Du Chant des déportés allemands à l’Hymne des femmes
Les paroles et la musique du très beau Moorsoldatenlied (également connu en Allemagne sous le titre Chant des déportés et en France Chant des marais) sont devenues emblématiques de la déportation et de la résistance. Elles ont été écrites en 1933 par les communistes allemands internés dans le camp de concentration de Börgermoor en Basse-Saxe. En 1971, la musique a été reprise par les féministes françaises du MLF et dotée de paroles alternatives pour devenir l’« Hymne des femmes ». Zoom sur ce chant quelque peu oublié…
Il ne fait pas bon être communiste dans l’Allemagne des années trente. Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler devient Chancelier du Reich. Face à la montée du danger totalitaire nazi, d’ores et déjà palpable dans de nombreuses localités contrôlées par les SA (Sturmabteilung), le Parti communiste d’Allemagne (KPD : Kommunistische Partei Deutschlands) organise des manifestations et des grèves dans tout le pays. Le 28 février, l’incendie du Reichstag – suivi de la très large victoire des nazis aux législatives du 5 mars – donne à Hitler le prétexte pour éliminer (parfois physiquement) les responsables communistes et déporter par milliers les militants dans des camps de concentration. Une partie d’entre eux est internée dans celui de Börgermoor, d’abord sous la garde de policiers d’Osnabrück, ensuite sous la férule de gardiens détachés du SS Group-West.
Les prisonniers sont affectés à des travaux agricoles pénibles, notamment à l’assèchement des marécages environnants et à l’exploitation des tourbières. Ce sont leurs conditions de détention et de travail, ainsi que les pensées pour leurs familles et l’espoir de la libération, qui sont dépeintes dans le Moorsoldatenlied (littéralement « Chant des soldats des tourbières »). Écrit durant l’été 1933 à Börgermoor par un mineur, Johann Esser, et un cinéaste, Wolfgang Langhoff, ce chant (paroles en allemand et en français) est mis en musique par un autre détenu, un employé de commerce dénommé Rudi Goguel. Le Moorsoldatenlied est interprété pour la première fois le 27 août dans le camp par 16 déportés, majoritairement des membres de la chorale ouvrière de Solingen, dans le cadre d’activités récréatives du dimanche initiées par Langhoff sous l'appellation Zirkus Konzentrazani.
Les prestations du Zircus Konzentrazani ne sont pas nées d’un simple désir de détente des déportés, mais d’une volonté de répondre aux vexations et aux brutalités infligées par des SS souvent haineux à l’égard des communistes, comme l’a montré la « Nuit des longues lattes » au cours de laquelle les gardiens s’en sont pris aux prisonniers en les frappant brutalement à l’aide de planches de bois. L’objectif était double : d’une part, montrer que les détenus n’étaient pas résignés ; d’autre part, afficher les différences entre la « vision primaire de la vie » des SS et celle, exigeante et altruiste, des internés du camp. Entonné d’abord avec retenue, le refrain du Moorsoldatenlied (alors dénommé Börgermoorlied) est progressivement repris avec enthousiasme et sur un ton provocateur par les centaines de déportés présents. Quelques jours plus tard, il est interdit par les SS.
Par le biais de fuites délibérément organisées et des transferts de détenus, le Moorsoldatenlied se répand rapidement dans les autres camps d’Allemagne puis de Pologne. Il y devient un symbole de la lutte contre la répression et l’oppression, à tel point qu’il sera même chanté ultérieurement par des enfants de déportés juifs victimes des camps d’extermination. Engagé en 1937 dans les Brigades internationales durant la Guerre d’Espagne, le chanteur et acteur Ernst Busch popularise ce chant dans les rangs des brigadistes où il est interprété en allemand avant d’être peu à peu repris en espagnol sous le titre Los soldados del pantano. Devenu en France le Chant des marais, ce symbole de la résistance parvient dans les maquis de notre pays avant d’être intégré au répertoire des armées françaises où il figure toujours en bonne place.
C’est à Ernst Busch que l’on doit la version enregistrée la plus ancienne du Moorsoldatenlied : lien. Traduit dans plusieurs langues et interprété par de nombreux artistes et groupes internationaux sur la planète, ce chant est connu outre-Manche sous le titre Peat Bog Soldiers ; la plus célèbre des adaptations en anglais est celle du groupe irlandais The Dubliners : lien. En France la version la plus connue du Chant des Marais est à mettre au crédit de Leny Escudero dans un album consacré aux chants de la Liberté : lien. En Espagne, celle de Los soldados del pantano figure dans l’album ¡No Pasarán ! ; elle est chantée par Quico Pi de la Serra et Carme Canela : lien.
Mars 1971. Un groupe de militantes du MLF (Mouvement de libération des femmes) reprend la musique du Chant des marais et écrit collectivement un texte dénonçant la subordination dans laquelle sont tenues les femmes et les maltraitances qu’elles subissent dans le but de rendre hommage aux héroïnes de la Commune de Paris. Ainsi naît l’Hymne des femmes, également dénommé Debout les femmes. En voici deux versions, l’une chantée par un groupe anonyme de militantes avec incrustation des paroles : lien ; l’autre par une foule dans le cadre du Rhoazon Park de Rennes en 2019 : lien. À la grande surprise des créatrices de cette adaptation féministe du Chant des marais, Debout les femmes devient rapidement une sorte d’hymne traditionnellement repris chaque 8 mai à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
Autres articles consacrés à la chanson :
Il y a 50 ans nous quittait Boby Lapointe, le « chanteur sous-titré » (juin 2022)
Les corons : un superbe hommage de Pierre Bachelet aux « gueules noires » (juin 2022)
Un groupe breton champion du monde de blues (mai 2022)
Quand Paco Ibañez chantait Georges Brassens (octobre 2021)
Il y a 50 ans : « And The Band Played Waltzing Matilda » (avril 2021)
« Trashman shoes » : un déchirant cri d’amour (mai 2020)
« Donna Donna » : Joan Baez, le veau et l’hirondelle (novembre 2019)
Il y a 20 ans décédait Amalia Rodrigues, la « Reine du fado » (octobre 2019)
« Kiko and the Lavender Moon » (septembre 2019)
Le jardin des Plantes aquatiques (novembre 2018)
Lady d’Arbanville, la belle endormie (juillet 2018)
Inoubliable et envoûtante Lili Marlène (décembre 2017)
1966 : un goût de sucettes (novembre 2016)
« Sixteen tons » : 70 ans déjà ! (août 2016)
Ils ont changé sa chanson (mai 2016)
Mary Bolduc, ou la vie quotidienne turlutée (février 2016)
Il y a 40 ans : « A vava inouva » (janvier 2016)
Loreena McKennitt la flamboyante (avril 2014)
Raoul de Godewarsvelde, canteux et capenoule (mars 2014)
Chanson française 1930-1939, ou l’insouciance aveugle (septembre 2013)
Chanson française : de la Grande guerre aux Années folles (novembre 2012)
La chanson française à la Belle Époque (juin 2012)
Musique : balade africaine (janvier 2012)
Véronique Autret vs Carla Bruni (décembre 2011)
Des roses blanches pour Berthe Sylva (mai 2011)
Splendeur et déchéance : Fréhel, 60 ans déjà ! (février 2011)
Amazing Grace : plus qu’un chant ou une mélodie, un hymne ! (septembre 2011)
27 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON