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Commentaire de Jeremy971

sur Peux-on concevoir une théorie du tout ? Gödel et l'incomplétude


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Prometheus Jeremy971 27 février 2012 21:44

…à Gödel

Examinons donc la formalisation de la preuve ontologique, c’est-à-dire la version de Gödel de la version de Leibniz de la version de Descartes de la version d’Anselme.
L’essence de toute l’histoire que nous avons contée est tout simplement la suivante. L’argument de Descartes consiste à définir Dieu comme un être qui a toutes les perfections, et à déduire qu’il existe du fait que l’existence est une perfection. Les critiques de Leibniz et de Kant mettent en évidence que la définition n’est nullement assurée d’être non-contradictoire, et que l’existence ne peut être considérée comme une propriété, donc une perfection.
Comme les propriétés sont des entités abstraites, c’est une pratique courante de la logique moderne de leur substituer leurs extensions plus concrètes, c’est-à-dire d’associer à chaque propriété l’ensemble des objets qui la possèdent. Par exemple, de substituer à la propriété « petitesse » l’ensemble des objets petits, ou à la propriété « noirceur » l’ensemble des objets noirs.
La première idée de Gödel fut de remplacer les perfections, dont nous ne savons pas bien ce qu’elles sont, par les "propriétés positives", dont, pour le coup, nous ne savons pas du tout ce qu’elles sont. L’intérêt de ce pas peut sembler douteux, mais il est au contraire essentiel : il permet de passer de concepts usés, sur lesquels les idées sont nébuleuses, à des concepts flambant neufs, sur lesquels ne traîne aucune idée (préconçue).
Si Gödel avait été théologien, il aurait commencé sans hésiter à discourir sur ces propriétés positives sans rien en savoir, retombant dans le vide dialectique. Mais étant un (théo)logicien, il décide de limiter par avance la nature des propriétés positives, en énonçant explicitement certaines de leurs caractéristiques, et en limitant rigoureusement son raisonnement à l’usage de ces dernières.
Se laissant guider par l’analogie avec les nombres positifs, Gödel convint que les propriétés positives, quoi qu’elles soient, devaient satisfaire les quatre conditions suivantes :
1) puisque le produit de deux nombres positifs est positif, l’intersection de deux propriétés positives, c’est-à-dire la propriété possédée par tous les éléments qui possèdent les deux propriétés données, est une propriété positive. Par exemple, si « être petit » et "être noir" sont toutes deux des propriétés positives, alors « être petit et noir » doit aussi être une propriété positive (axiome 1) ;
2) Puisque zéro n’est pas un nombre positif, la propriété vide, que ne possède aucun objet, n’est pas une propriété positive ;
3) Puisque, étant donné un nombre différent de zéro, est positif soit ce nombre soit son opposé, alors, étant donné une propriété non-vide, est positif soit cette propriété soit sa complémentaire, c’est-à-dire la propriété possédée par tous les objets qui ne possèdent pas la première. Par exemple, si "être petit« n’est pas une propriété positive, alors »être non-petit" doit l’être, et réciproquement (axiome 2)  ;
4) puisqu’un nombre supérieur à un nombre positif est positif, une propriété plus grande qu’une propriété positive, satisfaite par un nombre supérieur d’objets, est positive. Par exemple si « être petit et noir » est une propriété positive, alors « être petit » l’est aussi, puisque chaque objet petit et noir est petit (axiome 5).

