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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Le dernier empereur de la musique de film est mort

Le dernier empereur de la musique de film est mort

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Le dernier empereur de la musique de film, Ryuichi Sakamoto (1952-2023), grande star au Pays du Soleil levant, est mort à l’âge de 71 ans des suites d'un cancer rectal le 28 mars dernier dans un hôpital de Tokyo, son décès n'ayant été annoncé que le 2 avril dernier (©photos V. D).

De Beat Takeshi Kitano (Furyo, 1983, de Nagisa Oshima, avec son superbe thème principal au piano de Merry Christmas Mr. Lawrence, où le Coluche nippon jouait aux côtés d’un certain David Bowie, Tabou, 1999, d'Oshima toujours avec également le charismatique Kitano) au puissant Revenant (2015) d’Alejandro González Iñárritu, avec l'attaque de l'ours mémorable sur DiCaprio et le mode survival très prenant, en passant par Le Dernier Empereur (1987) de Bernardo Bertolucci, Un thé au Sahara du même cinéaste italien d'après le roman éponyme de Paul Bowles (1990, à sa sortie, coup de cœur direct me concernant pour la sublime Debra Winger, qui y voit son mari mourir tragiquement !) ainsi que Little Buddha (1993, toujours de Bertolucci, long métrage trop long et pas top mais Keanu Reeves, torse nu, bronzé et solaire, y est très beau, c’est déjà ça…), Ryuichi Sakamoto, bel homme qui faisait volontiers l’acteur de temps à autre (notamment aux côtés de David Bowie et de Takeshi Kitano dans Furyo), a marqué mondialement de son empreinte sonore indélébile le septième art sans oublier, selon moi, Black Rain (1989) de Ridley Scott - juste pour le morceau de 4mn48sec Laserman, titre programmatique -, le racé Snake Eyes (1998) de De Palma avec le déchaîné Nicolas Cage ou encore le trop méconnu biopic expérimental Love Is the Devil  : Study for a Portrait of Francis Bacon (1998) de John Maybury sur le borderline peintre britannique Francis Bacon (1909-1992), se penchant sur sa relation amour/haine avec son amant George Dyer, petit voyou à l'époque qui avait commencé leur relation en le cambriolant !, les volutes de musique électronique complexes et avant-gardistes de Sakamoto s'enroulant au mieux, telles des boucles obsessionnelles, autour des sinuosités existentielles du peintre gay excentrique, bordélique et tourmenté.

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Ryuichi Sakamoto (date inconnue). Photo Christophe d’Yvoire. Sygma.Getty

Comme bon nombre de ses confères compositeurs de musiques de films, Sakamoto, musicien des plus éclectiques, était à l’aise dans le brassage des genres, de la musique traditionnelle japonaise au jazz rock fusion d’un Herbie Hancock qui l’avait beaucoup inspiré dans ses années d’apprentissage (« L’album, confiera-t-il, qui m’a décidé à me diriger vers la musique pop fut Head Hunters de Herbie Hancock, qui est sorti en 1973 et qui m’a fait comprendre l’importance du groove  »), en passant par la pop électronique, la musique dite savante (le classique), la techno, la musique concrète, la poésie psychédélique, le bruitisme, intégrant des sons du réel et du quotidien, à la John Cage, le funk robotique, le tango ou encore la bossa nova.

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Le Yellow Magic Orchestra (YMO) en 1980, Sakamoto est au centre. Photo C Gillett Coll Redferns

