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Emma Goldman, l’ardeur révolutionnaire

 

Si l’anarchie est avant tout une « révolte viscérale », Emma Goldmann a épousé et servi à corps perdu toutes les révoltes de son temps. Cette propagandiste anarchiste à la trempe de tribun en a épuisé aussi toutes les désillusions, d’emprisonnements en exils, sans jamais se renier - et désarmer.

Le vocable « anarchie » remonte au grec ancien et s’entend toujours sur un mode péjoratif (au sens de « chaos » ou de « désordre »...), mais Emma Goldmann, nourrie de la pensée de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) et de Pierre Kropotkine (1842-1921), l’a revivifié au fil d’une vie intense, portée par une véritable « force utopique » et un féminisme incarné avec audace.

Elle nait le 27 juin 1869 à Kowno (l’actuelle Lituanie) alors dans l’empire russe, qu’elle quitte dès ses seize ans pour émigrer aux Etats-Unis, après avoir travaillé dans une fabrique de corsets à Saint-Petersbourg. La pendaison « pour l’exemple » de quatre militants libertaires le 11 novembre 1887, à la suite d’une manifestation ouvrière ayant dégénéré en massacre à Haymarket Square (Chicago) le 4 mai 1886, décide de son engagement actif pour un idéal libertaire. Cette année-là elle épouse son compatriote Jacob Kerschner, « opérateur en confection » de manteaux originaire d’Odessa , qui travaillait sur la machine à côté de la sienne, à l’usine Rubinstein de Rochester.

Divorcée en 1888, elle rencontre lors de sa première journée à New York Alexandre Berkmann, dit Sasha (1870-1936), un jeune militant qui devient son compagnon de lutte pour la vie. Berkman l’introduit auprès de Johann Most (1846-1906), fondateur du journal Die Freiheit. Alors qu’elle travaille à l’expédition du journal, Most l’encourage à prendre la parole en public. Dès lors, elle sillonne les Etats-Unis d’est en ouest pour d’interminables tournées de conférences et découvre que sa fougue d’oratrice déplace les foules. Mais ces « performances » sont aussi éprouvantes, car infestée de « chiens de garde » déterminés à lui sauter à la gorge – et il lui faut souvent changer de salle au pied levé pour échapper tant aux provocations qu’aux tentatives d’interpellation...

 

La « propagande par le fait »

Leur inspirateur, Kropotkine, avait écrit dans son journal Le Révolté (25 décembre 1880) : « La révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite (...), tout est bon pour nous qui n’est pas de la légalité  »... En 1892, Alexandre Berckmann incarne cette « propagande par le fait » en tentant d’assassiner l’industriel Henry Clay-Frick (1849-1919), responsable du massacre des grévistes des aciéries de Homestead en Pennsylvanie. Il ne réussit qu’à le blesser et est condamné à vingt-deux ans de prison – il en effectue quatorze, avec le soutien d’Emma qui ne cesse de lui écrire tout en menant une vie intense selon ses idéaux libertaires et féministes.

En l’attendant, elle se forme aux métiers d’infirmière et de sage-femme tant pour subvenir à ses besoins que pour faire advenir une « révolution féministe » entre hommes et femmes pleinement sujets et les exerce dans les quartiers d’immigrés à New York. Elle se consacre aux démunis et assure la collecte de denrées ainsi que la coordination des distributions de repas entre articles pour la presse anarchiste, distribution de brochures en faveur de l'avortement, conférences et autres réunions publiques.

En 1893, elle est arrêtée une première fois à Philadelphie, inculpée d’ « incitation à l’émeute » et condamnée à un an d’emprisonnement à Blackwell’s Island (1894-1895), une expérience éprouvante mais formatrice : « La prison avait mis ma foi à rude épreuve. Elle m’a aidée à découvrir cette force qui dormait en moi, la force de me tenir debout, seule, la force de vivre ma vie et de combattre pour mes idéaux, contre le monde entier si nécessaire. L’Etat de New York n’aurait pu me rendre meilleur service que de m’envoyer au pénitencier de Blackwell’s Island ! »

C’est ainsi qu’elle devient une célébrité - celle dont on parle et celle dont on a peur : « L’engouement des Américains pour les vedettes m’était familier, en particulier ces femmes américaines qui poursuivaient tous ceux qui se trouvaient sous le feu des projecteurs, que ce soit un boxeur professionnel, un joueur de base-ball, une coqueluche des dames, un époux assassin ou un artistocrate européen décati. Je devins moins aussi une célébrité grâce à mon emprisonnement et à la place que me réservaient les journaux. Je recevais chaque jour des piles d’invitations à déjeuner ou à dîner. Tout le monde semblait pressé de « m’adopter  ».

