Un « autre monde » enfin certain ?
"Notre futur est notre problème, pas celui des institutions" rappelle Marc Halévy au coeur de la « chaotisation globale » d’un monde ébranlé par le catalyseur pandémique. Comment remettre sur pied un si vieux pays mis à l'arrêt ? Comment sera "l'entreprise de demain" ? Assurément, elle ne pourra se survivre en zombie sous perfusion... Les jeux sont loin d’être faits dans le chaudron de ce devenir perpétuel qui nous renouvelle, à l’ère des prédations exacerbées - mais aussi de ce grand « passage du financier et du quantitatif vers le talentueux et le qualitatif ».
Jour après jour, l’individu « postmoderne » est confronté à une multitude de dérèglements, de dysfonctionnements ou de régressions qui le font douter de la cohérence voire des fondements d’une société qui persiste à penser croissance matérielle et « immunité personnelle » plutôt que développement de l’être en reliance et « immunité collective ». Physicien, philosophe, polytechnicien et prospectiviste, Marc Halévy constate un « écart abyssal entre la réalité et une communication anxiogène qui répand une épidémie d’angoisse ». Le catalyseur pandémique fait fonction de « révélateur de la médiocrité humaine, surtout urbaine ». Le spécialiste de la complexité invite à une remise en perspective de « ce rien dans l’Histoire dont on a fait toute une histoire pour rien », face au « nombre bien plus important chaque année des victimes de cancers, de maladies cardiovasculaires, de diabètes », etc.
Qui se souvient des pandémies de 1959 et 1968 ? Et qui va payer la note de l’actuelle « gestion pandémique » ? Serait-ce là l’événement déclencheur d’un « Big Bang » et l’accélérateur d’une « bifurcation paradigmatique » comme il s’en produit une tous les 550 ans en moyenne ?
Dessinant la carte du monde à venir, Marc Halévy rappelle que nous arrivons au terme du paradigme de la « modernité » dont le cycle s’est enclenché en 1500 à la Renaissance : il a fait passer alors l’espèce présumée humaine de l’économie agraire de la féodalité à l’économie marchande. Ce cycle reposait sur l’idée d’une domination sans frein de la Nature par l’homme et sur le pillage des ressources tant naturelles qu’humaines. Ce besoin de domination, d’instrumentalisation et de prédation a façonné « l’âme occidentale » et l’a piégée dans un modèle financiaro-industriel destructeur arrivé en bout de course...
Voilà les institutions de pouvoir (bancaires, boursières, étatiques, patronales, ouvrières, académiques et médiatiques) de cette « modernité » confrontée à des ruptures irréversibles (écologique, technologique, économique et philosophique) et frappées d’obsolescence, une fois atteint ce point de non-retour où les problèmes se « globalisent » pour le pire... L’heure serait-elle venue de passer de « l’économie de l’overdose, de la névrose et de la nécrose à une économie de la symbiose » ?
Notre espèce, prise dans la mutation numérique de son écosystème, se voit arrivée aujourd’hui, dans la lueur blafarde de ses écrans, presque au bout de la trajectoire du « progrès » technique : « La technologie déplace les problèmes de ressources, mais elle ne les résout jamais ; elle ne peut pas créer quelque chose avec rien ». Il n’y a pas de miracle à attendre de « toujours plus » de technique...
Prise entre le « marteau du confinement » (ou de ce fragile sursis avant le prochain tour d'écrou...) et « l’enclume de l’assoupissement des marchés », l’humanité pourrait enfin se recentrer sur le seul essentiel qui vaille, fondé sur un droit de vivre inconditionnel : « Déconnecter consommation et travail est un enjeu majeur. En toute rationalité, consommation et travail n’ont plus aucune raison de rester liés l’un à l’autre dès lors que la technologie permet de les délier »...
Pour l’heure, le « débat est ouvert » entre une vision individualiste où « l’individu se prend en charge sans dépendre des assistanats étatiques » et une vision collectiviste où « l’Etat décide qui peut vivre et qui on laisse mourir »...
