Greenwashing
Le « souci de l’environnement » voire « l’éco-anxiété » ou « l’urgence écologique » semblent « être à la fois partout et nulle part » - jusqu’à provoquer un sentiment de saturation. Le malaise des populations s’aggrave lorsque « ce prétendu souci est invoqué pour justifier des dispositifs réglementaires » leur compliquant la vie quotidienne. Le discours insistant du greenwashing contemporain ne tient pas que du « verdissement de façade » : il apparaît comme la pire des façons de verrouiller l’avenir en nous enfermant dans une « trajectoire socio-écologique insoutenable » rappellent les auteurs d'un manuel d'auto-défense intellectuelle qui entendent "dépolluer le débat public".
L’écologie, on en convient, est un enjeu fondamental qui interroge nos représentations et nos imaginaires, au-delà de nos petits gestes pour « faire notre part de colibri » : « quand la baignoire déborde, le plus simple n’est-il pas de fermer le robinet ? » interroge Antoine Costa dans l’article consacré à une « neutralité carbone » censée être assurée par des... technologies qui n’existent pas !
L’écologie est aussi un terrain de jeu pour des intérêts très puissants aux appétits insatiables qui n’en finissent pas d’avancer leurs pions-lobbyistes et d’étendre leurs « profits » sous couvert de concepts anesthésiants comme « croissance verte », « développement durable », "neutralité carbone" ou « dématérialisation ». Elle est devenue un champ de bataille à déminer d’urgence là où l’on préfererait l’image d’un jardin commun à partager selon de nouvelles formes de coopération.
On en est là depuis la séparation de l’homme et de la nature et cette vision réductrice du vivant, considéré sous le seul angle de la « production », sur le modèle de la technique : « vaincre et contraindre la nature par le travail » disait le philosophe Francis Bacon (1561-1626).
Mais voilà qu’en 200 000 ans de « transition énergétique », l’humain n’est plus assuré de sa situation de rentier du pétrole et du charbon – ni même du « travail de la nature »...
En introduction, Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières mettent en garde contre les « tactiques d’enfumage d’une modernité économiciste, techno-solutionniste » et foncièrement anti-écologique qui répond à l’éco-anxiété par des stratégies illusionnistes : « Si l’on veut rendre nos modes de vie, de production et d’organisation sociale compatibles avec le maintien d’une planète habitable, il faut commencer par dépolluer le débat public des discours et des fausses promesses qui, en masquant ou en travestissant la réalité, nous empêchent d’être lucides sur le désastre en cours et sur les mesures nécessaires pour le limiter ».
La voie étroite de la « transition énergétique » est pavée d’algorithmes, d’électromobiles, de gros profits voire de fort mauvaises intentions, avertissent les chercheurs qui entendent débusquer les relents de cet « éco-blanchiment » : « Les acteurs du greenwashing et de la trajectoire insoutenable de nos sociétés s’ingénient à couper l’herbe sous le pied de ceux qui entendent pour de vrai « changer le système, pas le climat ».
Une « civilisation », n’est-ce pas d’abord et fondamentalement, depuis le Néolithique pour le moins, un système de récupération et de bon usage des énergies ? Or, les lobbyies à la manoeuvre « inspirent des politiques prétendument écologiques comme le financement des technologies (voiture électrique, transition numérique, etc) » qui ne font qu’accroître démesurement des fortunes déjà bien mal acquises sur la prédation sur la planète.
Ainsi, que dire des « normes » qui pèsent sur la profession agricole ? Elles ne font que renforcer le modèle productiviste « en favorisant l’élimination des petites exploitations au profit des plus industrielles ».
Une pensée verrouillée par le solutionnisme technologique
Le « numérique » fait fonction de « moteur des espérances contemporaines » – comme si cette « forme spécifique de développement techno-scientifique constituait la seule et unique fabrique d’un avenir désirable »...
Or, l’électricité n’est propre qu’en apparence, « n’étant pas une source d’énergie mais un simple vecteur qui permet d’éloigner ses usagers des lieux de sa production », laquelle repose sur le charbon, les énergies dites fossiles et sur l’atome : « Néanmoins le mythe perdure et l’électrification est plus que jamais au coeur du greenwashing. Support de la « dématérialisation » et de toutes les « smart » solutions, c’est encore elle qui entretient l’illusion d’un capitalisme vert, basé sur l’électron et les réseaux intelligents et non sur l’extraction minière, le quadrillage filaire du monde et la combustion fossile ou nucléaire (...) Le greenwashing fonctionne donc comme une idéologie, au sens de Marx : ce n’est pas tant un mensonge délibéré qu’un phénomène structurel d’inversion de la réalité dans la conscience commune ».
Cette rageuse inversion relève d’une « mise en scène qui, tout exprimant les rêves d’une humanité endormie, fait écran sur le monde réel et les dynamiques qui le façonnent, et finit par anesthésier les esprits face à un mode d’organisation délétère, socialement et humainement ».
Les chercheurs lancent un appel à vigilance face aux « promesses d’écologisation et aux éco-tartufferies canalisant la critique dans des impasses » : « Alors qu’il faut changer de modèle, tout est fait pour continuer à faire croire qu’il suffirait de troquer sa vieille voiture à essence contre un véhicule électrique dernier cri. Cela permet d’imaginer perpétuer l’expansion des besoins énergétiques et matériels – pour l’hypermobilité, la connexion et la livraison généralisées – sans soulever les questionnements métaboliques essentiels sur les flux de matière et d’énergie, et sur la capacité à absorber les pressions diverses ».
