Comment repenser la gouvernance de la mondialisation ?
Les enjeux environnementaux, l'invasion de l'Ukraine par la Russie, les crises financières récurrentes nous confrontent à des perturbations non anticipées de l'économie mondiale et de ses fragilités. Deux ralentissements sont déjà à l'oeuvre, la mondialisation des échanges et la mobilité relative du capital par rapport au travail.
Les tensions géopolitiques tendent à exacerber les inégalités entre les pays riches et les émergents dépendant des matières premières fragilisés par le fardeau de leur dette. Enfin l'inflation importée par la hausse du prix des matières premières risque de relancer la boucle prix/salaires des années 1980 en l'absence de politiques économiques adaptées.
Le défi de l'urgence climatique et environnementale
Parce que l'incertitude socio-économique inhérente au dérèglement climatique nous conduit vers un nouveau risque systémique, le défi de la transition écologique et de la neutralité carbone relèvent d'une économie de guerre. Le nécessaire choc de décarbonation devra s'accompagner d'une hausse considérable d'investissements et de mesures visant à accompagner les secteurs d'activité de l'industrie et de l'agriculture. Dans un rapport récent , l'Institut Rousseau estime à 5000 Mds d'euros les investissements à réaliser en France entre 2022 et 2050, pour atteindre la neutralité carbone et représentent le plan d'urgence pour le climat, "combat du siècle ."
Cela suppose l'intervention des Etats nations visant à planifier un nouvel usage plus rationnel des ressources communes que sont l'eau, l'énergie, les matières premières. Cela suppose de réaliser des investissements dont la rentabilité à horizon de 30 ans est incertaine ( rénovation thermique des bâtiments et des logements... ). En France, leur réalisation devrait être financée par la Caisse des Dépôts et sa filiale la BPI, l'agence de la transition écologique ( ADEME), en Europe par la Banque Européenne d'Investissement, le Fonds d'innovation tout en dérogent aux principes d'une intervention aux conditions de marché réservés aux capitaux privés intervenant dans la production d'énergies renouvelables( fabrication de véhicules électriques... ). La planification écologique permettrait de réorienter les flux financiers par l'intermédiaire des Etats investisseurs .
Mais il semblerait que le problème de l'industrie des énergies fossiles responsables de 80% des émissions de gaz à effet de serre n'ait pas été clairement évoqué dans le cadre des négociations climatiques mondiales. Les entreprises Gazprom, Exxon Mobil, Petrobras, Total Energies, Shell, BP, Saudi Aramco sont celles qui contribuent le plus à ces surplus d'émissions polluantes. On peut observer qu'en France Total Energies continue d'augmenter sa production de gaz qui devrait représenter 50% de son mix de vente à horizon 2030. Nous vivons certes une situation dans laquelle l'Europe apparaît très vulnérable en raison de sa dépendance au gaz russe, la situation entre les pays est hétérogène et fonction de leur situation géographique. Mais les ruptures d'approvisionnement provoqués par la guerre en Ukraine doivent nous conduire à souligner que le capitalisme financiarisé au travers de la logique spéculative des sociétés du secteur pétrole et gaz, focalisées sur le court terme, et la rentabilité du capital est antinomique de la transition écologique . D'où la nécessité de réguler le financement des activités polluantes réalisées par les acteurs privés cités plus haut.
Les positions dominantes des GAFAM sur les marchés et les chaines de valeur
Dans le secteur du numérique cinq entreprises américaines – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – exercent depuis les années 2000 une hégémonie sans précédent . Pour la seule année 2021, elles ont réalisé 243 milliards de dollars de Résultat Net, des marges opérationnelles se situant entre 31% et 41,8% et représentent cinq des dix premières capitalisations mondiales.
Tout en se jouant des rivalités géopolitiques entre Etats, ces géants du web échappent également au système fiscal international. Enfin, en ayant développé par leur taille des situations de rentes de monopoles au travers de positions dominantes et de barrières à l'entrée dues à leurs innovations, ces sociétés sont en position de force vis à vis des institutions. L’économiste Thomas Philippon a décrit dans un essai “ Les gagnants de la Concurrence ” publié en 2019 l'échec des politiques publiques aux Etats-Unis au cours des vingt dernières années à l'encontre de ces acteurs. Il y montre comment elles ont mis en échec non seulement l'Etat incapable de les réguler mais aussi les marchés qu'elles contournent.
