D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. Si il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits.
Oh ! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n’arrête, pas même les
contradictions. J’ai tort, sans doute, et je me rétracte de grand
coeur. Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment
découvert, en dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable,
s’appelant l’État, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail
pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit
pour tous les projets, de l’huile pour toutes les plaies, du baume pour
toutes les souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des
solutions pour tous les doutes, des vérités pour toutes les
intelligences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour
l’enfance, du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins,
prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos curiosités, redresse
toutes nos erreurs, toutes nos fautes, et nous dispense tous désormais,
de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience,
d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité.
"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le
despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une
foule
innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans
repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs,
dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme
étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis
particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant
de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il
les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même
et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on
peut
dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et
tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller
sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il
ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour
objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au
contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que
les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir.
Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique
agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure
leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales
affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs
héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement
le trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus
rare
l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la
volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen
jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces
choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les
regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains
chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses
bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de
petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers
lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus
vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne
brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il
force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il
ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne,
il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque
nation a n’être
plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont
le gouvernement
est le berger.
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée,
douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se
combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques unes des formes
extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de
s’établir a l’ombre même de la souveraineté du
peuple."