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Accueil du site > Tribune Libre > La Nouvelle guerre froide : la Turquie d’Erdogan (fiction)

La Nouvelle guerre froide : la Turquie d’Erdogan (fiction)

A l’image de nombreuses familles lors des jours chômés, Hursit et sa tribu étaient en balade entre le Pont de Galata et le parc Sirkeci, à proximité de l’endroit où l’estuaire de la Corne d’Or rejoint le Détroit du Bosphore, et plus au Sud, la Mer de Marmara. Ses deux derniers fils de 4 et 5 ans, rejouant d’un coup la scène de leur turbulente innocence, se mirent à galoper dans tous les sens. Ils démarrèrent leur course au moment où retentissait la convocation à la prochaine prière, qui, dans les agglomérations du pays, prend la forme d’un canon réunissant les voix enchanteresses de l’ensemble des muezzins. Leur mère tenta bien de contrôler cette puérile réponse à l’appel du divin, mais, comme souvent, elle n’y parvint pas. 

Indifférent à ce déferlement de passions enfantines, Hursit ne songea nullement à assister son épouse. Il préféra se réfugier dans ses pensées, puis, à la recherche d’un peu de répit, opta pour l’un des bancs qui faisait face à l’Asie, ce continent qui déroule son immense étendue de l’autre côté du Détroit. Il se décida alors, presque mécaniquement aurait-on pu dire, à contempler cette scène que l’on retrouve dans toute cité portuaire et qui donne à voir des flopées de mouettes dessiner, en quête de leur repas du jour, des spirales descendantes en direction de la surface de l’eau. Mécaniquement parce qu’en cet instant, ni ce spectacle familier, ni la vive effervescence qui enflait la rumeur bruyante de la ville, n’avaient de prise dans son esprit, entièrement tourné qu’il était vers la fierté retrouvée de son peuple.

En cette fin d’hiver, Istanbul, et plus généralement la Turquie, connaissaient une chaleur inédite, signe des multiples effets du réchauffement climatique. La fonte des glaciers de la région arctique se faisait ressentir jusque sur les rives du Détroit qui, d’année en année, avaient fini par submerger les rez-de-chaussée de certains yalis, ces magnifiques résidences ottomanes construites les pieds dans l’eau. Le laissant pour une fois se perdre dans ses rêveries, son épouse réussit, grâce au pouvoir anesthésiant d’un soleil de plomb, à canaliser l’énergie débordante des deux bambins. Elle assouvit ensuite leur plaintive fringale par des morceaux du fameux sandwich au poisson frais grillé que des pêcheurs vendaient à la criée sur la promenade de Kadiköy. Ce retrait temporaire du devoir familial, lequel sape chez celui qui en est prédisposé toute propension à la recherche de la sagesse, permit à Hursit de se remémorer la veille au soir.

« La veille au soir ! Quel évènement à jamais inoubliable ! », s’exclama-t-il. Faisant partie de la cohorte des supporters ramassés par des dizaines d’autocars affrétés par l’AKP, il s’était rendu au Türk Telekom Stadyumu, le stade du club de Galatasaray. Recep Tayyip Erdogan avait prévu d’y exposer, selon ses dires, une « retentissante nouvelle ». Pendant les jours précédant la réunion, les médias avaient bouillonné des bruissements provenant des commentateurs et de leurs pronostics : le chef de l’Etat, qui jouissait maintenant d’un pouvoir illimité depuis sa triomphale réélection, s’apprêtait-il à rétablir le califat, comme la majorité des Turcs s’y attendait ? Il faut souligner à titre de clarification que la date du 2 mars choisie pour l’organisation du meeting présidentiel avait devancé d’un jour seulement le centième anniversaire de son abolition par Mustafa Kemal.

Hursit passa sa vie d’adulte à travailler dur. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il faisait partie de « la Turquie qui se lève tôt », comme disait l’autre. Il cumulait depuis quelques temps deux emplois, le premier dans le poste de sécurité d’une usine de fabrication de bonbons (ce qui rendait les petits joyeux quand il rentrait à la maison), le second en tant que commis dans un kebab du quartier touristique de Sultanahmet (avec des conséquences fâcheuses pour sa ligne, comme pour l’ardeur amoureuse de sa conjointe). Ces obligations professionnelles, qui fournissaient à son budget une stabilité nouvelle, l’occupaient pas moins d’une soixantaine d’heures par semaine. Aménager, pour son repos, des temps calmes loin de l’agitation de ses garçons était devenue sa principale obsession. Pour autant, même si, à l’aube de ses 40 ans, il se sentait rouillé par la vie, son surmenage n’avait pas éteint sa foi en l’avenir. D’abord parce qu’Hursit pratiquait sa religion avec ferveur depuis ses quinze ans, ce qui exerçait un effet apaisant sur son état mental. Ensuite en raison de la série d’actions du « reïs », laquelle avait laissé le champ libre à la Turquie pour s’affirmer comme une puissance décisive dans la marche de l’Eurasie.

Affalé devant la télévision après ses journées éreintantes, il n’avait cessé de suivre, contre son envie de sommeil, les discussions animées des politologues et éditorialistes autour du discours tant attendu du 2 mars. L’enivrement qui l’habitait quand il était question des faits d’armes du président avait, pour ainsi dire, la faculté de lui redonner vigueur malgré l’affaiblissement qui l’assaillait de plus en plus à cause de son existence besogneuse.

