Big Pharma, OMS, OMC, l’Inde et l’Afrique du Sud : racket ou urgence ?
Depuis plusieurs mois, partout dans le monde, l’OMS et des « experts » homologués par leurs tutelles gouvernementales respectives, se livrent, dans toutes les langues disponibles et par le biais de tous les supports médiatiques mis sans réserves à leur disposition à un pilonnage ininterrompu de mises en gardes pour que toutes les populations du globe restent chez elles, en sécurité, pour échapper à ce virus terrifiant qui a déclaré la guerre à l’humanité entière. Si cela est vrai, l’OMS doit tout mettre en œuvre pour s’assurer que les ressources mondiales sont réquisitionnées par les états afin de fournir des traitements et des vaccins au monde entier dès que possible (mais pas « à n’importe quel prix »). C’est son rôle.
Or, toutes les initiatives qui allaient dans ce sens ont été contrecarrées par les grands groupes pharmaceutiques privés et par les dirigeants des pays les plus puissants de la planète qui n’entendent pas modifier en quoi que ce soit des « règles » qu’ils ont mises en place et imposées aux autres pour maintenir leur domination.
Récemment, l'Inde et l'Afrique du Sud ont proposé à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) de suspendre les lois internationales sur les brevets pendant une période déterminée pour permettre aux différentes nations de partager la technologie et de produire leurs propres versions de médicaments brevetés, de traitements et d'équipements de protection sans être tenus à verser des royalties aux entreprises qui détiennent ces brevets. Sans être « révolutionnaire », une telle initiative répondrait simplement à une situation d’urgence (puisque tel est le cas selon les messages officiels) et changerait la donne, mais remettrait en question, momentanément l'un des aspects des règles commerciales modernes, qui serait qualifiés de « léonin » dans un litige de droit privé.
La notion de « propriété intellectuelle » (brevets et droits d'auteurs) s’est imposée pour la première fois dans les relations commerciales internationales au milieu des années 90 lorsque l'accord sur les « aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce », ou ADPIC, a été négocié à l'OMC. Les ADPIC ont étendu les protections des brevets de droit occidental au monde entier, et permis aux entreprises concernées de déposer des brevets pour une période de 20 ans reconductible, période pendant laquelle elle est seule à être en « droit » d’autoriser l’utilisation de ses produits et les tarifs correspondants.
Brutalement, les pays en développement ont perdu la seule possibilité qu’ils avaient précédemment pour s’équiper : apprendre et copier les technologies développées dans les pays riches. Parallèlement, les mêmes entreprises (en situation de monopoles la plupart du temps) ont consacré tous leurs efforts à l'extension de ces brevets et diversifié artificiellement les produits existants pour simuler une fausse concurrence (l’exemple le plus connu étant celui des marques de lessives) plutôt qu'au développement de produits nouveaux et utiles.
La généralisation de cette pratique d’optimisation des taux de profits à l’aide d’outils de marketing a eu un impact dévastateur dans le développement des médicaments. L'ADPIC a été conclu alors que la crise du VIH/Sida atteignait son paroxysme. Or, si à cette période des médicaments ont bien été mis au point pour prolonger la vie des patients contaminés, réduire les souffrances et aider à prévenir la transmission du VIH, la plupart des populations dans le monde n'avaient pas les moyens de les acheter, et les nouvelles règles commerciales empêchaient (et continuent à le faire) les pays de les produire, même si les équipements pour le faire existent. Des millions de personnes sont mortes au nom du « droit » commercial primant sur le « droit » à la vie.
Aujourd'hui, Big Pharma (nom de baptême récent et collectif pour les entreprises en question), est un secteur industriel qui, sans que cela apparaisse à l’extérieur, connait une profonde « crise » de diversification et de redéploiement. Alors que le chiffre d’affaires issu de leurs produits-phares risque de s'effondrer en raison de la résistance aux antibiotiques et de la modification des thérapies qui en découle, ces sociétés dépensent plus de ressources pour gonfler le cours de leurs actions et faire du « lobbying » sur les marchés que pour développer de nouveaux médicaments. En fait, les seuls médicaments nouveaux utiles qui sont produits dépendent des recherches financées par les secteurs publics des pays les plus avancés, mais ces recherches sont effectuées sans aucune condition limitant les prix que les multinationales factureront pour les médicaments finaux qu’elles produiront après avoir acheté le brevet à un prix dérisoire eu égard au rendement financier escompté. Il n'est donc pas étonnant que l'Inde et l'Afrique du Sud soient sceptiques quant à la volonté de Big Pharma à les aider.