Nous pouvons alors définir Dieu comme un être qui possède toutes les propriétés positives, quoi qu’elles soient, pourvu qu’elles satisfassent les quatre conditions précédentes (définition 1). Évitons tout malentendu : ces conditions ne déterminent nullement la notion de propriété positive, même implicitement. Mais ceci, loin d’être un défaut, est un avantage : le raisonnement suivant s’appliquera à toute notion ayant ces caractéristiques.
Arrivés à ce point, nous pouvons déjà donner une première version de l’argument de Gödel : dans un monde fini, Dieu existe, et il est unique. Les propriétés équivalent en fait aux ensembles d’objets tirés du monde, et si le monde est fini, il ne peut alors exister qu’un nombre fini de propriétés  ; en particulier, il n’y a qu’un nombre fini de propriétés positives.
La première condition assure que l’intersection de deux propriétés positives est encore positive : prenant l’intersection de deux première propriétés positives, puis son intersection avec la troisième, et ainsi de suite, on obtient, après un nombre fini d’étapes, l’intersection de toutes les propriétés positives, qui est toujours une propriété positive.
La seconde condition garantit qu’une propriété positive n’est pas vide, c’est-à-dire qu’il existe un objet qui la possède  ; tel est donc le cas de l’intersection de toutes les propriétés positives, c’est-à-dire qu’il existe un objet qui possède toutes ces propriétés, - c’est celui que nous avons appelé Dieu.
La troisième condition assure que la propriété "être Dieu" est positive et que sa complémentaire, à savoir « ne pas être Dieu », ne l’est pas. De fait, Dieu possède toutes les propriétés positives, mais pas celle de ne pas être lui-même. Alors tout être qui possède toutes les propriétés positives doit posséder celle d’"être Dieu", et doit donc coïncider avec Dieu.
La quatrième condition n’est pas utilisée pour la démonstration d’existence et d’unicité, mais permet de démontrer un fait théologiquement intéressant : à savoir, que les propriétés positives sont exactement celles possédées par Dieu. Par définition, en effet, Dieu possède toutes les propriétés positives. Inversement, si une propriété est possédée par Dieu, alors cela veut dire qu’elle est plus grande que la propriété « être Dieu », et d’après cette quatrième condition, c’est donc bien une propriété positive.
Naturellement, l’hypothèse d’un monde fini est contingente et donc pas particulièrement attrayante dans un raisonnement théologique. Pour voir comment il est possible de l’éliminer, examinons de plus près le raisonnement précédent.
La première condition impose que l’intersection de deux propriétés positives soit positive. Procédant pas à pas, elle implique que ce résultat vaut pour un nombre fini de propriétés positives. L’hypothèse de finitude du monde n’a été utilisée qu’une fois dans l’argument, pour conclure que le même résultat vaut pour l’intersection de toutes les propriétés positives.
Néanmoins, cette hypothèse est-elle nécessaire, ou peut-on déduire directement le résultat de la première condition ? Leibniz le pensait, mais il est aisé de montrer qu’il avait tort. Il suffit de considérer un monde formé de tous les entiers, positifs et négatifs, et de prendre pour propriétés positives le fait d’être supérieur à un nombre positif donné. L’intersection de deux telles propriétés est évidemment positive, puisque être supérieur à deux nombres équivaut à être supérieur au plus grand des deux. Mais l’intersection de toutes ces propriétés positives est vide, car il n’existe aucun nombre supérieur à tous les nombres entiers positifs.
L’idée de Gödel fut de substituer à l’hypothèse de finitude du monde celle que « être Dieu » est une propriété positive (axiome 4). Cette hypothèse est théologiquement plus acceptable, encore que les tenants de la théologie négative auraient certainement à y redire, préférant peut-être l’hypothèse inverse.
Par définition, « être Dieu » signifie avoir toutes les propriétés positives. La nouvelle hypothèse de Gödel n’est donc qu’une façon détournée de dire que l’intersection de toutes les propriétés positives est positive, et le premier pas de l’argument précédent fonctionne maintenant par hypothèse. La suite n’utilisait pas l’hypothèse de finitude du monde, et fonctionne donc comme avant. On a donc démontré que si « être Dieu » est une propriété positive, alors, Dieu existe et est unique.
Ne nous laissons pas entraîner par un enthousiasme exagéré. D’abord, Dieu est défini comme un être possédant certaines propriétés, mais les propriétés appartiennent aux objets du monde : Dieu est donc une entité qui fait partie du monde, un être immanent et non transcendant.
De plus, l’unité de Dieu n’est relative qu’à la classe de propriétés positives considérées : chaque classe a son Dieu unique, mais les classes sont nombreuses. Plutôt que de Dieu, il faudrait peut-être parler d’un chef de classe.
Enfin, comme nous l’avons déjà noté, l’hypothèse que « être Dieu » est une propriété positive ne diffère pas tellement de l’hypothèse directe qu’il existe, et l’implique de façon plus banale que dans la démonstration valable dans le cas d’un monde fini. Il n’est certes pas très difficile de démontrer un résultat en le supposant (presque) comme hypothèse.
Dans les mains de Gödel, la preuve ontologique est donc devenue semblable aux arguments de Berkeley, dont Hume disait qu’ils n’admettaient pas la moindre contradiction, mais n’entraînaient pas la moindre conviction. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Gödel ne la publia pas, la réservant à sa satisfaction personnelle.


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