Le rejoignant dans le salon une fois les enfants endormis, son épouse, fidèle à elle-même, s’était peu exprimée sur le sujet. Hursit trouvait que ses phrases simples, des sujets-verbes-compléments prononcés à chaque occasion avec une extrême lenteur afin de leur attribuer une profondeur en réalité absente, constituaient le summum de son activité intellectuelle. Faute de ressources suffisantes, elle n’éprouvait nul besoin de sortir de ce manque d’élévation. Ses traits fins irradiaient d’un bonheur simple. Et dénotaient, selon Hursit, l’une de ces formes de sagesse inaccessibles aux philosophes, puisqu’elle n’était pas le résultat d’un intense questionnement, mais la conséquence d’un refus assumé de s’extirper de tâches quotidiennes impérieuses et d’une acceptation tout aussi assumée de se détourner des débats faussement complexes de la politique (ou de tout autre sujet de cet ordre). C’est pourquoi il avait été surpris de l’entendre claironner, un soir, qu’Erdogan allait annoncer une rupture des relations avec les Etats-Unis. Elle avait adopté cette espèce de ton mi-péremptoire mi-plaintif que les gens utilisent quand ils veulent convaincre l’auditoire de l’absolue justesse de leurs idées. Remis de son étonnement, Hursit lui avait rétorqué que cette éventualité était impossible à cause de la protection faite au territoire turc par le parapluie nucléaire américain. Défaite, elle s’était de nouveau retranchée dans son mutisme pseudo-philosophique.

En ce dimanche de fin de journée, la division persévérait au sein de la tribu d’Hursit. Dans un premier groupe, ses enfants, revigorés et hilares, faisaient mine de s’échapper de leur mère qui les poursuivait en enchaînant des grimaces délirantes sous son voile austère. Le second groupe était formé par lui seul. Lui qui, obstinément, restait silencieux. Ses yeux se voilèrent à la vue des quelques boutons de nuages sombres qui avaient fait irruption dans le ciel surchauffé. Puis, cherchant l’accalmie, ils se posèrent sur les visages des badauds qui se déversaient des bacs reliant dans un flot ininterrompu les rives asiatique et européenne d’Istanbul. Sur la plupart, une étrange passion sereine, comme si l’annonce de la veille rendit les Turcs sûrs de leur bon droit, ce sentiment les autorisant à enfouir dans leur inconscient l’immensité du risque pris par leur pays pour recouvrer sa place dans le concert des nations. Alors même que ce risque pouvait se traduire, si la situation dégénérait, en un anéantissement total de leur civilisation.

« Chacun à leur manière, les patriotes turcs sont sûrement en train de savourer ce moment singulier d’extase nationale », conclut Hursit. Il choisit pour se joindre à cette communion de relancer le film qui avait conduit à la veille. Car si l’information que le président avait divulguée à la face du monde était digne des plus grands coups de théâtre de l’Histoire, celle-ci ne faisait que ponctuer en une sorte d’apothéose l’accélération de la politique menée par Ankara depuis près de cinq années.

Il y avait eu la réislamisation d’Hagia Sofia, décidée en juillet 2020 malgré l’opposition des grandes capitales. Hursit attachait d’autant plus d’importance à cet évènement qu’il avait participé à la première des prières célébrées dans l’édifice. Il en avait retiré une joie telle qu’il s’était autorisé une rare incartade à son habituelle ponctualité en demeurant là au moins une heure après la fin de l’office. Il avait alors multiplié les incantations de louanges à Dieu pour Le remercier d’avoir autorisé le changement d’affectation du monument. L’état d’Hursit illustrait cette étonnante contradiction par laquelle la ferveur religieuse qui se développait chez un nombre croissant de Turcs avait l’air de se confondre de plus en plus avec leur fibre nationaliste historique, et ce, dans un pays qui avait inscrit le principe de laïcité dans sa Constitution.

Par ailleurs, une nouvelle donne avait été instaurée au Sud de la Turquie. Après le renversement de Bachar Al-Assad par une révolution de palais ayant conduit l’un de ses cousins à prendre le pouvoir à Damas en juin 2021, un rapprochement russo-turc, mettant de côté toutes les pommes de discorde (dont la réislamisation de Sainte-Sophie et celle, un mois plus tard, de Saint-Sauveur-in-Chora), avait eu pour effet immédiat l’arrêt des hostilités entre les révolutionnaires arabes sunnites et le pouvoir alaouite. Sous le patronage des deux Puissances, un cessez-le-feu généralisé avait été signé en janvier 2022 à Genève par toutes les parties (à l’exception des Kurdes qui ne s’étaient jamais remis du lâchage américain, et du reliquat djihadiste encore actif). Cet arrêt durable des combats avait donné à la Turquie l’occasion d’étendre son protectorat sur un large espace au Nord de la Syrie. Elle acquerrait ainsi, en plus du contrôle de réserves de pétrole appréciables, une profondeur stratégique utile pour régler la question kurde. La Russie, tout en préservant ses intérêts stratégiques en Syrie, avait secrètement obtenu en échange que la Turquie s’engageât dans un proche avenir à dénoncer, comme elle y avait droit, la partie de la Convention de Montreux qui régissait depuis 1936 la traversée des bâtiments militaires dans les Détroits du Bosphore et des Dardanelles. Cela, en vue d’une renégociation que Moscou avait l’intention de conclure à son avantage face aux forces de l’Otan. Pour Vladimir Poutine, ce réalisme politique valait bien la création de nouveaux sandjaks d’Alexandrette…

Suite aux nombreuses expéditions de recherche d’hydrocarbures conduite en dehors de ses eaux territoriales entre l’été 2020 et le printemps 2021, la Turquie avait en outre réussi à amener les Grandes puissances à répondre favorablement à sa demande de révision du traçage des frontières maritimes autour de Chypre et de certaines îles grecques de la Mer Egée. Malgré la découverte concomitante d’un énorme filon gazier en Mer Noire, grâce à laquelle la Turquie tablait sur une sortie rapide de sa dangereuse dépendance énergétique, Erdogan avait tenu à maintenir la pression pour réaliser la prise de contrôle de l’entièreté de ce qu’il appelait « notre patrie bleue » (et dans laquelle il s’attendait, comme beaucoup de spécialistes le supposaient, à mettre la main sur de nouveaux gisements prometteurs). Une renégociation, conduite lors du G7 à Reading en juin 2021, et cadencée par un Donald Trump qui, à peine réélu, voulait à tout prix garder l’allié turc dans le giron occidental, avait forcé la main de la Grèce et de Chypre. Contraints, ces deux Etats avaient dû reconsidérer à leur désavantage la délimitation de leurs eaux territoriales (sans toutefois abandonner à la Turquie la totalité de la zone revendiquée). Décidément, après la crise de l’euro qui avait vu le peuple grec manger son pain noir sous la pression de Berlin, l’Occident ne cessait de faillir dans la défense des intérêts qu’Athènes estimait légitimes. Une vraie désillusion de puissance pour la France de Macron, qui s’était empressée, à l’éclosion de la crise, d’envoyer auprès des Républiques hellénophones des forces militaires censément dissuasives… 