Né à Tokyo le 17 janvier 1952, le petit Ryuichi, avec un père éditeur de romans policiers nippons et une mère modiste du quartier huppé de Ginza, a grandi en baignant dans la culture artistique. Entre attraction et répulsion pour le piano, il se fait les armes sur cet instrument-roi, se passionnant pour Bach, Liszt, Stravinsky, Beethoven, Debussy, Dutilleux mais aussi les Beatles !, tout en menant des études consacrées à l’art musical, puis parvient à se produire dans les années 1970 sur scène dans un Tokyo des plus bouillonnants au niveau artistique. Aussi, Sakamoto, artiste prolifique s’il en est, véritable pionnier de la musique électronique, n’a pas attendu le monde du cinéma pour se faire remarquer : en 1978, il devient le co-fondateur avec Haruomi Hosono et Yukihiro Takahashi du groupe électro-pop Yellow Magic Orchestra (YMO), notamment influencé par Kraftwerk et Giorgio Moroder, qui connaît alors un succès phénoménal au Japon mais pas seulement - l’on dit même que Michael Jackson, le King of Pop, a longtemps rêvé d’inclure sur son prochain album produit par Quincy Jones, un certain Thriller, une reprise de Behind the Mask, titre mélancolique qui lui aurait d’ailleurs été comme un gant (pailleté), provenant du second album studio de ce groupe de synthopop japonais, Solid State Survivor, hit composé en 1978 pour une pub Seiko. Toutefois, le grand public international ne découvrira pleinement Ryuichi Sakamoto qu’avec la sortie au cinéma en 1983 du percutant Furyo, drame subversif et malaisant se jouant de rapports sadomasochistes entre hommes au sein d’un camp de prisonniers alliés sur l’île de Java pendant la Seconde guerre mondiale (1942), le major Jack Celliers (Bowie) refusant de se soumettre aux diktats du capitaine Yonoi, entièrement dévoué à son pays, campé par un Ryuichi Sakamoto à la main de fer. En tant qu’acteur, on a pu le voir également dans un second rôle dans Le Dernier Empereur puis chez le déjanté Abel Ferrara dans New Rose Hotel (1998) ainsi que dans des séries télé japonaises. En fait, ne se jugeant « pas très bon » comédien, Sakamoto, qui préférait plus faire l’acteur par amusement ou par amitié que par réel engouement pour cette activité, préféra ne pas continuer dans cette voie, se contentant alors sporadiquement de quelques apparitions occasionnelles.

Dans le dépliant de la pochette du CD de la BO de Little Buddha, édité en 1993 chez Milan, on peut lire ceci, s’avérant très instructif (texte non signé, nous est juste précisé qu’il est traduit de l’anglais par Chantal Petit) : « Musicien de réputation internationale, Ryuichi Sakamoto travaille déjà depuis longtemps avec le producteur Jeremy Thomas et le réalisateur Bernardo Bertolucci. Sakamoto a contribué à la partition musicale d’Un thé au Sahara, qui a reçu en 1991 aux États-Unis le Golden Globe Award de la meilleure partition originale. (…) Sakamoto, qui est l’une des plus grandes stars du Rock au Japon, est diplômé de l’université des Beaux-Arts de Tokyo, et a travaillé plusieurs années comme musicien et arrangeur de studio avant de sortir son premier album et de rejoindre le Yellow Magic Orchestra. Ce groupe a fait des tournées en Europe et aux États-Unis en 1978 et 1980, et a été le premier groupe japonais de réputation internationale. Le Yellow Magic Orchestra s’est séparé en 1983, mais Sakamoto a continué à enregistrer comme soliste tout en collaborant avec de nombreux artistes internationaux. Le Yellow Magic Orchestra s’est reformé récemment pour deux concerts à guichet fermé, avec 100 000 fans au Tokyo Dome et un CD, n°1 au hit-parade. Musicien d’un style original, associant la composition symphonique classique occidentale, les sonorités traditionnelles japonaises et la musique électronique expérimentale, Sakamoto jouit d’une très large audience à travers le monde.  »