Le greenwashing masquerait-il rien moins que l’accélération de l’hyperindustrialisation du monde, c’est-à-dire une suicidaire « fuite en avant techno-solutionniste » générant de nouvelles bulles spéculatives ? Ne serait-il que la « pointe accérée » du business as usual ?
L’un après l’autre, tous les seuils d’irréversibilité écologique sont franchis et « l’eco-blanchiment » des « décideurs » prétend y répondre par le biais de suicidaires « procédés high tech, du monitoring numérique et du pilotage techno-scientiste global ».
L’insoutenable « dématérialisation »
L’historien Christophe Bonneuil, directeur de recherche au CNRS, avertit dans l’entrée « Anthropocène » : « En célébrant l’ingénierie généralisée d’une Terre devenue simple objet de pilotage par la technosphère, la promesse est de sauver la Terre sans rien changer aux fonctionnements du capitalisme. L’éco-modernisme conçoit non seulement la nature mais aussi l’espèce humaine comme un produit socio-technico-économique qui doit « évoluer ». Cette vision alimente le projet d’un néocapitalisme prolongeant l’ère néolibérale (gouvernement économique financiarisé du monde, « croissance verte », privatisation-marchandisation des « services écosystémiques ») par un surcroît de disruption technologique monopolistique (smart everything, conquête spatiale, systèmes socio-écologiques pilotés comme des dispositifs cybernétiques, transhumanisme). Il ne s’agit rien moins que de faire de la Terre toute entière, vies et sociétés humaines comprises, un sous-système du système financier). »
Et, pour ce faire, d’ « occulter l’insoutenable matérialité du monde numérique » comme le rappellent la journaliste Celia Izoard (membre du club MARCUSE) et Aurélien Berlan dans l’article « Dématérialisation » : « Aujourd’hui, tout se passe comme si nous refusions de voir ce que nous avons sous les yeux, un déferlement de nouvelles machines dans les foyers, les commerces, les administrations : ordinateurs, téléphones portables, modems, scanners, etc. (...) Depuis la naissance d’internet, nous n’avons jamais autant consommé de matière, à la fois parce qu’il a fallu produire les bases matérielles de la prétendue dématérialisation de l’économie et parce qu’elles ont permis en fait la mondialisation, c’est-à-dire le triomphe planétaire d’une économie capitaliste basée sur une production et une consommation croissantes. (...) L’équipement informatique engloutit aujourd’hui l’équivalent de la production de six réacteurs nucléaires. Mais le numérique a effectivement permis à certaines entreprises de bâtir des fortunes colossales en dupliquant à l’infini le même service ou le même logiciel, dont les coûts de production et d’acheminement sont presque inexistants puisque c’est l’usager qui paye l’équipement et l’électricité nécessaires (...) Là où il suffisait à l’usager de se rendre dans le commerce ou le service en question, il doit désormais disposer de toutes sortes de machines connectées à un immense réseau. En terme de consommation de ressources et d’énergie, la prestation est infiniment plus « matérielle »que celle qu’assurait le service concerné par le commerçant ou le fonctionnaire. Elle n’a pas été dématérialisée, mais automatisée et déshumanisée : les personnes qui s’en chargeaient ont été licenciées, remplacées par des machines. »
Que dire de l’hallucinante quantité d’énergie et de déchets miniers engloutie par l’infrastructure numérique ?
Car enfin la production de semi-conducteurs et autres composants électroniques est bien plus nocive que l’industrie du papier : elle nécessite beaucoup d’eau, de substances chimiques et de métaux toxiques. Et les « innombrables supports matériels de « l’économie immatérielle » s’avèrent plus encombrants en fin de vie puisqu’ils constituent les moins recyclables des 57 milliards de tonnes de déchets électriques et électroniques produits chaque année dans le monde »... Ceci, « pour une raison qui, paradoxalement, alimente le mythe de la dématérialisation : leur miniaturisation croissante. Plus ils sont légers et compacts, et plus il faut de matière et d’énergie pour les produire, et moins sont recyclables. »
Aujourd’hui, l’ensemble des équipements numériques consomme entre 10 et 15% de l’électricité mondiale. Mais cette consommation double tous les dix ans : « le numérique pourrait engloutir 50% de l’électricité mondiale en 2030 »...
Ainsi, le discours sur la dématérialisation « se révèle être un rideau de fumée qui masque la réalité : de manière directe, (par ses méfaits colossaux et croissants en matière d’extrativisme, d’émission carbone et de consommation énergétique) et indirecte (en intensifiant la production), le déferlement numérique est devenu le coeur de la prédation capitaliste. »
Ce mode de gaspillage énergétique dévastateur pose, outre la question des pénuries annoncées et du rationnement, celle de l’ « acceptabilité sociale » des politiques technico-économiques à venir.
Le gisement d’énergie le plus conséquent n’est-il pas celui des économies d’énergie bien comprises, donc de la réduction des ponctions sur les ressources et de l’arrêt de la surexploitation de la planète ?
Derrière la « neutralité carbone » et autres brassages de mots vidés de leur substance se cache ce déni rageur de réalité blanchi en sépulcre de techno-solutionisme qui nous empêche de mettre en place la solution la plus efficace, à la portée de tous. Celle qui n’échapperait pas même à un non-décideur d’excellente qualité cognitive infiniment moyenne : fermer le robinet quand la baignoire déborde... Serait-ce trop demander aux "décideurs" auto-proclamés ?
Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (sous la direction de), Greenwashing, manuel pour dépolluer le débat public, Seuil, 256 pages, 19 euros
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