De l’avis des Turcs qui l’encensaient dans leurs conversations de chichas, le coup de maître d’Erdogan en Méditerranée orientale s’était plutôt matérialisée par la mainmise accomplie par Ankara sur une part prépondérante des forces sunnites du Liban. Profitant de l’hostilité affichée par la majeure partie des Libanais à l’encontre de la reconnaissance mutuelle d’Israël et des Emirats arabes unis en août 2020 (prélude au rapprochement ultérieur entre l’Etat hébreu et tous les autres Etats du Golfe à l’exception du Qatar), le président turc avait habilement joué en capitalisant sur l’envoi à Beyrouth d’une aide massive suite à l’explosion catastrophique qui avait eu lieu, dans un surprenant alignement de planètes, à la même période. Petit à petit, l’idée que la Turquie d’Erdogan fût la meilleure alternative pour assurer l’intérêt de la communauté qu’elles représentaient s’était instillée dans l’esprit d’une grande partie des élites sunnites. L’Iran disposait bien de son Hezbollah. Pourquoi ne pouvaient-elles pas, en imitant leurs compatriotes chiites, se trouver un protecteur sûr ? Et se choisir un remplaçant fiable aux pétrodollars destinés à devenir de plus en plus volatiles (à cause de l’intensification de la crise post-covid-19, tout comme des obligations diplomatiques nées des nouvelles relations des Etats du Golfe avec Israël) ? Le lien décisif entre Ankara et les quelques leaders sunnites qui avaient permis ensuite l’intrusion de la Turquie dans le jeu libanais avait été noué sur la question des réfugiés syriens. Erdogan avait en effet accepté, à partir de mars 2021, d’en accueillir un large contingent. Par cet acte, la Turquie restreignait le fardeau d’un pays qui avait absorbé jusqu’à l’équivalent de près de 15% de sa population en nombre de demandeurs d’asile. Elle pouvait toujours s’en servir en tant que monnaie d’échange supplémentaire dans ses négociations difficiles avec l’Union européenne (en réalité avec Berlin). Dès avril 2022, un nouveau parti sunnite, le Hizb ‘Adalat (le Parti de la Justice en arabe), alimentait la vie politique libanaise. Il bénéficiait d’un soutien total de l’Administration Erdogan, ce qui lui avait facilité la tâche pour se forger une milice nombreuse et disciplinée. Bientôt connu sous le nom d’Hezbalat, ce parti n’allait pas tarder à se signaler durant la Septième guerre israélo-arabe, puis lors de la Seconde guerre civile libanaise. Le risque d’une nouvelle conflagration dans la région n’interdisait pas au président turc d’avancer ses pions sur l’échiquier mondial…

Hursit fut extrait de ses pensées par les disputes de son épouse. Les enfants l’avaient poussée à bout en se dirigeant dangereusement vers l’avenue Resadiye. Ce qui interrompit la longue introspection par laquelle il avait égrené une partie des succès qui avaient renforcé la crédibilité de la Turquie. Il commençait à peine l’évocation de la victoire définitive, en mai 2021, du Gouvernement d’accord national libyen, soutenu par les militaires turcs, sur les rebelles du Maréchal Haftar (abandonnés par les Russes dans le cadre du grand réalignement de leur politique qu’ils avaient décidé de mettre en œuvre à la suite à la réélection de Donald Trump).

Sur le trajet du retour de la balade vers leur appartement d’un vieil immeuble du quartier de Galata, il s’était amusé à énumérer pour lui-même les bases militaires déployées à l’étranger en plus de celle présente au Qatar depuis 2014. L’armée turque était dorénavant installée en Libye (été 2020). Puis au Mali grâce aux effets de l’installation de Marine Le Pen à l’Elysée combinés à ceux d’un énième coup d’Etat réussi à Bamako (Novembre 2022). Mais encore dans le Nord du Liban autour de Tripoli (décembre 2022), au Soudan après l’extradition d’Omar el-Bechir en vue d’un procès à la Cour pénale internationale de La Haye (février 2023), et en Somalie suite à son écrasante victoire sur les shebabs des Tribunaux islamiques (mars 2023). Les tentatives de la Turquie de parfaire sa politique africaine par l’installation de contingents au Sénégal et en Côte d’Ivoire avaient en revanche échoué. « Pour le moment », se conforta Hursit.

La Turquie, s’était-il rappelé une fois le seuil poussiéreux de l’immeuble franchi, avait participé depuis 2022 aux exercices militaires organisés annuellement dans l’Océan Indien avec l’Iran, la Chine et la Russie, et deux fois l’an en Mer Noire avec la seule Russie (sauf en une occasion avec le concours de la Chine en octobre 2023). Le tout, en maintenant son adhésion à l’Otan.

Ce numéro d’équilibrisme s’était apparenté à un véritable tour de force diplomatique. C’est qu’il était hors de question, pour Washington, de pousser vers la sortie un Etat qui représentait la deuxième armée de l’Alliance. Bien que les offensives du président turc agaçaient dans les plus hautes sphères de l’Administration Trump, il convenait de ménager un pays qui devait jouer un rôle précieux dans la politique américaine de double-containment des poussées russes en Méditerranée et chinoise en Asie centrale (occupée en partie par des Républiques turcophones proches d’Ankara). Du reste, Donald Trump admirait Recep Tayyip Erdogan, qu’il considérait comme « un joueur d’échec de classe mondiale ». Pourtant, ce double-containment allait se transformer, au sortir du Discours du 2 mars, en double-spread, mettant en danger l’hégémonie des Etats-Unis sur les affaires du monde. Ou comment une politique étrangère obstinée malgré des signaux contraires conduirait l’Amérique à subir une défaite stratégique majeure… 

