sa pensée colle de plus près à la vie, comparée à celle des experts, sondeurs et autres sachants de la société produits par l’université des élites et conviés à donner leur avis scientifique par les journalistes complices de ces mêmes élites. Détrompez-vous, l’avis des citoyens du peuple, sachant d’un jour, manifestant en jaune un autre jour, s’agitant sur les réseaux sociaux, ne vaut pas mieux. Les écrits sur le Net sont presque aussi épouvantables que les analyses des intellectuels. Pour être honnête, je suis même épouvanté par ce que j’écris même si je m’efforce de transmettre une pensée sur ce qui arrive sans que rien ne se soit clair. Essence et existence. Une nouvelle essence sociétale en vue ?
Le confinement a cessé depuis plus de dix jours mais rien de très clair ne s’est dessiné. Nous connaissions le monde d’avant, nous avons vu l’incendie viral contaminer les patients et l’inflammation sanitaire ravager la vie sociale. Le monde cramé reprend vie mais on ne voit pas ce qui pousse, ce qui va émerger. Il y a une semaine, j’ai de nouveau marché sur la plage sauvage du bassin, retrouvant les mêmes impressions mêlées à un sentiment de liberté retrouvée mais la ville de Bordeaux ne ressemble plus à rien de connu. Le cycliste retrouve sa liberté mais les badauds n’ont plus la même marge de manœuvre, les gens portent le masque, devenu obligatoire dans la majorité des boutiques du centre-ville. Les gens patientent à l’extérieur. Seule la rue Sainte-Catherine est parfois saturée de badauds, comme si elle servait de lieu de pèlerinage pour affirmer la foi consumériste. Le reste de la ville paraît déserté, vidé de ses passants, phénomène facilement explicable car les règles dans les trams, mêlées aux peurs virales, font que les rames sont à moitiés vides et ne drainent plus les populations vers les lieux de vie consuméristes du reste privés d’un ingrédient fondamental, la vie culturelle, les bars, les cafés, les terrasses et les restaurants. Sans doute faut-il être patient, attendre l’autorisation d’ouverture, en craignant néanmoins une baisse de fréquentation et d’étranges rassemblements autour de tables avec les nouvelles figures de la distance sociale.
Ce déconfinement génère un nouveau choc, diversement vécu par les citoyens du monde. Le bal masqué des badauds ne doit pas masquer l’inquiétante réalité d’une société se préparant à une dépression durable marquée par une criante inégalité entre les travailleurs et retraités protégés par un revenu fixe et les nombreux perdants dans cette affaire. Si la société ne parvient pas à maîtriser les égoïsmes, elle risque de s’effondrer. Nous ne savons rien de ce qui va arriver. Juste ce sentiment étrange d’un monde qui ne reprend pas ses marques et peine à se remettre d’une épreuve dont les causes sont à chercher ailleurs que dans un virus. Je reste sidéré, frappé de stupeur, face à une vie sociale altérée, alors que les bavards continuent à penser de travers et dire des banalités. Finalement, cette vie sociale semble irréelle et finit par résonner d’une étonnante vérité. La vie publique et sociale était en partie fantomatique, laissant accroire à une cohésion sociale parce les gens bougeaient et s’agitaient. La nation était éteinte depuis un bon moment. On leur a demandé de porter des masques, de s’écarter, de se mettre à distance, se fuir les uns les autres, de détourner les regards, de ne plus se parler, ne plus partager la boustifaille, d’aller pique-niquer ailleurs que sur les pelouses publiques, et tout ce monde a opiné, sans que nulle voix ne s’élève à part quelques trop rares intervenants, André Comte-Sponville et Daniel Salvatore Schiffer pour d’en citer que deux.
Le monde que je vois m’incite à rester muet. Je peux encore penser, anticiper l’immonde d’après, mais je ne peux plus parler, dire, je vois parfois un désert. Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle, le désert réveille parfois la pensée, éveille la conscience. Et cela rime avec l’émerveille. S’éveiller et s’émerveiller à nouveau. Traverser le désert métamorphosé en forêt, en quête d’une clairière, promise au randonneur, au Waldgänger raconté par Jünger. Le désert la forêt, lieux de prédilection pour les hérétiques et les anarques. Rester attentif, dans le silence des mots et des forêts. Ce qui arrive ne peut pas encore se dire, ni se penser.
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« Pour commencer, en ce qui concerne la traduction du titre, remarquons que le mot allemand traduit par « rebelle » est Waldgänger, terme qui, littéralement, signifie « celui qui s’en va dans la forêt ». Il s’agit en fait d’une figure historique. Durant le haut Moyen âge scandinave (en Norvège, puis plus tard en Islande), le Waldgänger était un proscrit qui choisissait de vivre une vie libre en se réfugiant dans les bois. Ce faisant, il menait une existence difficile et périlleuse car il pouvait être abattu par quiconque le rencontrait. Toutefois, il courait sa chance. À partir de là, Jünger va extrapoler et faire du Waldgänger une figure atemporelle, indépendante de tout contexte historique particulier. « Celui qui s’en va dans la forêt » est quelqu’un qui, « hic et nunc », veut échapper aux contraintes d’une vie hyper-socialisée et sortir des conventions établies, des dogmes, de l’enlisement des idéologies. Pour l’écrivain, un tel « recours aux forêts » n’a rien d’une idylle. Il ne s’agit pas d’une « retraite » ou d’une attitude compensatoire, mais plutôt d’une marche hasardeuse en dehors des sentiers battus, au-delà des frontières de la pensée commune.
Aujourd’hui, l’homme se trouve pris dans les engrenages d’une grande machine agencée, sinon pour le détruire, du moins pour l’aplatir et l’uniformaliser. Le type socio-anthropologique « normal » est relativement intelligent. N’a-t-il pas reçu comme tout un chacun une éducation, un « badigeon de culture » comme dit Jünger ? Mais les valeurs qu’il a intériorisées favorisent-elles sa sensibilité, son sens de la beauté du monde ? Est-ce là une chose qu’il peut éprouver ? Docile aux slogans et aux injonctions de tout ordre, ne vit-il pas dans un monde clos, prompt à dénigrer tout ce qui existe en dehors de son « espace normal » ? »
(https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Le-Recours-aux-forets/ensavoirplus/idcontent/16904)
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