A Bruxelles, Margrethe Vestager, commissaire à la Concurrence, et Thierry Breton Commissaire au marché intérieur affichent leur volonté de s'attaquer au cœur de leur modèle économique. La politique de la concurrence , pilier historique de la construction européenne a pour objet la lutte contre les abus de position dominante. Mais que penser d'une politique européenne antitrust qui n'a abouti au cours des vingt dernières années à n'infliger que 3,4 Mds d'euros d'amendes soit 1,4% des résultats nets 2021 des géants du web ? Le temps de la justice serait-il plus lent que celui des progrès de la technologie ? La complexification des chaines de valeur et la digitalisation de l'économie ont permis à des entreprises d'opérer dans des pays sans y avoir d'établissement stable. On constate ici que l'on se heurte à des obstacles politiques et à la complexité juridique des techniques d'évitement fiscal des multinationales plus puissantes que les Etats.
De plus le projet européen de redevance sur le numérique ( taxe Gafa) a été suspendu en juillet 2021 dans l'attente de la signature de l'accord multilatéral placé sous l'égide des services fiscaux l'OCDE, avec l'introduction d'un taux effectif minimum mondial de 15% portant sur les bénéfices consolidés des entreprises multinationales. Mise en oeuvre au niveau de l'UE, la taxe GAFA ne rapporterait que 5 Mds d'Euros par an, somme très en deçà de la solution globale prônée par l'OCDE .Enfin l'Union Européenne qui ne reconnaît pas l'Irlande, le Luxembourg, Malte et les Pays-Bas en tant que centres financiers offshore est-elle vraiment prête à lutter contre l'évitement fiscal des multinationales ?
Les superprofits des firmes internationales et l'urgence du partage de la valeur
En 2021 les sociétés du CAC 40 ont procédé à 23,8 Mds d'euros de rachats d'actions, ont versé 45,6 Mds d'euros de dividendes, représentant 3,2% de leur capitalisation boursière, dont 6 ,3 % pour Total Energies . Dans ce scénario, de hausse en continu des profits et des cours boursiers, on n'observe pas de hausse des salaires, de par la faiblesse du pouvoir de négociation des salariés ( Natixis Flash Economie, 14 Septembre 2021 ). Se pose ici la question de la répartition de la valeur dans l'entreprise et de son partage. Dans le contexte inflationniste lié à la flambée des prix des matières premières il convient de rééquilibrer les rapports de force entre capital et travail. Des études récentes dont celles conduites par la sociologue Isabelle Ferreras montrent que la participation des salariés au capital, à la gouvernance et aux décisions a un effet positif sur les performances des entreprises. Les salariés, en pesant sur le projet de leur entreprise permettent de palier aux dérives du capitalisme financiarisé. " il faut démocratiser l'entreprise afin de permettre aux travailleurs de participer à gouverner leur entreprise, et d'autre part, travailler au niveau de la branche et de l'économie en général afin de créer un maximum de solidarité entre travailleurs et diminuer la violence du marché du travail sur les individus." nous dit-elle. Les priorités des entreprises devraient être les suivantes :réaliser des investissements productifs, partager la valeur ajoutée avec les salariés et en dernier lieu rémunérer les investisseurs / actionnaires.
La mondialisation heureuse est derrière nous, il est urgent de repenser ses règles à l'occasion du grand choc géopolitique que nous traversons. Le rôle en incombe à la puissance publique, tout en sachant que les politiques écologiques et climatiques s'inscrivent dans le temps long de la planification à l'encontre de la myopie à court terme des marchés. Les régulateurs internationaux historiquement chargés d'améliorer l'efficacité de l'allocation du capital doivent aussi intervenir en accordant des aides financières ciblées aux pays émergents avant qu'ils ne deviennent des zones d'errance et de famine ( Afrique subsaharienne, Amérique Latine, Asie du Sud Est )
Eliane JACQUOT
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