Hursit détestait ces instants vides de sens qui faisaient parfois suite au dîner et pendant lequel il était tiraillé entre sa volonté de s’isoler pour méditer et la nécessité de s’occuper du coucher des enfants quand sa femme, à bout de forces, le lui demandait. Ce soir-là, les deux gamins, surexcités, refusèrent malgré la ferme injonction de leur père de gagner leur chambre. Ils préférèrent continuer la multiplication de leurs sauts, perturbant l’assise du lit conjugal. Plutôt que de les gronder comme à son habitude quand il était confronté à ce type de remue-ménage, il exprima, en s’esclaffant, son euphorie du moment. Son rire ultrasonore tétanisa ses enfants, qui stoppèrent net leur fol amusement. Cette allégresse lui fit ouvrir sa bouche d’une amplitude telle que le haut de sa lèvre supérieure éclipsa de son visage la fine moustache qu’il s’était taillée en l’honneur du président. Imprimant un léger recul de la tête, son épouse le regarda d’un air surpris, ne comprenant pas la réaction de son mari.

Les enfants, restés dans la chambre de leurs parents, n’eurent pas le temps de fêter leur victoire. A cause de la magie des berceuses trouvées sur Internet par Madame, la fatigue les vainquit en quelques minutes. Leur mère, se délectant de son succès sur sa progéniture, se cacha sous la couette, pour enclencher sur Youtube la rediffusion d’un célèbre talk-show turc qu’elle se préparait à regarder avec une curieuse gourmandise. Mais s’il fallait établir un bilan de cette séquence quotidienne que l’on retrouve, par-delà les contrées, dans d’innombrables familles contemporaines, la palme de grand gagnant devrait revenir à Hursit, dont les traits tirés se détendirent, non pas pour se laisser tomber dans les bras de Morphée, mais afin de goûter une nouvelle fois à ce dont il avait été témoin la veille au soir.

Le discours du 2 mars

Une brise légère fit une apparition salvatrice, donnant un coup de fouet à l'évaporation de la chaleur accumulée tout au long de la journée. Le lune-étoile du drapeau turc, agité par les bras de dizaines de milliers de partisans, dessinait dans les tribunes une succession mouvante de tons rouges et blancs. Les éclairages des puissants projecteurs du stade en accentuaient l'éclat. Consciente de la portée historique de l'annonce à venir, l'assistance retenait son souffle. Le brouhaha général qui caractérise l'ennui vécu par les supporters lorsque l'arrivée des athlètes se fait attendre avait laissé la place à un chuchotement de cathédrale, excepté en quelques endroits où des groupes improvisés psalmodièrent des versets du Coran.

Au milieu de la pelouse sur laquelle les lignes du terrain de football avaient été effacées malgré la passion de ce sport qu’Erdogan partageait avec la majorité des hommes en Turquie (il avait même failli devenir professionnel, qu’eût-été le monde s’il avait tenu tête à son père qui lui avait refusé son souhait d’entamer une carrière sportive ?), une large estrade occupait l’espace qu’un carré aurait recouvert s’il renfermait un cercle inscrit matérialisé par le rond central supprimé et possédant un diamètre de même longueur que chacun des côtés dudit carré (soit 2*9m15, c’est-à-dire 18m30). Cette dernière phrase est certes compliquée, mais il est important pour vous lecteurs de vous imprégner de la complexité de toute réalité, soit en ce qui regarde le destin, ou quand il s’agit de décrire une simple estrade. Je vous l’accorde, ces deux informations n’ont rien à voir entre elles d’un premier abord. Il me plaisait pourtant de les marier ensemble. Cela me paraissait utile. Peut-être n’est-ce pas réussi. Bref ! Reprenons…

Deux rangées au-dessus de son siège, légèrement sur la gauche, trois hommes récitèrent en chœur les quatre-vingt-dix-neuf noms que la Tradition musulmane attribue à Dieu. A leur écoute, un élan mystique envahit Hursit alors qu'il scrutait le plafond céleste, invisible dans cette nuit noire. Le rythme lent de leur mélopée accentua la légèreté de son humeur. Il sentit dans son âme comme une porte s'entrouvrir, par laquelle s'engouffra l'idée de son extrême petitesse face au mystère de l'univers. Anonyme parmi les anonymes, il avait été choisi par Dieu pour être l'un des témoins d’un événement historique. Son élan mystique se transposa en quelque chose de similaire à de la reconnaissance. A cet instant précis, et pendant quelques secondes qui allaient rester gravées dans sa mémoire, il lui sembla éprouver physiquement cette sorte de bonheur qui n’annonce jamais sa venue, parce qu’il est impossible de le trouver par soi-même, y compris au soir d’une vie de total contentement. 

Les écrans géants du stade s’allumèrent pour y figurer les couleurs de la Turquie, rajoutant des faisceaux rouges et blancs au tableau d’ensemble, déjà très coloré. L’hymne national se fit simultanément entendre, interrompant les chuchotements, les psalmodies et l’envolée céleste d’Hursit. Des projecteurs présents sur l’estrade s’allumèrent, révélant un Erdogan seul, la main droite sur le cœur, les yeux fermés et la tête dirigée vers les airs. Fait inhabituel chez lui lors de représentations officielles, le président n’était pas accompagné de son épouse, de l’un de ses conseillers ou de quelques membres du Gouvernement. « L’Etat, c’est lui », se dit Hursit à la vue de cet homme qui incarnait le destin de tout une nation. 

« Si le président décidait de rétablir le califat dès ce soir, s’introniserait-il immédiatement après, dans ce lieu aussi banal qu’un stade ? Pure folie ou raisonnement évident que de chercher à deviner le nom qu’il se choisirait ? Suleyman comme le Magnifique ? Mehmet comme celui du prophète selon la transcription turque ? Ou bien Mustafa comme l’Atatürk, pour effacer à jamais l’impéritie de la laïcité dans une nation qui a assumé, pendant des siècles, le rôle de guide d’une moitié du monde islamique ? » Toutes ses questions, avec d’autres, le taraudèrent pendant que l’hymne était joué. Et d’ici quelques instants, il allait en connaître les réponses, qu’il espérait grandioses pour la Turquie.

