Une grande dame de la littérature indienne : Mahadevi Chandra Singh
C’est bien connu, la plupart des cadres d’entreprise détestent être pris en flagrant délit d’incompétence ou d’ignorance. Par nature, ils se doivent de connaître tout ce qui, de près ou de loin, touche à leur domaine d’activité. Et même très au-delà, l’infatuation étant un trait de caractère fréquent dans le management…
Rien n’est plus intéressant que l’observation des comportements lors des réunions, colloques, séminaires et autres conventions. Exception faite de quelques rares francs-tireurs, nos cadres se divisent alors en deux camps principaux. D’un côté, ceux qui savent, ou font semblant de savoir, de quoi l’on parle ; ceux-là approuvent d’un air entendu et ostentatoire l’orateur ou le rapporteur lorsque cet « expert » pointe sa baguette sur un histogramme ou un camembert PowerPoint. De l’autre, ceux qui sont dépassés par le sujet et qui, le regard fuyant pour les uns ou hyper-concentré pour les autres, tentent de donner le change en essuyant leurs lunettes avec application, en faisant mine de consulter l’organizer de leur tablette, voire en prenant des notes à l’ancienne, en priant in petto de ne pas être amenés à donner leur avis*.
Les premiers appartiennent le plus souvent à l’espèce des ambitieux exacerbés. On trouve parmi eux ceux qui donnent des leçons de manière péremptoire, ceux qui lèchent le cul des puissants, ceux qui se battent pour les chaises du premier rang, ceux qui rient aux bons mots du patron, aussi affligeants soient-ils, ceux dont les dents rayent moquettes et parquets. Bref, ceux qui constituent les forces vives (autoproclamées) du monde entrepreneurial et aspirent à devenir à leur tour des « premiers de cordée » donnés en exemple par un président de la République. Fréquenter ces personnages a toujours été un réel plaisir pour moi, tant leur suffisance me réjouissait. Et pas besoin de les pousser pour extraire la substantifique moelle de leur prétention : elle s’écoulait d’elle-même…
C’est ainsi qu’un collègue – au temps où la consultation du web n’était pas encore très répandue – m’a dit un jour d’un ton très docte : « J’ai bien apprécié ta citation de Jason Pettigrew. J’adore la causticité de ses bouquins. » Un instant interloqué, je lui ai répondu en réprimant un sourire que cela n’avait rien d’étonnant, eu égard à la « brillante acuité intellectuelle » de l’auteur. Un auteur en l’occurrence totalement imaginaire mais dont j’avais placé, par jeu, la fausse citation suivante en exergue d’un document professionnel (auparavant je mettais des dessins stylisés de champignons ou de minéraux) : « En entreprise comme en politique, les promesses sont comme l’alcool : elles s’évaporent très vite ! » Jason B. Pettigrew (Sex & Drug & Hurdy-Gurdy).
Dès lors, je me mis par jeu à émailler mes productions (plans, rapports, comptes-rendus) de citations créées de toutes pièces, histoire de voir si le fait se renouvelait. Mais, par goût pour la provocation, je déviais trop du domaine traité pour piéger les infatués, comme le jour où j’inscrivis cette épigraphe dans un rapport destiné au Conseil d’administration d’un Fongecif : « Le chant de la nature est le cassoulet du rêveur : plus il en consomme, plus il poète ! » Ludovic Gratteplanche (La petite hulotte). Ou cet autre jour qui me vit placer cet aphorisme en forme de galéjade en marge d’une note interne : « La mini-jupe a une double fonction thermique : elle rafraîchit les filles et échauffe les garçons. » André-Paul Roussilhe (A l’ombre des platanes).
Je décidai alors de me recentrer sur le cœur de mon activité (comme on dit aujourd’hui) et de faire coller mes fausses citations au sujet traité. D’une souris espiègle, j’écrivis alors en préambule d’un plan de formation cette parabole dont la beauté formelle n’échappera à personne : « … Un triangle d’oies cendrées surgit au-dessus du bois de bambous, survola la rizière d’un vol majestueux, puis s’éloigna en direction des collines de Rajahpuram. Durant quelques instants, Gopal suivit les oiseaux des yeux.
