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La Moisson

Je me souviens …

Fils de bourrelier dont les oncles étaient agriculteurs, je ne peux que me souvenir de ce temps des moissons qui n'a plus rien à voir avec celui d'aujourd'hui. Tout commençait alors que l'école venait de libérer considérablement mon temps libre par l'arrivée de colliers de trait et de tapis de batteuse ou de faucheuse dans la boutique. Les toutes dernières exploitations qui travaillaient avec les chevaux allaient bientôt renoncer à cette incongruité pour se lancer dans la mécanisation des tâches.

Faucheuses et batteuses quant à elles s'accrochaient à un engin motorisé. Le tapis en une forte toile verte nécessitait un entraînement constitué de lattes de bois fixées sur celle-ci. Une colle blanche assurait la première fixation tandis que le bourrelier usait de son aiguille courbe pour amarrer le tout. Parfois, en attendant l'achat de la moissonneuse mécanique, le ravaudage de la toile permettait d'attendre encore une année.

L'artisan devait réaliser des miracles au moindre coût avant que le Crédit Agricole fasse perdre le sens de la mesure au paysan qui se métamorphosera en un exploitant agricole par le truchement de dettes abyssales. Le monde entrait dans une modernité qui n'avait plus besoin des services de mon père.

Il n'en fut pas marri, cessant enfin de n'être payé qu'une fois l'an, lors de la louée. Il se fit maroquinier et tapissier, se donnant enfin un peu de temps pour quelques vacances estivales. Naturellement, c'est vers les fermes avunculaires que nous nous rendions. Des bras supplémentaires y étaient fort bien venus d'autant que la moisson en réclamait encore beaucoup.

Si le fauchage était confié à un entrepreneur qui sillonnait le pays avec des engins qui n'ont plus rien à voir avec ceux d'aujourd'hui, il fallait des pilotes pour la noria (j'exagère un peu) des remorques chargées du précieux grain qui depuis lors, semble ne plus se plaire qu'en Ukraine et en Russie.

Trop jeune et surtout trop malhabile pour tenir le volant, on m'avait collé au vis qui montait le grain dans le grenier. Responsabilité fictive sans aucun doute, pour me coller dans la benne afin que je ne traîne plus dans les pattes de ceux qui œuvraient. Une grande pelle à la main, je m'activais, persuadé de l'importance d'un rôle qui m’occasionnerait fortes démangeaisons.

Ma tante avait pris la précaution de m'équiper de chaussettes russes (nous y revenons) afin de ne pas m'abîmer les pieds. Je m'enroulais un vieux chiffon informe autour de chaque pied avant que de glisser le tout dans une chaussure qui devait faire place à ce curieux dispositif protecteur. Je revois encore ces torchons avec lesquels j'allais passer la journée, prenant ainsi le relais des anciens qui s'étaient équipés de la sorte dans les tranchées.

Le grain dans son grenier, les greffiers se chargeaient de la chasse aux mulots tandis que nous allions à la quête des ballots de paille. Chacun son ouvrage et celui-là réclamait des bras qui me faisaient défaut. Là encore, on me collait sur la remorque, une différente avec de très hautes ridelles, pour placer en quinconce les précieux parallélépipèdes rectangles de paille (j'étais bien le seul à user de ce terme que nul n'aurait jamais songé à employer).

En fait, j'entravais plus l'adulte qui en avait la véritable responsabilité, cet assemblage savant exigeant d'être parfaitement ordonné au risque d'une chute sur la route ou les chemins qui eut été du plus déplorable effet. Je me contentais d'admirer le jeté de botte des hercules à terre, dont mon père qui se montrait d'une force au-dessus de la moyenne. Bien plus tard, j'ai eu l'occasion de remplir ce rôle et j'avoue à ma grande honte, que jamais je ne trouverais son geste fluide et si facile en apparence tout en héritant à chaque fois d'ampoules et de courbatures.

Le retour des bottes à la ferme réclamait une autre organisation. Cette fois, on m'envoyait jouer sur le tas de l'année précédente avant de me coller dans un baquet d'eau afin d'éliminer toute la paille qui s'était insinuée partout. Le travail achevé, nous nous retrouvions tous autour de la grande table pour boire un cidre aigre, jaune, à la fine pétillance qui ne manquait jamais de me conduire dans la cabane au fond du jardin.

J'avais la responsabilité d'aller tirer cette curieuse boisson dans un cellier obscur où trônaient quelques fûts. Je n'étais pas peu fier quand j'ouvrais la cannelle avant de laisser couler le liquide. Il y avait dans cette pièce une odeur entêtante qui me revient encore à l'esprit, lorsque j'ai le bonheur de découvrir un véritable cidre paysan (la chose est rare en bord de Loire).