Le chant national terminé, le visage du président apparut sur les écrans géants. La clameur qui naquit dans le stade à cette vision fut étouffée par celle provenant du dehors. N’ayant pu accéder aux tribunes remplies, des dizaines de milliers de personnes avaient manifestement décidé de rester sur place. Elles assistaient à l’événement sur leur portable, grâce aux sites Internet des chaines turques qui avaient annoncé, pour l’occasion, la rupture de leur programme. Hursit en déduit que tout le pays était en mode pause afin d’écouter Erdogan. Le président se rapprocha du pupitre de l’estrade, qu’on avait décidé petit et étroit pour donner l’illusion de sa forte carrure. Il leva, à l’adresse du public, son bras droit, fin et maigre, puis posa ses deux mains puissantes autour du micro. Plusieurs plans se succédèrent, plus ou moins larges, plus ou moins serrés, montrant le visage souriant d’Erdogan, la foule en liesse, Erdogan marchant, la foule en pleurs, Erdogan invoquant le nom de Dieu, la foule en extase.

Hursit se trouvait dans le virage sud-ouest qui faisait face au chef de l’Etat, les centaines de mètres les séparant rendant ses traits imperceptibles s’il n’y avait eu les écrans géants. Incommodé par le volume élevé des enceintes qui avait craché un son qui raisonnait encore dans sa tête, Hursit ferma les yeux avec force afin d’annihiler cette gêne grandissante. Le visage du président lui était de tout façon familier à force de l’observer dans ses interventions retransmises à la télévision. Son regard incertain, servi par de petits yeux à l’air détaché, n’était pas pour lui une ruse adoptée par le chef de l’Etat pour détourner l’auditoire de ses véritables intentions, mais le résultat hasardeux de la nature. A l’inverse, Hursit savait que la pointe d’amusement rieur qui apparaissait dans le coin de ses pupilles traduisait la volonté d’Erdogan de montrer la certitude qu’il avait de la supériorité de ses analyses.

« Mes chers compatriotes, As-salamu ‘alaykum, commença le président.

- Wa ‘alaykum salam wa rahmatullah, répondit la foule du dedans et du dehors.

- Mes chers compatriotes, as-salamu alaykum wa rahmatullah, reprit le président.

- Wa alaykum-salam wa rahmatullah wa barakatuh, rétorquèrent à l’unisson tous ses sympathisants. »

 

Hursit rouvrit les yeux. La gêne avait disparu. Après les salutations d’usage, Erdogan balança rapidement son corps vers la droite et vers la gauche. Ce réflexe l’aidait à se préparer à adopter ce ton martial si particulier chez lui qu’il accentuait, par un effet de loupe auditif, les origines asiatiques de la langue turque. « Mes chers compatriotes, laissez-moi vous concéder pour commencer que je suis heureux que Dieu ait permis à notre rencontre de se produire ».

« Mes chers compatriotes, grâce à Dieu, la Turquie, notre pays, est une grande nation. Phare de l’islam, elle abritait le calife jusqu’à il y a peu, lequel était le guide spirituel de notre civilisation. Le destin de notre nation a toujours été de montrer au monde musulman la voie à suivre pour assurer le mieux-être terrestre et spirituel de ses populations. Cela est de sa responsabilité depuis plus de cinq siècles. Ne pas poursuivre sa mission ferait perdre à la Turquie son âme et, même, sa raison d’être.

« J’ai lu et entendu les commentaires sur cette rencontre. J’ai vu que l’on mentionnait un hypothétique centième anniversaire de l’abolition du califat, que je devrais réinstaurer pour l’occasion. Laissez-moi vous dire une chose. Demain n’est pas le centième anniversaire de l’abolition du califat. Je vois déjà arriver avec leurs grands sabots ceux qui voudront me faire un procès en révisionnisme. Je ne suis pas Mahmud Ahmadinejad. C’est une erreur de m’assimiler à l’islamisme chiite. C’est une erreur de confondre notre volonté d’apporter la lumière de l’islam au monde et le souhait iranien, que nous critiquons, de dominer le Moyen-Orient.

« Je répète : demain n’est pas le centième anniversaire de l’abolition du califat. Car celle-ci n’a pas eu lieu le 3 mars 1924. Voulez-vous que je vous informe de sa date exacte ? L’abolition a eu lieu le 26 rajab 1342 de l’Hégire. Cette évènement est donc vieux de plus de cent-trois années puisque nous sommes aujourd’hui le 21 Sha'bâne 1445.

« Le temps est venu, mes chers compatriotes, de nous affranchir de nos pesanteurs et de renouer avec notre glorieux passé. Quoi de plus important que le temps pour marquer ce retour à notre grandeur ? J’ai donc décidé qu’à partir du 1er muharram 1446, la Turquie comptera l’écoulement des jours, des mois, et des années, à l’aide du calendrier hégirien, et non plus du calendrier grégorien. Comme ce changement impliquera des difficultés, non insurmontables, mais réelles, pour l’organisation de nos affaires, il sera permis, durant un délai de vingt ans, de se servir, dans l’administration, dans les médias, à l’école, dans les commerces, dans les entreprises, dans l’agriculture, dans les édifices religieux, et dans tous les lieux où cela s’avérerait nécessaire, d’une table de concordance. Elle sera fournie, sur mon ordre, par le Grand Mufti de la République. »

« Je ne suis pas venu ici, mes chers compatriotes, pour rétablir le califat ». A l’écoute de ces derniers mots, Hursit sentit une pointe de déception le dominer. Il était persuadé, à la vue de leur tête dodelinant comme la sienne, que ses proches voisins connurent la même stupeur défaite. « L’évènement annoncé en grande pompe ne serait-il qu’un tigre de papier », se lamenta-t-il ? Comme s’il répondait directement à Hursit, le leader turc reprit après avoir marqué une légère pause : « Je vous réserve d’autres surprises, mes chers compatriotes. Croyez-moi, elles vous rendront fiers d’appartenir au peuple turc. » Reprenant confiance en son mentor, Hursit revivait.

« Mes chers compatriotes, comme vous le savez, je suis fier d’être d’Istanbul, ville que le destin m’a donné à gérer pendant de nombreuses années. Comme vous, j’ai été abasourdi par les récentes informations sur les effets désastreux de l’environnement sur la ville, sur ses yalis qui risquent de disparaitre sous les eaux. Comme tout le monde avait pu le constater lors de l’affaire d’Hagia Sophia, je ne permettrai pas à ce qu’un élément de notre riche patrimoine nous échappe. C’est pourquoi j’ai ordonné au Gouvernement de préparer un Plan de sauvegarde de nos yalis. Pour Istanbul, aucune limitation budgétaire ne doit être considérée. Nous l’avons déjà montré à maintes reprises, comme lors de la construction de son nouvel aéroport, le plus grand au monde. Pour Istanbul, l’Etat paiera.

« Istanbul possède, grâce à l’action de l’Etat, tout ce qu’une métropole à la vocation mondiale doit recéler pour rayonner. Mais il manque une chose à cette ville à propos de laquelle Napoléon disait qu’elle mérite d’être la capitale du monde. Il y a des dizaines d’années que cette chose lui a été injustement retirée. Nous devons y remédier. J’ai donc décidé du transfert rapide de la capitale d’Ankara à Istanbul. Dans ce contexte, la présidence ne peut envisager de siéger dans un autre bâtiment que celui de Topkapi. Je m’y installerai donc une fois que les normes de sécurité dignes d’un édifice gouvernemental y seront fonctionnelles. La Grande Assemblée nationale de la République de Turquie prendra ses quartiers dans le palais de Dolmabahçe.

« Mes chers compatriotes, ces changements ne sont possibles que parce la Turquie a recouvré le rayonnement qui fut le sien du temps de l’Empire ottoman. Notre armée, en particulier, n’a cessé de se perfectionner. Notre autosuffisance militaire, atteinte pour 80% de notre armement, n’a cessé d’être l’objectif que j’ai fixé au Gouvernement. Par ailleurs, malgré la critique des Etats-Unis, je n’ai pas hésité à me fournir auprès de la Russie en matériel militaire lorsque l’intérêt supérieur de la nation le commandait. Enfin, nos forces sont aujourd’hui présentes dans plusieurs théâtres à travers l’Eurasie et l’Afrique. 

« Mes chers compatriotes, notre puissance porte une voix qui compte dans le monde. La Turquie est plus que jamais attendue, observée. Nous n’avons pas le droit à l’erreur dans cette marche vers notre destin.

« Mes chers compatriotes, cette voix comptera encore plus à l’avenir. Rien de tangible de pourra plus se décider sans le concours de la Turquie. Depuis de nombreuses années, nous menons des expériences pour nous développer. Et nous sommes arrivés à l’ultime exploit. Je suis venu vous annoncer, ici, mes chers compatriotes, que la Turquie possède aujourd’hui plusieurs bombes atomiques, qu’elle a fabriquées elle-même. Le combustible de ces bombes est au plutonium. Ces bombes sont disséminées dans des lieux secrets sur tout le territoire de la Turquie, afin de dissuader tout potentiel adversaire de l’attaquer. Quelques-unes équipent déjà nos missiles et nos bombardiers. Je présenterai dans le courant de la semaine notre doctrine de défense mise à jour, qui intégrera le rôle de cette nouvelle force de dissuasion.

« De l’étranger vous parviendront des critiques parlant de la menace de la bombe turque pour la stabilité. En réalité, il n’en est rien. De même que l’équilibre de la terreur entre les Américains et les Soviétiques a empêché l’éclosion d’une Troisième guerre mondiale, de même la bombe turque participera à un nouvel équilibre au Moyen-Orient. C’est peut-être ce qui a manqué le plus à notre région pour lui permettre de préserver sa stabilité.

« En conséquence de cet exploit technologique, la Turquie ne ressent plus le besoin de maintenir son alliance avec les Puissances de l’Ouest. Je notifierai donc dès demain aux Etats-Unis la demande de la République turque de retirer leurs forces et infrastructures de notre territoire, y compris de la base d’Incirlik. Je lancerai également la procédure visant à retirer la Turquie de l’Otan. Aujourd’hui, notre Etat se sent suffisamment fort pour assurer seul la sécurité du peuple turc.

« Ce nouvel outil militaire nous permettra par ailleurs de garantir, dans le cadre du multilatéralisme que nous appelons de nos vœux, l’équilibre entre les Puissances qui s’affrontent dans la Nouvelle guerre froide. Tant qu’elle ne se sentira menacée dans son existence ni par l’un ni par l’autre de ces Blocs, la Turquie ne prendra parti ni pour l’Ouest, ni pour l’Est.

« Mes chers compatriotes, la Turquie entre aujourd’hui dans une nouvelle ère, durant laquelle elle sera plus que jamais fidèle à sa vocation de phare de l’islam. Tournée avec confiance vers l’avenir, elle réussira, comme toujours dans son Histoire, à surmonter avec force les périls de ce XVème siècle au devenir incertain.

« Mes chers compatriotes, Dieu m’a donné la chance de vous servir depuis plus de vingt-ans. Je vous fais la promesse solennelle que tant qu’Il me prêtera vie, je ne cesserai de défendre vos intérêts contre ceux qui veulent affaiblir notre Etat. 