En septembre 1901, après l’assassinat du président William McKinley par le jeune Leon Czolgosz à Buffalo, elle est accusée d’avoir « influencé l’acte » – le jeune anarchiste avait été vu avoir un échange admiratif avec elle lors d’une de ses conférences. Elle est emprisonnée à nouveau pendant que la campagne contre l’anarchisme s’envemine. Lors de la révolution russe d’octobre 1905 à Cronstadt, elle est écartelée entre le désir de retourner dans son pays et les impératifs de la lutte sociale dans son pays d’adoption. Berkman est libéré en mai 1906, et ils créent la revue Mother Earth – qui sera interdite en 1917.

Cette année-là, alors que « les Romanov exécrés étaient enfin éjectés de leur trône », ils s’opposent à l’entrée en guerre des Etats-Unis, à la conscription et à la corruption : « Aucun président américain n’avait réussi à tromper la population comme Woodrow Wilson, lui qui n’avait que le mot démocratie à la bouche et à la plume,mais qui se comportait en despote tant en privé qu’officiellement et, malgré cela, s’arrangeait pour entretenir le mythe qu’il agissait en champion de l’humanité et de la liberté  »...

Les gens viennent en masse à leurs conférences, « témoignant de l’espoir naissant appelé la Russie, qui s’éveillait dans le coeur de ces esclaves salariés américains ». Ils rencontrent Léon Trotsky (1879-1940) de passage à New York et s’enflamment pour la Révolution russe : « Cet exploit n’avait pas été accompli par un coup d’Etat politique mais par la révolte de tout un peuple. Hier encore, muettes, broyées depuis des siècles sous la botte d’un absolutisme impitoyable, insultées et aviliées, les masses russes s’étaient soulevées pour réclamer leur héritage et pour proclamer au monde entier que, dans leur pays, l’autocratie et la tyrannie avaient vécu leurs derniers jours. Cette glorieuse nouvelle était le premier signe de vie dans le vaste cimetière européen de guerre et de destruction. »

 

Rêves brisés en « Arcadie soviétique »

En 1919, Emma Goldman et Berkman sont expulsés en Union soviétique. Reçus à bureaux ouverts par les nouvelles autorités, à commencer par Lénine (1870-1924) et Zinoviev (1883-1936), ils vont de déceptions en désillusions. Ainsi, ils sont les premiers à dénoncer la dictature bolcheviste et le capitalisme d’Etat qui étouffent la révolution russe. En parcourant leur « Arcadie soviétique » pour un projet de « Musée de la Révolution », ils découvrent de quoi se meurt vraiment le pays de leurs rêves – à commencer par ses hôpitaux : « La cause véritable, ce n’était pas tant le mauvais matériel ou le manque d’infirmières, c’était la machine omniprésente, la « cellule » communiste, les commissaires, les soupçons et la surveillance perpétuels. Des médecins et des chirurgiens avec des états de service remarquables et un dévouement touchant pour leur métier étaient entravés à chaque tournant et paralysés par l’atmosphère de terreur, de haine et de crainte  ».

D’autres dysfonctionnements et chocs, plus violents encore, ébranlent leur croyance et Emma fait ce constat : « La révolution russe était bien plus fondamentale que la française, et sa signification plus puissante et globale. Elle avait pénétré profondément la vie des masses du monde entier, et personne n’était en mesure de prévoir la riche moisson que l’humanité en tirerait. Les communistes, adhérant irrévocablement à l’idée d’un Etat centralisé, étaient condamnés à dévier le cours de la révolution. Puisqu’ils visaient la suprématie politique, ils étaient devenus inévitablement les jésuites du socialisme pour qui les fins justifiaient les moyens. Qui plus est, leurs méthodes paralysaient les énergies des masses et terrorisaient le peuple. Or, sans le peuple, sans la participation directe des travailleurs à la reconstruction du pays, rien de créatif ni d’essentiel ne pouvait être accompli  ».