─ Désormais, j’en sais suffisamment ! affirma l’élève en rompant le silence. Qu’en pensez-vous, Maître ?
Le brahmane rajusta ses lunettes d’un geste machinal et dit, de sa voix douce et tranquille :
─ Sur un grand rocher du mont Narasingha vivaient deux frères, deux magnifiques macaques ; tous les deux étaient vifs et malins, mais seul l’un d’eux avait suivi avec assiduité l’enseignement de ses aînés. Dans la forêt alentour vivaient deux autres frères, de superbes tigres ; tous les deux étaient puissants et rusés, mais seul l’un d’eux avait été attentif à l’enseignement des anciens. Or il advint que, par suite d’un cataclysme, le grand rocher et la forêt furent isolés durant deux lunes. Tous les autres animaux étaient morts. Dès lors, les deux tigres chassèrent les deux singes. Lorsque Vishnu, dans son infinie bonté, libéra le grand rocher et la forêt, un seul macaque avait survécu, et un seul tigre vivait encore. Ceux qui « avaient appris ». L’autre macaque avait été dévoré. Et le deuxième tigre était mort de faim, faute de pouvoir capturer le singe survivant.
Le brahmane se tut et se mit à contempler les éléphants de pierre du temple de Balishangar. Gopal, les yeux baissés, réfléchissait. Lorsqu’il leva son regard vers le vieillard, il dit simplement :
─ Vous avez raison, Maître, je ne suis qu’un ignorant… »
Mahadevi Chandra Singh (Les sept vies de Gopal).
Une semaine après la diffusion du document, pas de réaction. J’en étais à me demander si je n’allais pas revenir à mes dessins stylisés de clitocybes ou de cristaux de stibine lorsqu’au retour d’une réunion j’entendis sur mon répondeur ce message d’un collègue labellisé « HP » (haut potentiel) par la Direction de l’entreprise : « Honnêtement, je n’ai pas lu le bouquin. En revanche, j’ai rencontré Mahadevi Chandra Singh lors d’un cocktail culturel à Dehli. Étonnant, non ? »
Étonnant ? Sans aucun doute ! Et pour cause : la romancière n’a jamais existé ailleurs que dans mon imagination ! Encouragé dans ma démarche de mystification, je récidivais par la suite à plusieurs reprises avec, à la clé, quelques succès réjouissants. Hélas ! la limite d’âge se profilait, et de fait, elle survint très vite. Devenu un simple retraité, j’ai beaucoup plus rarement l’occasion d’exercer ce type de supercherie que dans le cadre d’une activité tertiaire. C’est pourquoi je passe bien volontiers le relais à tous ceux qui le souhaitent, et notamment à vous, amis lecteurs. Livrez-vous donc à ce type d’exercice, et vous constaterez qu’il réserve parfois de belles surprises lorsqu’il permet de berner, ici un jeune vaniteux, là une outrecuidante baderne.
Un mot pour terminer sur le malheureux « HP » évoqué dans ce texte. Soumis à un stress décuplé par l’ambition, le pauvre garçon n’a, malheureusement pour lui, pas répondu aux attentes du top management. Et s’il est resté classé « HP », ce n’était plus par la directrice des Ressources humaines de l’entreprise qui nous employait, mais par les collègues, ces deux consonnes étant devenues les initiales de « Hautement Perturbé », voire pour les plus mauvaises langues d’« Hôpital Psychiatrique » ! inutile à cet égard de me jeter la pierre en me prêtant une quelconque complicité : je n’ai jamais fait la moindre publicité à mes supercheries, le plaisir que j’en tirais étant, en tout bien tout honneur, purement solitaire.
* En réunion, n’importe quel cadre expérimenté se tire de ce genre de situation par une pirouette, du genre « Je partage totalement l’opinion de Untel ». À noter que ce même cadre expérimenté choisit toujours avec soin une place peu exposée afin de déjouer le piège du « tour de table » : celui-ci commence toujours, soit par l’une des extrémités de ladite table, soit par le voisin du président de séance !
Note : Cet article est la reprise modifiée d’un texte de 2008.
La photo qui illustre cet article n’est pas celle – et pour cause ! – de Mahadevi Chandra Singh, mais celle de Pratibha Devisingh Patil, présidente de l’Inde de 2007 à 2012.
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