« Vive la République ! Vive la Turquie ! »

Si, à la suite du Discours du 2 mars, le temps d’Atatürk l’anticlérical était définitivement révolu, la défense acharnée de la souveraineté nationale débutée par le fondateur de la Turquie moderne avait trouvé, en Erdogan le religieux, un fidèle continuateur. Un des nombreux paradoxes, et pas des moindres, de ce pays si particulier…

Après-propos utile pour la compréhension générale du discours d’Erdogan

La transcription du Discours du 2 mars que vous venez de lire est la répétition plus ou moins fidèle de ce qu’avait mémorisé Hursit, qui me l’avait ensuite confié. Cette transcription ne rend pas justice au ton lénifiant ni à la longueur excessive de la prise de parole d’Erdogan. Elle n’a pas non plus pu restituer le tableau d’ensemble qui entourait cet événement (les applaudissements, les cris de joie du public, le dialogue entre celui-ci et le président, etc.), Hursit m’ayant confié avoir souffert d’une amnésie partielle suite à l’évocation d’Istanbul (à partir de là, il ne se rappelait plus que des annonces du président). Je soupçonne même une erreur de sa part sur son expérience du bonheur relatée ci-dessus, qui, à mon avis, avait dû avoir lieu pendant ou immédiatement après l’annonce de la bombe, et non au moment qu’il m’avait indiqué. J’ai cependant choisi d’être fidèle à ce qu’il m’en avait rapporté, et ce, par pure amitié. Même si je me suis permis, pour faciliter votre compréhension (ainsi que la mienne), de reprendre quelques éléments que l’on retrouve, ici en France, dans le langage de nos présidents, la substance du contenu du discours d’Erdogan a été préservée. Ce qui, vous en conviendrez avec moi, est le plus important. Néanmoins, pour ceux qui voudraient en connaître la réelle teneur, il faudra attendre le 2 mars 2024, ou plutôt, le… 21 Sha'bâne 1445.

Karim

Premier épilogue

Comme toujours durant ses longs après-midi d’ennui, Karim, accoudé sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, se laissait chauffer par le soleil estival de Marseille. De son appartement situé au onzième étage d’une sinistre tour, elle-même partie d’un quartier tout aussi sinistre, il jouissait d’une vue imprenable sur la ville. Il avait pris l’habitude de s’abandonner à ses pensées devant le bleu azur de la mer qui s’engouffrait dans le Golfe du Lion. Il pouvait de son point d’observation admirer le joli dôme de la non moins si belle Basilique Notre-Dame de la Garde, que les Marseillais de toute confession appelaient affectueusement « la Bonne Mère ». Mais il exécrait au plus haut point, légèrement à gauche du port de passagers emplis de paquebots en attente de départ pour l’Afrique du Nord, la forme rectangulaire dessinée par la Tour CMA-CGM. Car, en plus d’être le signe de la marche en avant du monde dont il s’était toujours senti à l’écart, elle lui obstruait un bout de sa chère Méditerranée.

Fumant son quatrième joint de la journée, car c’était le seul expédient qu’il avait trouvé pour ne pas souffrir des affres de la lenteur du temps qui passe, ce chômeur de 32 ans ne sortait de chez lui que pour s’approvisionner dans le véritable supermarché de la drogue qui s’était installé dans le quartier. Il préférait se perdre dans les méandres de sa propre solitude grâce à laquelle il se construisait une barrière « recroquevillante » entre lui et la dureté du monde.

Tous les jours ou presque, il suivait le même rituel. Après s’être procuré ses cigarettes et ses feuilles à rouler au tabac du coin, et sa barrette de shit auprès du dealer de son immeuble qui tenait commerce devant des boîtes aux lettres sans portes, lesquelles étaient usées comme lui par les années, il revenait chez lui, seul endroit où, à cause de la paranoïa due à sa consommation excessive de drogue, il se sentait en sécurité. Il roulait alors d’un coup tous ses joints de la journée, six au total, qu’il s’évertuait à fumer en suivant une régularité d’horloge, afin de ne pas se retrouver, la nuit tombée, en pénurie. Mais aujourd’hui, il fit l’impasse sur cette résolution et entamait déjà son quatrième joint, alors qu’il n’était pas tout à fait 14h00. Et bien que s’abandonnant à l’effet à la fois d’abrutissement et de netteté parallèle qu’il semblait lire en lui après chaque bouffée, une partie de son esprit, peut-être celle qui n’était pas encore atteinte par la défonce, réfléchissait avec panique sur le manque à venir.

C’est avec ce même esprit de clarté naturelle, celui, se disait-il, qui permet d’oublier l’étonnement de notre présence sur Terre pour ne se concentrer que sur son absurde quotidienneté, qu’il remarqua un éclair jaillir du dôme de la Bonne Mère. Bien qu’il s’attendit à l’effet contraire, l’éclair ne cessait de croître. Se transformant en une boule incandescente, il avala l’espace d’une manière étonnamment rapide. Karim ressentit alors un vent chaud qui lui frappait le visage et attisait le bout rouge de son joint. Il se dit alors que cette chaleur, inhabituellement sèche, aurait pu ressembler à celle née de flammes langoureuses d’une cheminée d’une maison cossue. Des flammes qui lècheraient l’air ambiant d’un vaste et confortable salon dans lequel il n’avait jamais eu la chance de se poser pour y lire un de ses bouquins favoris.

D’un coup, un bruit assourdissant se fit entendre. On aurait dit le signal de la Fin du Monde. La boule de lumière, s’étant encore accru, lui bouchait maintenant tout ce qui, de la ville, lui était familier. Bien que portant des lunettes de soleil, son regard n’arrivait plus à soutenir les flashes rayonnant qui en provenaient. Il ne put s’empêcher de protéger son visage et ses yeux avec son bras droit, sa main gauche se dirigeant mécaniquement vers sa bouche pour continuer sa besogne de drogueuse. Il ressentit soudainement poindre sur son biceps une douleur intense, comme si l’on venait d’en arracher de la chair jusqu’à l’os. Très vite, cette sensation atroce se répandit sur son visage et le reste de son corps. Il s’apprêtait à crier de rage et d’étonnement face à son sort puis…plus rien.

En quelques secondes, comme tant d’autres villes du monde au même moment, Marseille venait de succomber à l’explosion d’une bombe atomique. Ce jour-là, Karim fit partie des millions de personnes qui perdirent la vie avec stupeur.

Second épilogue

Paris, et plus généralement la France, connaissent, cet été, une épouvantable chaleur, signe de l’installation définitive d’un climat nouveau dans l’Hexagone. Aujourd’hui, toutes les agglomérations connaitront des maximales de 40° à 45°, sauf Brest, dont la température culminera selon Météo France à « seulement » 31°.