Le 18 mars 1921, la répression du soulèvement des marins, soldats et ouvriers de Cronstadt, « jour anniversaire de la Commune de Paris », par Léon Trotsky, « commissaire de l’armée révolutionnaire de la République socialiste », sonne la fin de leur séjour soviétique. Elle et Sasha décident de fuir « l’horrible simulacre et les faux-semblants révolutionnaires » de cette « Lourdes socialiste moderne » vers laquelle affluent tous « les aveugles et les boiteux, les sourds et les muets en quête de remèdes miraculeux  ».

Dès lors commence pour eux une vie d’exil au gré des visas, en véritables vagabonds d’une intelligence collective en quête d’un lieu d’incarnation. Les deux révolutionnaires comprennent que les bolcheviks, « nonobstant leur obsession du pouvoir, n’auraient pas terrorisé aussi totalement le peuple russe si la psychologie de masse ne favorisait pas par nature la soumission  »...

En 1928, elle commence à rédiger ses mémoires dans une petite maison de Saint-Tropez, louée 15 dollars par mois. Elle exige que leur publication, destinée aux Etats-Unis, soit mise en vente à 5 dollars, soit un tarif « abordable pour la classe ouvrière ». Mais le livre est vendu bien plus cher, lors de sa parution en 1931 – et ne rencontre pas son public, en dépit d’une « bonne presse »...

Elle place encore tous ses espoirs dans la révolution espagnole, multipliant déplacements et tournées de conférences destinées à lever des fonds pour les réfugiés espagnols. Son combat s’achève le 14 mai 1940 au Canada des suites d’un accident vasculaire cérébral.

Conformément à ses voeux, elle est enterrée au cimetière de Waldheim à Chicago, aux côtés des condamnés de Haymarket et de l’une de ses innombrables camarades de lutte, la féministe Voltairine de Cleyre (1865-1912). Grâce au réseau des bibliothèques, son livre a pu vivre sa vie, grâce à son inestimable valeur documentaire et sa puissance d’épopée de la protestation sociale incarnée par des vies hors du commun – et bien des voix oubliées... Emma Goldman a rencontré (voire influencé...) presque tous les grands acteurs de son temps qui font l’Histoire ainsi que ceux qui trahissent la constante volonté de transformation sociale - et la vident de son histoire... Il arrive que Sisyphe s’épuise à sa tâche perpétuelle...

Emma Goldman, Vivre ma vie – une anarchiste au temps des révolutions, L’échappée, 1128 pages, 19,90 euros


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3 réactions à cet article    


  • JPCiron JPCiron 29 août 2022 21:33

    Superbe cette Emma Goldman !!

    Et très bon & intéressant Article...

    ... qui donne envie d’offrir ce livre à la première occasion.

    .

    découvrir cette force qui dormait en moi, la force de me tenir debout, seule > 

    C’est le moment où l’on refuse d’être un ingrédient du Système pour devenir un acteur du progrès.


    Et les exemples qu’elle donne de Woodrow Wilson qui, sur le sujet des Palestiniens s’est aussi comporté comme elle le décrit en général :

    Aucun président américain n’avait réussi à tromper la population comme Woodrow Wilson, lui qui n’avait que le mot démocratie à la bouche et à la plume, mais qui se comportait en despote >

    Quand Emma Goldman faisait cette déclaration, elle ignorait que quasi tous les présidents successifs feraient la même chose en pire, à mesure que la puissance de l’Amérique s’accroitra. 

    .

    L’Article met bien en vue le fait que, côté Russe, cela n’a pas été meilleur pour ses dirigeants.

    Au final, ce n’est que les gens ordinaires qui, se mettant debout avec l’esprit d’ Emma Goldman, pourront faire changer les choses.




    • lephénix lephénix 29 août 2022 22:01

      @JPCiron
      merci pour votre visite
      c’est un témoignage irremplaçable, un documentaire véritablement encyclopédique sur tous ces hommes et ces femmes qui ont donné leur vie à la « Cause » sans se soucier de leur « retour sur investissement »...
      les historiens ont besoin d’incarnations comme celle-là, qui fut témoin et acteur de son temps, pour saisir ce qui fut de la perception du Pt Wilson aux déceptions en « Arcadie soviétique » hélas si prévisibles pour un lecteur d’aujourd’hui...


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