Ryuichi Sakamoto ? Je l’ai croisé, ou plutôt vu (de loin), une fois, en vrai comme on dit, il y a quelques années, c’était en 2016, à un vernissage presse puis public de la Fondation Cartier à Paris, m’apparaissant alors sur une terrasse, derrière une baie vitrée : crinière blanche, lunettes à grosse monture cerclées de noir, en habit sombre, tout classieux. Tel un mirage. Il était venu comme artiste invité parce que, grand amoureux et défenseur de la nature, et notamment des arbres, il avait participé à la production sonore de la formidable exposition Le Grand Orchestre des Animaux qui, en plein Paris, voulait transmettre tous les sons de la flore et de la faune au sein de dame Nature ; il s’agissait, dans le parcours proposé, de se mettre à l’écoute des animaux, ce séduisant, et touchant, Orchestre des Animaux prenant son inspiration dans l’œuvre du musicien et bio-acousticien américain Bernie Krause, qui enregistre depuis plus de cinquante ans les sons que produisent les animaux. Le clou de l’exposition venait justement du maestro Sakamoto : à l’étage inférieur du bâtiment designé par Jean Nouvel, dans l’obscurité, on pénétrait une installation audiovisuelle envoûtante, alliant technique de pointe, plaisir esthétique et rigueur scientifique. Elle associait la musique flottante et élégiaque de Ryuichi Sakamoto à des images signées Christian Sardet, chercheur au CNRS célébrant la beauté stupéfiante des planctons qui sont à l’origine de la vie sur terre.

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Derek Jacobi est Francis Bacon dans « Love Is the Devil » (1998, John Maybury)

Fervent défenseur des arbres, Ryuichi Sakamoto, il y a encore tout juste quelques semaines, avait envoyé une lettre ouverte à la gouverneuse de Tokyo pour l’appeler à renoncer à un projet de rénovation de deux stades du quartier de de Shinjuku, qui conduirait inexorablement à l’abattage éhonté de centaines d’arbres : « Nous ne devrions pas sacrifier de précieux arbres que nos ancêtres ont passé cent ans à protéger et élever pour un gain économique à court terme. » Bien dit, et chapeau l’artiste. Déjà, dans un Libé de 2016, ce créateur engagé, fervent militant écologiste et figure de proue de la lutte contre le nucléaire fuyant toute tour d'ivoire, qui par ailleurs avait composé le thème des Jeux olympiques d’été à Barcelone en 1992 (il vivait aux États-Unis depuis les années 1990), avait évoqué avec nostalgie le paradis perdu de son enfance à Tokyo où la nature était encore reine et refuge : « Dans les années 1960, il y avait encore des zones de nature un peu partout. Il y avait un champ de choux juste en face de notre maison. En été, il était souvent recouvert de papillons, et il devenait tout blanc. On jouait avec les serpents dans les rivières. Et puis l’été au Japon, tout le monde vit avec le son des semi, ces cigales typiquement japonaises qui font un bruit incroyable, très métallique. Or, même celles-ci ont disparu de la plupart des quartiers de la ville. Je me sens très chanceux d’avoir connu ce monde avant qu’il ne disparaisse. » Bien sûr, et hélas, sur place, Fondation Cartier, je n’avais pas osé aller lui parler, timidité oblige ; il m’est apparu solitaire, dans « son univers » ouvert sur le monde, donc pas trop envie de l’importuner, ses musiques cultes on ne peut plus planantes et inspirantes se suffisant au fond à elles-mêmes pour se faire une idée du personnage, que l’on devinait à son aspect placide profondément humaniste et contemplatif, sans avoir besoin nécessairement de lui parler. Et puis, une vie est aussi faite de regrets, rien qu’un exemple concernant Sakamoto, par rapport au Warhol de la pop rock, David Bowie, alias Ziggy Stardust. Alors qu’ils ont collaboré ensemble au cinéma en 1983 sur le troublant Furyo, jamais plus, et ce bizarrement, ils ne retravaillèrent ensemble - ce qu’il regrettait. En 2016, à la mort de la rock star caméléonesque, il avoua : « Nos vies se sont croisées sur le tournage de Furyo et puis j’ai perdu le contact alors même que nous vivions dans la même ville. Je m’étais souvent dit que je devrais le contacter. Maintenant, je m’en veux de ne pas l’avoir fait. »

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Le survolté Nicolas Cage est Rick Santoro dans « Snake Eyes » (1998, Brian De Palma)

Alors, il serait aussi de bon ton de citer, au sujet du défunt Sakamoto, les B.O. de Talons aiguilles (1991, Pedro Almodóvar) ou de Femme fatale (2002, signé Brian De Palma, cinéaste ô combien admirable, pour autant ce film poussif, par un de Palma vieillissant, comme ayant perdu la main, est tout de même loin d’être une réussite !) : j’avoue, j'apprécie nettement moins ces films que les précédemment cités.