Chemins d’évidences et d’efficience…
Le Réel ne se réduit pas au « mesurable quantifiable, au comptable » et l’économie marchande n’est pas une fin en soi – elle « s’encastre » dans la biosphère et le cercle des activités humaines. Une économie respectueuse de l’humain et de l’environnement serait-elle enfin concevable ? L’entreprise de demain est d’ores et déjà travaillée par la question fondamentale de sa raison d’être : « pour quoi faire ? Au service de quoi ? »
Le monde socioéconomique est devenu un « inextricable réseau de concurrences et de coopération entre des myriades de lieux de production de valeur d’utilité », ce qui rend inéluctable le passage du « mode » mécanique au « mode » organique. Rappelant l’importance des patrimoines « immatériels » (non quantifiables et non comptabilisables mais hautement stratégiques), Marc Halévy résume : « avant, le talent courait derrière l’argent, maintenant, c’est l’argent qui court derrière le talent ».
La « bonne raison » d’exister, de l’individu comme de l’entreprise, vise un dépassement de soi. Pour l’un et l’autre, ne s’agit-il pas de « vivre la Vie au-delà de sa propre vie » ?
L’ingénieur nucléaire rappelle que « l’économie en général et chaque entreprise en particulier sont des systèmes de transformation qui transmutent, dans la durée, des ressources incorporées en ressources vendables, moyennant notamment l’injection de beaucoup d’énergie mentale, de courage, de volonté, de résilience et de patience ». Il ne faut pas perdre de vue la loi des rendements décroissants : « plus les technologies progressent, plus les gains de productivité qui s’ensuivent, s’amenuisent et s’épuisent asymptotiquement ». Ainsi, « à peu près toutes les transformations économiques de base ont atteint leur rendement maximum ».
La technique nous fait encourir le risque d’une hubris techno-scientifique qui nous fait perdre une « poétique de la symbiose, de la vie ensemble, de la sensibilité réciproque » tout en ravageant la planète ... Voilà une bonne raison d’envisager le slow business, l’art de « prendre le temps de bien faire les choses ensemble », et d’élaborer une « éthique à la fois noble et efficiente » : les entreprises « doivent inventer leur management organique »... Autant les considérer, avec leur environnement socioéconomique mondial, dans leur réalité métabolique : celle d’un système vivant, pour l’heure « rongé par le cancer d’une économie financiarisée au service d’elle-même et de sa propre prolifération »… On ne le sait que trop, de bulle et de « crise » en krach : « la finance n’a de sens et d’utilité qu’au service de l’économie réelle et non l’inverse »... Précisément, un retournement est en cours, à en juger "l'éxubérance irrationnelle" autour de l'action Gamestop... Bientôt game over ?
Autant passer d’une croissance matérielle révolue au « développement existentiel » et de la « richesse de biens à la richesse de vie » - en somme à un infini permanent à la portée de toutes les consciences éveillées et de toutes les bonnes volontés...
Marc Halévy préconise cinq axes alternatifs de performance dont le maintien d’un haut niveau de frugalité à travers un « réseau fort de personnes autonomes mais travaillant en pleine conscience de la réalité du monde et de l’entreprise » et l’indépendance « vis-à-vis des pourvoyeurs de technologies surtout numériques » pour ne pas subir davantage son asservissement dans toute son impuissance... En somme, il s’agit moins de voir et d’aller loin que d’ « aller bien » ensemble en faisant chemin et jardin communs plutôt qu’en laissant avancer sous nos pas l’immensité d’un désert dévoreur de toute possibilité d’avenir... L’heure n’est-elle pas venue de renouer une « patiente reliance, brin après brin », avec tout ce qui nous entoure, vers des institutions inédites, susceptibles d’« assurer la pérennité du Tout » ? L’herbe ne pousse-t-elle pas par en bas ?
Marc Halévy, Coronavirus – Autopsie d’un délire, éditions Laurence Massaro, 78 p., 12 €
L’entreprise de demain, Laurence Massaro, 88 p., 11 €
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