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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Édouard Glissant et la réconciliation par le verbe

Édouard Glissant et la réconciliation par le verbe

« La mort des poètes a des allures que des malheurs beaucoup plus accablants ou terrifiants ne revêtent pourtant pas. C’est parce que nous savons qu’un grand poète, là, parmi nous, entre déjà dans une solitude que nous ne pouvons pas vaincre. Et au moment même où il s’en est allé, nous savons que même si nous le suivions à l’instant dans les ombres infinies, à jamais nous ne pourrions plus le voir, ni le toucher. » (Édouard Glissant, à propos d’Aimé Césaire, "Philosophie de la Relation", 2010).

Dans mes schémas ancestraux de la petite enfance, je séparais bien les choses : d’un côté, il y avait la force physique brutale, la violence, bourrin, irrémédiable mais très convaincante par nécessité, et de l’autre côté, il y avait la force verbale. Bien sûr, considérant mon corps ridiculement chétif, j’avais opté immédiatement pour le verbe.

Et l’astuce de la force verbale, c’est qu’elle dure. Bien au-delà de la vie.
Même quand celle-ci a duré plus de quatre-vingt-deux ans.

Une œuvre littéraire composée de trente-cinq ouvrages, essentiellement de la poésie et des essais, quelques romans, une pièce de théâtre, de la philosophie. Ce qui permet au docteur en lettres d’enseigner la littérature française en Louisiane puis à New York avec tous les honneurs universitaires.

Mais aussi de diriger entre 1981 et 1988 "Le Courrier de l’Unesco", de créer en 2006 l’Institut du Tout-monde qui a pour vocation de promouvoir la culture créole : « J’appelle Tout-monde, notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la "vision" que nous en avons. ». Et même de voir son nom associé à un prix littéraire, créé en 2002 par l’Université de Paris-Vincennes (Paris-VIII) pour honorer les écrivains ayant les mêmes valeurs que lui : "poétique du divers, métissage et toutes formes d’émancipation, réflexion autour d’une poétique de la relation, celle des imaginaires, des langues et des cultures".

Une œuvre complexe car elle mélange légendes, souvenirs, polémiques, réflexions abstraites, etc. Une œuvre qui a failli le hisser parmi les Prix Nobel de Littérature en 1992, à une voix près, mais ce fut un dramaturge de Sainte-Lucie qui l’a emporté, Derek Walcott, un autre écrivain antillais.

Une œuvre qui a commencé en fanfare avec le Prix Renaudot 1958 pour son premier roman "La Lézarde" (il avait alors 30 ans, né le jour de l’automne 1928) au moment où De Gaulle, de retour au pouvoir, lui refusa le retour sur sa terre natale, la Martinique, pour raison politique (à propos de la guerre d’Algérie et de ses options séparatistes dans les Antilles).

Parce qu’il était d’origine martiniquaise, Édouard Glissant, qui est mort il y a dix ans, le 3 février 2011, a toujours vécu dans l’ombre médiatique d’un autre grand écrivain, Aimé Césaire. Pourtant, il avait vite compris que le concept de négritude n’était pas forcément pertinent et lui a préféré celui d’antillitude (si je ne me ségolénise pas, je veux bien être la reine d’Angleterre), plus proche de son identité créole.

Car pour Édouard Glissant, il ne s’agissait pas de revendiquer une seule identité, mais une multitude d’identités, comme chaque être humain en est d’ailleurs un résultat : un « métissage qui produit de l’imprévisible » comme un « mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique ».

Il avait logiquement trouvé inadéquat le concept d’identité nationale, surtout relié avec l’immigration car il voyait le monde ouvert, dans sa plénitude et sa diversité. Chaque être est différent mais enrichissant. Chaque être peut progresser par l’apport des autres mais aussi faire progresser les autres par son propre apport.

C’est pourquoi en 2008, il avait applaudi des trois mains l’élection emblématique de Barack Obama à qui il a offert un petit discours sur « l’intraitable beauté du monde ».

 




Édouard Glissant était par ailleurs l’oncle par alliance de la journaliste Audrey Pulvar (elle-même ancienne compagne d’un ancien candidat à la candidature à l’élection présidentielle). Autre intrication dans le monde politique : le Président Jacques Chirac a confié au poète une mission en 2006 pour créer un organisme mémoriel sur l’esclavage : « Les mémoires des esclavages ne cherchent pas à raviver les revendications ou les réclamations avant toute chose. Dans le monde total qui nous est aujourd’hui imposé, la poétique du partage, de la différence consentie, de la solidarité des devenirs naturels et culturels (…) nous incline vers un rassemblement des mémoires, une convergence des générosités, une impétuosité de la connaissance, dont nous avons tous besoin, individus et communautés, d’où que nous soyons. Conjoindre les mémoires, les libérer les unes par les autres, c’est ouvrir les chemins de la Relation mondiale. ».