Sur la table, se proposaient à la gourmandise des travailleurs force cochonnaille, les produits que le sacrifice du cochon de l'année passée, élevé avec amour et les reliefs de la table, avait permis de préparer. Je me souviens encore avec une émotion intense de la large tartine d'un pain à la croûte épaisse et craquante, à la mie compacte, recouverte d'une belle couche de saindoux avec sa gelée abondante, le tout saupoudré de sucre. Jamais je n'ai retrouvé cette gourmandise mythique pour moi et qui provoque des hauts le cœur à tous ceux auxquels j'évoque ma petite madeleine personnelle.

Tout ceci était il y a fort longtemps. À l'âge où les souvenirs sont plus précis, je découvrais les joies des colonies de vacances, d'abord comme colon puis très vite comme moniteur. C'est d'ailleurs durant l'une d'elle que j'appris le décès du dernier oncle en activité, le temps des moissons n'était plus.

À contre-temps.


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16 réactions à cet article    


  • Clark Kent Séraphin Lampion 30 juillet 2022 12:22

    L’agriculture a connu plus de bouleversements ces cent dernières années que pendant les 10 000 ans précédents.


    • C'est Nabum C’est Nabum 31 juillet 2022 07:18

      @Séraphin Lampion

      et c’est pour notre plus grand mal


    • titi titi 1er août 2022 19:05

      @C’est Nabum

      Pas sûr que les trois femmes sur cette photo aient été du même avis.

      http://www.unc-boissire-montaigu.fr/images/laboureuse.jpg


    • chat maigre chat maigre 30 juillet 2022 14:32

      chez moi en Gironde, forcément les mêmes cochonnailles mais pas de cidre, pour reprendre des forces en milieu de matinée ou d’après-midi c’était le tiounquet (pas sûr de l’orthographe, le patois se parlait mais ne s’écrivait pas) , du pain dur, du vin rouge et du sucre...dans un grand bol, coup de fouet assuré smiley


      • Clark Kent Séraphin Lampion 30 juillet 2022 16:59

        @chat maigre

        Miotte en Bourgogne, trempotte dans le Jura, trempée dans le Berry, tosti en Provence, soupe de perroquet dans le sud-ouest, etc. ce ne sont pas les noms qui manquent pour la soupe au vin sucré. Mais point de « tiounquet ».


      • chat maigre chat maigre 30 juillet 2022 22:41

        @Séraphin Lampion

        moi c’est du sûr que je raconte, c’est du vécu et j’adorais ça gamin, c’était le seul moment où on avait droit au vin comme les grands !!!
        Tiounquette !!! je ne sais pas l’écrire comme je disais mais c’était peu être une appellation trop locale pour être référencé sur wikipédia
        en tout cas nous c’était avec du Bordeaux smiley


      • chat maigre chat maigre 30 juillet 2022 22:54

        @chat maigre
         
        on faisait chabrot aussi pour terminer l’assiette de soupe et là aussi les enfants avaient droit à un peu de vin rouge smiley


      • chat maigre chat maigre 30 juillet 2022 23:02

        @chat maigre

        « Le vin sucré est rarement bu seul, il imposait un rituel puisqu’il fallait y tremper du pain. cette coutume s’appelait : faire »trempette« ou »trempête« et cette expression était utilisé dans toute le France. Dans le Jura, »trempotte« ou la »trampusse« désignait ce pain trempé dans du vin sucré, ailleurs c’était la »trempée« ou la »miotte« . Chez nous en patois on disait faire »Traimpic« ou faire une »tiounque".

        de tiounque à tiounquet il n’y a pas loin 
        ça ne s’entend pas bien à l’écrit mais j’ai l’accent gascon GRAVE smiley

        je me suis dit qu’en remontant la piste du chabrot j’allais forcément tomber dessus smiley)

        chat maigre il dit des fois des bétises mais il ne ment jamais smiley

        https://vieux-metiers-outils.forumactif.com/t75-qui-connait-faire-chabrot


      • C'est Nabum C’est Nabum 31 juillet 2022 07:19

        @chat maigre

        Cherz nous celà s’appelait la trempée au vin ou miot 


      • TSS (...tologue) 1er août 2022 10:33

        @C’est Nabum
        chez nous on appelait ça une mijée au vin... !!


      • juluch juluch 30 juillet 2022 18:22

        connus les vendanges mais pas le moissonnage.....


        • C'est Nabum C’est Nabum 31 juillet 2022 07:19

          @juluch

          Question d’âge peut-être

          merci l’ami 


        • chantecler chantecler 31 juillet 2022 18:17

          Super ton article et photos +++


          • C'est Nabum C’est Nabum 2 août 2022 08:11

            @chantecler

            Merci 

            Je suis touché 


          • TSS (...tologue) 1er août 2022 10:32

            J’avais été affecté sur le dessus de la batteuse pour couper les liures

            endroit où on « bouffait » toute la poussière et aussi de temps en temps

            pour passer le pain de résine sur la courroie d’entrainement .

            il ne faut pas oublier que les vacances et la remise des prix etaient

            le 14 Juillet pour permettre aux gosses de faire les moissons... !!

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