Karim, blond aux yeux bleus et au teint rosé de 35 ans, est originaire de la campagne caennaise, plus exactement du village de Thury-Harcourt. Sa famille y possède des terres dont les coteaux, comme d’autres en Normandie, ont atteint une renommée mondiale grâce à la production d’un vin doux et très fruité. Les meilleures ventes des bouteilles du domaine se font en Chine et en Corée, suivies par deux autres pays également limitrophes, le Mexique et les Etats-Unis de l’Ouest. Chose incongrue, Karim ne connait pas le goût du son vin. A l’inverse de son père, il s’interdit d’en boire en application de ses convictions religieuses. Cela ne l’empêche pas d’être un œnologue reconnu par ses pairs, grâce à sa faculté à évaluer la qualité des liqueurs à l’aide de ses quatre autres sens : la vue, l’odorat, le toucher et même l’ouïe.

Malgré le cagnard annoncé pour aujourd’hui, Karim est en balade à Caen. Longeant les rives de l’Orne qui dessine son cours sur sa gauche, il se dirige vers la Prairie, cette vaste étendue herbeuse qui s’est révélée plus utile que jamais pour absorber le fruit des cataclysmes orageux qui se répètent depuis le Grand Dérèglement. Il est en train de penser à son voyage prévu à Cork pour y visiter sa fiancée. Ce périple sera le bienvenu. Il pourra échapper pour quelques semaines à la fournaise française.

Arrivé à hauteur de la rue Jean, il est surpris d’entendre un chant familier qu’il n’arrive pourtant pas à reconnaitre. « Pourquoi cet air me dit-il quelque chose », se demande-t-il ? « Ah, mais oui, c’est vrai, j’avais oublié. C’est aujourd’hui que débute l’application de la nouvelle loi sur l’adane, qui maintenant doit se faire en français et non plus en arabe », se souvient-il. Le chant religieux provient de la mosquée à la tour penchée de la rue Jean. Karim hésite à s’y rendre, il n’a pas accompli la précédente prière, ce qui engendrera selon les docteurs religieux un rattrapage fastidieux. Il se résout à programmer pour demain le retour définitif à sa pratique, et poursuit sa route vers la Prairie. Cette procrastination de son devoir religieux n’est pas une première. Peut-être sera-ce, espérons-le pour lui, la dernière.

Nous sommes le 5 Mouharram 1513 de l’Hégire, date du tricentenaire grégorien de la Prise de la Bastille, enfin…, pour ceux qui disposent encore d’une table de concordance…

Il n’est pas sûr que les situations décrites dans ces épilogues représentent les suites logiques de ce qui les a précédés dans le texte. Chaque éventualité est permise : aucun épilogue n’est la suite logique de ce qui a précédé ; l’un des deux épilogues est la suite logique de ce qui a précédé ; les deux épilogues sont les suites logiques de ce qui a précédé.

C’est à vous de choisir…

Adel TAAMALLI

 


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6 réactions à cet article    


  • Clark Kent Séraphin Lampion 29 août 2020 13:34

    Guerre froide contre qui : lien  ?


    • Pascal L 29 août 2020 15:24

      Si l’eau monte à Istanbul, c’est plus lié à la tectonique des plaques qu’au réchauffement climatique... Mais bon, il paraît que le prochain tremblement de terre de force supérieure à 8 aura lieu de ce côté là. Je crains que la mosquée Sainte Sophie n’y résiste pas.

      Autre incohérence, les Turcs sont maintenant les alliés des Iraniens chi’ites... Ils sont tous les deux affiliés aux Frères Musulmans pour la conquête du monde (dès qu’ils seront débarrassés de leurs faux-frères wahhabites, puis qu’ils se seront débarrassés l’un de l’autre). 

      J’ai un autre scénario à proposer : Une Turquie devenue chrétienne et rattachée à l’Union Européenne... Je ne rêve pas, l’apostasie fait son chemin là-bas et l’intransigeance des Frères Musulmans n’y est pas pour rien. Toutes les réponses aux questions impertinentes sur l’islam sont présentes sur Internet. Vous pouvez tout savoir sur la vrai vie de... de qui déjà ? personne ne sait à quoi le mot Muḥammad se rattache. Un titre honorifique ? Il est totalement inconnu de ses contemporains et n’apparaît pour la première fois que 52 ans après sa mort sur un écrit.


      • Clark Kent Séraphin Lampion 29 août 2020 17:31

        @Pascal L

        La Turquie est un pays laïc utilisant un alphabet phonétique pour son écriture.


      • Pascal L 29 août 2020 18:24

        @Séraphin Lampion
        La notion de laïcité est incompatible avec l’islam qui est dīn, dunyâ, daoula : croyance, société et Etat. Avec un Frères Musulman à la tête de l’Etat, le caractère islamique du pouvoir ne fait aucun doute. De plus, pour enlever toute ambiguïté, la Turquie est un membre éminent de l’OCI, l’organisation de la Coopération Islamique.

        L’alphabet arabe est bien également phonétique et l’utilisation d’un alphabet latin ne veut rien dire. Les musulmans francophones utilisent bien un alphabet latin. Il ne faut pas confondre arabe et islam ; la source de l’écriture arabe est chez les Phéniciens.


      • titi titi 31 août 2020 22:11

        L’Europe a été nulle sur la crise de migrants.

        Au lieu de renvoyer purement et simplement les migrants à l’envoyeur, l’Europe a négocié ce qui a été interprété comme un signe de faiblesse.

        La culture du compromis dans cette partie du monde ça n’existe pas : quand tu as un avantage, tu écrases ton interlocuteur.

        Du coup Erdogan ne se sent plus pisser et pense qu’il peut agir sans limite.

        Il faudra qu’il y ait un incident, pour le calmer.


        • DLaF mieux que RN ou Z / Ukraine vraidrapo 1er septembre 2020 11:21

          Vous savez bien que la CIA est partout, elle voit tout, elle peut TOUT.

          Elle a plein de fric maintenant grâce au pétrole d’Irak.

          Brave Saddam !

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