L’hypercritique, à la recherche de la « preuve »
décisive, permet de disqualifier tous les témoignages et
les documents gênants : les témoins juifs sont
suspects, et l’exagération ou l’erreur d’un témoignage sur
un point de détail suffit à le discréditer
entièrement : les témoignages datant de la guerre
sont propagande ou rumeur ceux d’après la guerre sont
intéressés : les aveux et dépositions des S.
S, à leurs procès ont été extorqués
ou dictés par les vainqueurs. En décidant que deux
témoignages qui se contredisent sur un point s’annulent
entièrement, et que ceux qui s’accordent sont peu fiables
(copiés l’un sur l’autre, ou émanant tous deux d’une
source commune, donc d’une pression extérieure), on disqualifie
radicalement tous les témoins. Quant aux documents nazis, on
prend au sens littéral les expressions du langage codé
(ex. « évacuation » qui désigne en réalité
« liquidation ») sans tenir compte des informations qu’on a sur ce codage
; les affirmations directes (les discours secrets de Himmler parlant de
« l’extermination du peuple juif » de « tuer » aussi les femmes et les
enfants) sont minimisées. Comme les paroles de menace, de haine
ou de xénophobie prononcées du côté
allié sont prises, elles, au sens le plus fort, on obtient un
bilan équilibré entre deux propagandes de guerre toutes
deux excessives, Enfin les lieux et les objets (chambres à gaz et
leurs annexes, fours crématoires) perdent tout caractère
meurtrier, devenant locaux d’épouillage et de désinfection
et crématoires pour les cadavres des victimes du typhus. Il ne
subsiste donc « aucune preuve », puisqu’on ne veut pas les voir34.
— Une argumentation technique subtile et acharnée
prétend démontrer l’impossibilité matérielle
du meurtre en masse par les gaz : problèmes
d’étanchéité ou de ventilation, de
sécurité, de nombre, etc. : des experts35 sont
invoqués pour de sinistres reconstitutions imaginaires, à
grands renforts de « démonstrations » théoriques
invérifiables. Ainsi ce dont on n’a « aucune preuve » est
présenté d’autre part comme impossible ou invraisemblable.
— Une imagination fabulatrice se déploie, au contraire,
pour attribuer un sens banal aux documents (ex. : le Dr Kremer
assistant aux « Sonderaktionen » d’Auschwitz
parle de « l’horreur » de
« scènes épouvantables », c’est qu’il a assisté
à l’exécution de quelques détenus condamnés
à mort. Quant il parle d’« enfer » et de « camp de l’extermination »
c’est à cause du typhus qui sévit). Donc tout « s’explique »
sans génocide, par les circonstances de la guerre.
— Enfin ces « démonstrations » sont menées avec
myopie, le nez sur le détail qui prête à
contestation, en ignorant massivement le contexte d’ensemble. La
question des chambres à gaz est traitée en « oubliant » les
massacres des Einsatzgruppen
qui les ont précédées,
les opérations d’euthanasie qui en ont été la
préface et surtout le délire meurtrier et le mépris
de la vie humaine qui sont au centre de la mentalité nazie, De
même les listes nominatives et les statistiques sur les disparus
sont écartées au profit de spéculations hasardeuses
fondées sur des sources contestables.
Toutes ces pratiques sont contraires à une saine
méthode historique. Les écrivains
révisionnistes ignorent le métier d’historien — non qu’il
faille un label universitaire, diplôme ou agrément
officiel, pour faire de l’histoire, mais parce que cela suppose
l’application de règles de méthode qui ne sont pas
seulement celles de la critique littéraire ou de la discussion
technique d’« experts ».
Il est inutile d’insister sur l’esprit dans lequel sont menées
ces « enquêtes » qui prétendent chercher la
vérité et dénoncer le mensonge : conclusions préfabriquées, qui dictent
le choix des
« preuves » et des arguments : obsession du complot, de l’escroquerie
géante et de la falsification à l’échelle mondiale
dont les « révisionnistes » sont les seuls à apercevoir la
fausseté ; intentions sousjacentes troubles ou trop
claires : l’antisionisme obsessionnel qui refuse l’idée que
les Juifs aient été victimes (sinon d’eux-mêmes),
les hantises soit anticommuniste (Staline seul despote totalitaire) soit
antilibérale (le capitalisme responsable de tous les maux) qui
poussent à banaliser le nazisme. La singularité
liée au génocide doit disparaître, pour montrer que
« le vrai crime », c’est la guerre elle-même, avec son
cortège d’horreurs : horreurs volontaires comme le
terrorisme sous toutes ses formes, horreurs involontaires comme les
épidémies de typhus qui ont ravagé les camps" (R.
Faurisson)36.
Il s’agit donc bien de « négationnisme » passionné et
maniaque, sans valeur démonstrative. Mais le scandale
causé par la publication de ces thèses, les procès
et les condamnations donnent prétexte à leurs auteurs pour
se poser en victimes de la répression et de la censure. Ils
mettent leurs adversaires au défi de répondre par des
documents et des arguments aux documents et arguments qu’ils produisent.
La majorité des historiens refuse d’engager la discussion pour ne
pas accréditer l’idée d’un débat scientifique entre
deux écoles historiques : on ne peut mener en effet un
débat scientifique avec celui qui nie qu’il fait jour en plein
midi. Cependant pour P. Vidal-Naquet, s’il n’est pas question de
discuter avec les révisionnistes, on peut et on doit
discuter sur les révisionnistes : expliquer ce que
sont leurs procédés et leurs postulats, rappeler ce qu’est
la « vérité historique », qui n’est pas une
vérité mathématique, et sur quoi elle est
fondée. Et il reste, bien sûr à continuer à
faire avancer la véritable connaissance historique, en
confrontant les documents et les témoignages.
phdn