Pourtant, dans un passé récent, plusieurs tentatives ont vu le jour pour concevoir un système qui puisse aider le monde à lutter contre les coronavirus et fournir des médicaments qui seraient accessibles à tous sur une base équitable. Au printemps dernier, le Costa Rica a proposé d'autoriser les états et les chercheurs à partager leurs technologies, à collaborer à la recherche et à produire des médicaments sans brevets (libres de droits).
Malgré un large soutien du monde entier, Big Pharma a protesté violemment. Le patron du laboratoire Pfizer (multinationale d’origine américaine implantée dans plus de 150 pays) a qualifié cette proposition de « non-sens ». Les entreprises britanniques AstraZeneca et GlaxoSmithKlein, travaillant sur les traitements contre les coronavirus, ont refusé de participer, soutenues par le gouvernement britannique (qui a même essayé de vider de leur contenu les propositions).
Ce programme est pourtant opérationnel aujourd’hui, mais se limite aux pays qui ont volontairement décidé d’y participer, ce qui limite « de facto » son impact. Par ailleurs il existe d’autres programmes mondiaux pour soutenir la « distribution équitable » des médicaments à travers le monde, mais ils sont tous basés sur le fait que Big Pharma garde ses brevets intacts. Le fait que les pays riches dépensent des milliards de dollars pour acheter autant de vaccins potentiels que possible montre d’ailleurs qu'ils n'ont guère confiance en ces programmes qui sont, semble-t-il, réservés aux pays pauvres qui, eux, n’ont pas de meilleur choix.
Pour être honnête, il faut reconnaitre que certaines entreprises ont promis de produire des médicaments à prix coûtant pendant la pandémie, mais personne, si ce n’est ces entreprises elles-mêmes, ne dispose d’éléments concernant le coût de production, pas plus qu’on ne sait qui décidera que la pandémie est « terminée » et quel sera le tarif après (la fin d’une pandémie ne signifiant pas la disparition de la pathologie).
La société, Gilead qui produit le célèbre Remdesivir (le médicament préféré de Donald Trump) a tenté d'obtenir une protection spéciale par brevet au motif que son médicament avait un marché potentiel limité ; une déclaration paradoxale pour un médicament supposé traiter une pandémie par définition mondiale.
La société britannique Astra-Zeneca a conclu avec l'Université d'Oxford un accord qui annule la condition initiale que les chercheurs universitaires avaient exigée : rendre leurs recherches disponibles sans brevet puisqu’ils sont subventionnés par de l'argent public. On ne connait pas la contrepartie de ce nouvel arrangement.
Il existe des exemptions au sein des ADPIC, en vertu desquelles les pays peuvent annuler les brevets dans certaines circonstances, et un certain nombre de pays (Allemagne, Équateur, Chili et Israël) ont déclaré qu'ils utiliseraient cette option s'ils y étaient contraints. Mais de toute façon, ces exemptions sont très encadrées, notamment parce qu'elles contraignent les pays concernés à entreprendre des démarches compliquées et « argumentées » (cf conseils scientifiques) au cas par cas, en justifiant le caractère exceptionnel et en fournissant les données statistiques de référence.
Que les mesures prises dans les différents pays soient cohérentes ou pas, proportionnées ou pas, ou même justifiées ou pas, la pandémie aura au moins montré, pour ceux qui veulent bien ouvrir les yeux, à quel point le secteur public de chaque état est phagocyté par les groupes privés transnationaux. Ce n’est pas un scoop, et c’est à chaque nation d’en prendre conscience et de réagir si les électeurs veulent être autre chose que des vaches à lait. Mais pour ce qui concerne les médicaments, les implications humaines ont d’autres conséquences que pour le marché des machines à laver quand, dans le monde, tant de personnes meurent chaque année simplement parce que Big Pharma ne trouve pas suffisamment rentable de rechercher les produits qui pourraient sauver ces vies, et refuse de casser ses tarifs (sans pour autant mettre en péril son seuil de rentabilité) pour que ceux qui en ont besoin puissent les payer, ne serait-ce que provisoirement.
La proposition indo-sud-africaine ne doit pas rester lettre morte.
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