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Il y a dix ans, le matin du jeudi 3 février 2011, c’est à l’hôpital Georges-Pompidou à Paris qu’Édouard Glissant a commencé sa posthumitude : hommage à l’église de Saint-Germain-des-Prés à Paris, puis à la Maison de l’Amérique latine avant son inhumation au Diamant, en Martinique la semaine suivante. Gageons que son souvenir, dix ans plus tard, est toujours aussi prégnant dans les lieux de culture qu’il a enrichis par sa vision et sa pensée.

Loin d’être rancunier, ce qui ne se ferait pas en de pareilles circonstances, Nicolas Sarkozy, le Président de la République de l’époque, qui avait déjà voulu panthéoniser Aimé Césaire malgré leur opposition politique, a reconnu, à l’annonce de sa disparition, « la mémoire de ce grand penseur des Antilles et du monde [qui a mis] l’Homme et la pluralité des cultures au cœur des grands mouvements de notre temps ».

Et il fusionnait ainsi furtivement avec son ex-rival Dominique de Villepin qui, avec son verbe personnel, a lui aussi tissé une belle phrase pour lui rendre hommage : « Édouard Glissant s’est fait le passeur charnel d’un monde en archipel, dans lequel le métissage devenait la loi du changement et de la réparation ».

Il a sans doute été l’un des "pères" inspirateurs d’écrivains comme Patrick Chamoiseau, lui aussi Martiniquais (et Prix Goncourt 1992), qui a d’ailleurs été choisi comme le lauréat du Prix Édouard-Glissant en 2019.

France Culture a consacré toute la journée du vendredi 4 février 2011 à cet écrivain exceptionnel, très connu dans le monde, peut-être plus à l’étranger qu’en France (« l’un des plus grands écrivains contemporains de l’universel » selon "Le Monde"), ainsi que France 5 qui a diffusé le dimanche 6 février 2011 à 22h25 un documentaire sur son œuvre : "Édouard Glissant, la créolisation du monde".

Je propose, pour se faire une petite idée d’Édouard Glissant, la vidéo d’une conférence qu’il a tenue, peu avant de mourir, à la Maison de l’Amérique latine en 2009.

 




Également, quelques citations pour illustrer un style très personnel, très poétique.

Identité : « L’idée de l’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération. Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par élargissement la Racine rhizome, qui ouvre Relation ? Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. Sur l’imaginaire de l’identité-racine, boutons cet imaginaire de l’identité-rhizome. À l’être qui se pose, montrons l’étant qui s’appose. Récusons en même temps les retours du refoulé nationaliste et la stérile paix universelle des puissants. Dans un monde où tant de communautés se voient mortellement refuser le droit à toute identité, c’est paradoxe que de proposer l’imaginaire d’une identité-relation, d’une identité-rhizome. Je crois pourtant que voilà bien une des passions de ces communautés opprimées, de supposer ce dépassement, de le porter à même leurs souffrances. ».

Archipélisation : « J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. (…) Ma proposition est qu’aujourd’hui, le monde entier s’archipélise et se créolise. ».

Poésie : « Le poème (…) est toujours à venir. C’est pourquoi nous vivons quelques visions prophétiques du passé, en même temps que nous consentons aux imprévus d’ici là et de maintenant. C’est-à-dire que cette route au long de laquelle les foules des poèmes du monde vantent leurs stèles, nous l’éprouvons bruissante, parfois nous la parcourons dans les cris et les démesures, mais qu’en même temps, nous voyons qu’elle mène, à la fin, Rutebeuf ou Gilbert Gratiant ou Estella Morente ou Georges Brassens, au silence le plus uni, où chacun se trouve et s’estime. ».

Un fragment du poème "Un champ d’îles" (1965) :

« L’île entière est une pitié
Qui sur soi-même se suicide
Dans cet amas d’argiles ruées
Ô la terre avance ses vierges

Apitoyée cette île et pitoyable
Elle vit de mots dérivés
Comme un halo de naufragés
À la rencontre des rochers

Elle a besoin de mots qui durent
Et font le ciel et l’horizon
Plus brouillés que les yeux de femmes
Plus nets que regards d’homme seul. »

Enfin, pour ceux qui veulent approfondir la connaissance de l’œuvre d’Édouard Glissant, je propose deux sites Internet assez complets et denses :

http://edouardglissant.fr/

http://ile-en-ile.org/glissant/



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (31 janvier 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Édouard Glissant.
Arnaldur Indridason.
Bienvenue à Wikipédia !
Friedrich Dürrenmatt.
Henri Bergson.
Patrice Duhamel.
André Bercoff.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Claude Weill.
Anna Gavalda.
Alfred Sauvy.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

_yartiGlissantEdouard03
 


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1 réactions à cet article    


  • Francis, agnotologue Francis 3 février 2021 15:25

     « Hostile à la mondialisation qui est imposée à la planète à laquelle il opposait la notion de « mondialité », il a été l’initiateur du concept de « pensée archipélique », pensée se déployant dans toutes les directions qu’il opposait à la « pensée continentale » qui se rapproche de ce qu’il définissait comme pensée de système qui s’impose et n’admet pas d’alternatives »

     

    « Le libéralisme économique préside tous les imaginaires » Edouard Glissant

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