Premier réflexe, en apprenant sa mort, remettre sur ma sono le CD, ouvrant maintes perspectives, bien au-delà du film qu'il accompagne, du Dernier Empereur - waouh, ce lyrisme roboratif sur les déplacements subtils d'une caméra caressante réalisés à la Louma (caméra munie d’un long bras permettant d’amples mouvements de grue) du Dernier empereur, quel souvenir de salle obscure, quand l’écran se fait... plus grand que la vie ; il obtiendra d’ailleurs pour cette bande originale inoubliable, au souffle poétique revigorant, l’Oscar de la Meilleure musique de film en 1988. À l'instar des plus grands, tels François de Roubaix, Nino Rota, Vangelis, Lalo Schifrin, Gabriel Yared, Michael Nyman, Joe Hisaichi (son continuateur revendiqué, grand collaborateur de Kitano et Miyazaki) et le maître absolu Ennio Morricone, Ryuichi Sakamoto signait non seulement des musiques de film mais également, avec celles-ci, des bandes originales de nos existences. Total respect, donc. Et merci à lui.

Mélodiste hors pair, amoureux fou de Debussy (et de Satie qu’il pouvait plagier pour le plaisir) et passionné de cinéma, ce compositeur discret et érudit, on l’appelait volontiers et respectueusement « Professeur » car il avait mené à bien des études brillantes d’ethnomusicologie et de composition, s'était confié – « Je n'ai jamais voulu être pianiste », à ses débuts au piano, ce musicien japonais détestait l'instrument - au spécialiste français de la musique de film Thierry Jousse, cinéaste et critique également, en novembre dernier dans l'émission radio Ciné tempo sur France Musique. Jousse, producteur de l'émission, parlait à raison de son « art délicat, impressionniste, qui vise à l'universalité », tout en précisant : « Quand je l'ai rencontré il y a vingt-cinq ans, la première question qu'il m'a posée était à propos de Godard. » Cinéphile, je vous disais... et grand compositeur de musique… tout court, enlevons le « de film », toujours un peu réducteur, je trouve.

Dernière chose, à propos de ce dernier empereur déjà regretté à travers le monde, « Il a vécu avec la musique jusqu'à la toute fin », a-t-on appris par son équipe dans un communiqué publié sur son site officiel et repris par l’Agence France Presse, ajoutant que ce musicien « de mille mondes » avait souhaité des funérailles discrètes réservées à son cercle familial. Ce qui lui correspond bien, au vu de sa discrétion notoire – soudain, il me fait penser au peintre impressionniste Degas qui voulait être à la fois « illustre et inconnu », le mystère entretenu étant, surtout à notre époque surmédiatisée d’asphyxiante culture et de news tous azimuts déversées par les abrutissantes chaînes TV d’info continue, une bonne chose pour un artiste, histoire tout compte fait de se protéger et de ne surtout pas survendre, ou surexploiter, au risque de le galvauder, son art précieux. Travaillant jusqu’à la fin, Ryuichi Sakamoto voulait « créer l’album idéal avant de mourir.  » Eh bien désormais, là-haut, et alors qu'ici-bas les cerisiers, arbres symbolisant le renouveau vénérés comme des dieux au Japon, sont en ce moment en fleur, il bénéficie d’un temps infini pour parachever son grand œuvre !


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2 réactions à cet article    


  • Montdragon Montdragon 4 avril 2023 14:13

    Merci ! On ne pense pas assez à ces génies compositeurs de musique de films.

    En ce moment j’écoute du H Zimmer, un régal.

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