Chérif Yves Cadi, l’indigène heureux de l’être, honoré par la France !
Il n’ y a pas un jour qui passe sans que la France éprise de son passé colonial ne se rappelle à nos bons souvenirs et de bien étonnante manière. Le président français vient d’en donner une nouvelle illustration dans son interview à Brut.
Dans sa récente interview à Brut, il annonce avoir lancé une opération pour la constitution d’un catalogue national comprenant « 300 à 500 » noms de personnalités françaises issues de l’immigration et des anciennes colonies afin de renommer des rues ou d’installer des statues en leur honneur. Expliquant son geste Macron déclare : « Il y a toute une part de notre Histoire qui parle à une jeunesse qui est noire ou maghrébine, et ils ont leurs héros ». Le Ministère de la ville s’est empressé de dresser une première liste de 24 personnalités parmi lesquelles l’Algérien Chérif- Yves Cadi.
La biographie que le Ministère de la ville dresse de ce « héros » insiste sur l’assimilation réussie d’un indigène musulman, né à Souk Arras en 1867, qui a choisi d’abandonner son statut personnel pour entamer une belle carrière militaire au service de la France. Cela lui vaut aujourd’hui les honneurs de la République.
Pour le Ministère de la ville :
« Chérif ben Larbi Cadi s’illustre en effectuant l’une des plus brillantes carrières militaires de sa génération… Fervent républicain , il est le premier musulman à intégrer l’école polytechnique en 1887. Pour passer au grade d’aspirant, il accepte à 22 ans de renoncer à son statut personnel. Pour autant il continue de pratiquer sa religion. » Le Ministère détaille ensuite les péripétie de sa brillante carrière, comme militaire, diplomate, espion pour la France, astronome membre de la société française d’Astronomie, ingénieur ayant à son actif des perfectionnements technique au canon 75. des intérêts français, il devient conseiller militaire auprès du Chérif de la Mecque, Hussein Ibn Ali. Au regard de ses faits d’arme, et malgré les réticences de l’État-major de l’époque de promouvoir les militaires musulmans, Chérif Cadi parvient à accéder au grade de colonel »
Mais le Ministère se garde bien d’exposer comment la France a récompensé les services de Cadi Yves Chérif ? Comment elle l’a traité ? A-t-il été considéré comme un Français à part entière jouissant de ses pleins droits de citoyen ? Ses origines ont-elles joué un rôle dans sa carrière ? Autrement dit a-t-il cessé d’être un indigène en tournant radicalement le dos à sa culture d’origine ?
Voyons pour la carrière militaire !
Précisons que Cadi Cherif est lauréat d’un bac sciences obtenu à l’âge de 18 ans, ce qui théoriquement lui ouvrait la voie à une carrière d’ingénieur à laquelle d’ailleurs il aspirait. Mais à l’époque, les disciplines scientifiques étaient interdites aux indigènes. Donc, pas question de faire une école d’ingénieur. Chérif Cadi porta pour la carrière militaire. À la fin de ses deux années à polytechnique, pour obtenir son grade d’aspirant, il lui faut obligatoirement renoncer à leur statut personnel. Ettourni ! Et voilà comment le jeune SoukArrassien adopte un deuxième prénom et devient Yves Cadi citoyen français. Il entre alors à l’école d’artillerie de Fontainebleau.
Il montre durant sa carrière des dons exceptionnels d’astronome, d’ingénieur mécanique, de militaire. Il perfectionne le canon 75 en réglant les problèmes de recul. Participe à la 1re guerre, tombe malade, mais préfère rester sur le front. Fait l’espion en Allemagne au profit de la France. Après 25 années de bons et loyaux services, il est enfin promu lieutenant-colonel. À son retour du Hedjaz où il accomplit une mission d’espionnage avec succès, il découvre combien son origine aux yeux de ses supérieurs est un handicap. Tous ses compagnons sont largement récompensés soit par des grades soit par des promotions honorifiques, sauf lui : « La République française… oubliera sans vergogne le premier officier supérieur algérien ». Bien plus, on lui refuse le grade de colonel en raison de son origine ethnique. Sur son dossier, pour justifier ce refus, le général Nivelle note : « Je ne suis pas sûr que le colonel Cadi, indigène naturalisé, aurait l'autorité nécessaire pour commander un régiment d'artillerie. Peut-être ferait-il un commandement d'établissement. » Point de vue totalement contredit par le maréchal Franchey D’Esperey qui verse à son dossier la note suivante : « Je regrette qu'au point de vue politique, le grade de colonel n'ait pas été accordé au premier indigène admis à École polytechnique. Services éminents rendus au Hedjaz. Très appuyé pour commandeur ». Ulcéré, Chérif Yves Cadi comprend combien son dévouement et ses services n’auront servi à rien. « Le petit bédouin… est devenu polytechnicien, ingénieur et astronome… Voilà de quoi être fier » il dénonce « les injustices de la Direction de l'Artillerie, et la jalousie féroce de certains [ses] camarades ».
Il décide alors de faire valoir ses droits à la retraite. Le 22 octobre 1925, il quitte l’armée avec le grade de lieutenant-colonel. Son ami et compagnon du Hedjaz Édouard Bremond, ayant le même âge et un état de service beaucoup moins brillant achève sa carrière en 1928 comme général de brigade. Deux poids, deux mesures dans la République de l’égalité.
Et dans sa vie de citoyen français ?
Revenu à la vie civile, Chérif Yves Cadi tente de se rapprocher de ses compatriotes indigènes et promouvoir, comme l’écrit le Ministère de la ville, les relations de la France et l’Algérie. Il publie son livre Terre d’Islam, un plaidoyer en faveur de réformes au profit de ses coreligionnaires. Il collabore, un temps, au journal de son ami l'instituteur Rabah Zenati, La Voix indigène. Ses articles assimilationnistes sont pourtant très mal accueillis par le lobby colonial. Lors des commémorations du centenaire de la colonisation, il écrit à son ami Firmin Jacquillard une lettre dithyrambique sur l’œuvre de la France :
« 1930 ! C’est l’anniversaire du grand événement. De la conquête ? Non, parce que les Barbaresques ne forment pas une nation, mais vivaient en clans primitifs, ennemis les uns des autres et se razziaient sans cesse. C’est l’anniversaire de la libération de mon peuple de l’oppression des Mongols ; c’est la date bénie de notre rentrée dans la vie civilisée que nous avions abandonnée pendant des siècles d’anarchie et de misère de la domination des Vieux Turcs ».
Ce discours d’indigène asservi, toujours prêt à faire du zèle et se montrer plus Français que les Français ne lui servira à rien. Comme en écho à sa lettre, un article du Mercure de France dresse de lui ce portrait cinglant :
« Jadis, un musulman entra à l'École polytechnique, fit sa carrière comme officier d'artillerie, prit sa retraite comme colonel et revint en Algérie. Pendant quarante-cinq ans, il avait vécu en Européen, sans se soucier des coutumes et de la religion de ses ancêtres, mais le voilà dans la maison de ses pères, alors tout le passé revient subitement, il jette son uniforme, son képi, il prend le burnous et la chéchia, se remet à manger le méchoui et le couscous avec ses doigts... L'homme du désert est revenu »
Quoi qu’il ait pu faire, la France ses institutions, ses élites lui renvoient l’image de son origine. Malgré ses efforts pour s’assimiler selon les codes de l’époque : il épousa en première noce une Française de souche ; après sa mort, il prit en seconde noce une Française veuve de soldat et adopta ses deux enfants ; abandonna son statut personnel en courant le risque de se voir rejeté par les siens ; se fit appeler Yves ; porta chapeau ; rendit des services considérables à la France comme militaire, ingénieur, diplomate et comme espion en Allemagne et au Hedjaz… rien ne fit ! Pour la France officielle, pour les Français, il demeurait malgré tout un Indigène.
Voilà l’envers du décor que le Ministère de la ville oublie de rappeler, préférant insister sur les côtés positifs de l’histoire.
Quand Emmanuel Macron, déclare « Il y a toute une part de notre Histoire qui parle à une jeunesse qui est noire ou maghrébine, et ils ont leurs héros » que doivent entendre ces jeunes Maghrébins est-ce les services rendus par Chérif Yves Cadi à la France ou la manière dont elle l’en a récompensé ? Comment interpréter sa vie, mettre l’accent sur la ségrégation dont il a été victime ou sur ses efforts vains d’assimilation ? N’y a-t-il pas comme une continuité entre le passé et le présent ?
La manière dont la France a traité Chérif Yves Cadi n’est-elle pas absolument de même nature que celle subie aujourd’hui par les jeunes Français des banlieues descendants de colonisés ? Ne sont-ils pas eux aussi des citoyens de seconde zone, éligibles à une citoyenneté inaccomplie, fracturée comme l’a été Chérif Yves Cadi ? La campagne actuelle contre l’Islam et les musulmans ne rappelle-t-elle pas celle des époques antérieures visant les « Arabes », les « bougnoules », les « bicots », participant à naturaliser la stigmatisation de l’Autre au nom d’un républicanisme exclusif.
Pour nous Algériens, il y a aussi une leçon à tirer de ce qui se passe autour de Cherif Yves Cadi. La manière dont la France officielle a écrit sa biographie, offre un aperçu éclairant un aperçu sur sa conception de l’écriture de l’histoire du passé colonial : gommer toutes les pages sombres. En décidant de distinguer Chérif Yves Cadi, la France officielle montre qu’elle ne respecte et n’honore le talent, la compétence, le dévouement de l’indigène, que quand celui-ci accepte son propre avilissement.
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