Juste se rapprocher… sortir à mains nues
Au début de ma carrière d’animateur nature à la fin des années soixante dix, il fallait toujours s’en tenir à une entrée scientifique. On risquait d’être disqualifié si on tentait de prendre une autre voie. Nommer les plantes et les bêtes rencontrées lors d’une sortie était comme une nécessité. Les nommer en latin c’était augmenter sa crédibilité, c’était prendre de l’importance aux yeux des autres, c’était tentant.
S’émerveiller n’était pas la question
S’extasier, toucher, sentir une plante, froisser ses feuilles entre ses doigts et les porter à son nez, parler de la beauté d’une plante, ce n’était pas ça le truc ! S’émerveiller, ressentir, aimer, ce n’était pas la question. Il fallait l’observer et la décrire en tant qu’objet extérieur à nous-mêmes. Il fallait la passer cette plante de la forêt où elle était vivante à notre culture où elle se retrouvait décrite, nommée, séchée dans un herbier, rangée à sa place dans la nomenclature inventée par Linné au XVIII ème siècle. Quelle meilleure façon de prendre le pouvoir sur elle ?
Sans papier, sans crayon
Quand j’étais jeune animateur de classes vertes souvent les enseignants insistaient pour que les enfants prennent un cahier et un crayon avec eux dés les premières sorties. Il y avait un enjeu à prouver à tout instant que la classe verte c’était différent d’un camp de vacances et qu’on était là pour TRAVAILLER. Le cahier et le crayon dans les mains des enfants en étaient comme la meilleure des garanties, la preuve. Le problème c’est qu’avec leurs cahiers et leurs crayons les enfants avaient les mains comme attachées, empêchées. Ils étaient bien embarrassés.
Essentiel de toucher
Ils avaient un besoin instinctif, les enfants, dans les chemins, de se saisir d’un bâton, de cueillir un brin d’herbe, de prendre un escargot, une châtaigne, de poser la main sur une branche. Bien des cahiers sont tombés à terre et parfois dans la boue ou alors très vite rangés au fond d’un sac. C’est essentiel de sortir dehors les mains libres. Parce que c’est essentiel de toucher les arbres, les branches, les feuilles, essentiel de toucher l’eau du ruisseau, l’humus, la terre, caresser la mousse. Bergson disait : « L’homme est ainsi fait que ce qu’il touche le touche ». C’est vrai, ce que nous touchons nous touche et après nous sommes différents, c’est ça le changement.
La pleine ouverture
Les premières sorties nature avec les enfants n’ont qu’un seul but, c’est d’établir le contact, de faire la connexion. Alors ce sont tous les organes de nos sens qui doivent être disponibles. Notre peau nous l’avons vu, mais aussi nos oreilles, nos yeux, notre nez, notre bouche. Pour entendre, voir, sentir, goûter avec tous nos sens en pleine ouverture.
« Soir délicieux, où le corps entier n’est plus qu’un sens, et par tous les pores absorbe le délice. Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, devenu parti d’elle-même. »[1]
Il s’agit juste de se rapprocher
L’ordre du jour n’est plus de prendre le pouvoir sur les plantes et les bêtes, c’est de faire alliance et c’est d’une nécessité vitale. Il s’agit aujourd’hui de réduire les distances avec les autres vivants, il s’agit de se rapprocher des bêtes et des plantes, il s’agit de donner sens au concept d’interdépendance et de le rendre vivant en nous. Ce tout premier principe de l’écologie qui dit que nous les êtres vivants, nous sommes tous reliés les uns aux autres et reliés à nos milieux, tous en interdépendance. Nous les humains, nous ne sommes ni au centre, ni au-dessus, nous ne sommes pas à part, nous sommes de la nature, nous sommes dans le flot du vivant.
Cocktail d’odeur
Heureusement dans les années quatre vingt un vent nouveau nous est arrivé d’Amérique. Un certain Joseph Cornell y pratiquait une éducation à l’écologie radicalement différente. Nous avons été plusieurs à le vivre en France comme une véritable libération. L’approche sensorielle et l’approche artistique avait enfin droit de cité dans nos pratiques d’éducateurs même si les premiers temps ont été difficile. Certains avaient tendances à nous moquer quand nous invitions les participants à faire la palette du peintre, le cocktail d’odeur ou le jeu du photographe[2].Mais nous avons persisté, il y avait bien là une nouvelle voie.
Les sentiments
Que savons-nous de la création des alliances ? Les bonnes alliances, les alliances réelles sont-elles fondées sur la raison ou sur les sentiments ? C’est la question la plus importante qui est ici. C’est la question de nos liens. La question des liens que nous créons avec les autres et avec la nature. L’interdépendance n’est pas le fruit d’une pensée ou si peu. Oui mon mental comprend ce que sont ces liens entre les êtres vivants. Il comprend ce que c’est qu’un écosystème et qu’en portant atteinte à un élément de cet écosystème on porte atteinte à un équilibre qui peut être très fragile. Mais c’est après que cela vient. Nos liens sont d’abord faits de sentiments, nos alliances sont fondées par les sentiments. C’est le profond mystère des sentiments qui est en jeu ici.
Un avec la Terre
Impossible d’aimer la nature si on ne l’a pas rencontré. Cette rencontre doit nécessairement être réelle. Cette rencontre est avant tout physique et comme tout ce qui est physique, plutôt nous la vivons et plus forts seront les liens tissés. Plus nous comprendrons que nous ne faisons qu’un avec la Terre qui nous porte. Plus facilement nous nous mettrons debout pour que soit respecté ce dont nous dépendons. Défendant la Terre, c’est une évidence, nous nous défendons nous-mêmes.
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