Sans qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à la
mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces
derniers, sans être à proprement parler interdits, n’ont que peu de
chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou
d’être relayés dans le supérieur. Vos étudiants sont libres au sens
légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues
par l’engouement à la mode. Sans qu’il y ait, comme à l’Est, de violence
ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout
conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus
originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent
l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un
développement digne de ce nom. Aux Etats-Unis, il m’est arrivé de
recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes ... peut-être
un professeur d’un petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le
renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne pouvait l’entendre,
car les média n’allaient pas lui donner la parole. Voilà qui donne
naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement qui à notre
époque est particulièrement dangereux. (...)
Il est universellement admis que l’Ouest montre la voie au monde entier
vers le développement économique réussi, même si dans les dernières
années il a pu être sérieusement entamé par une inflation chaotique. Et
pourtant, beaucoup d’hommes à l’Ouest ne sont pas satisfaits de la
société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l’accusent de
plus être au niveau de maturité requis par l’humanité. Et beaucoup sont
amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et
dangereuse. J’espère que personne ici présent ne me suspectera de
vouloir exprimer une critique du système occidental dans l’idée de
suggérer le socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays
où le socialisme a été mis en oeuvre, je ne prononcerai pas en faveur
d’une telle alternative. (...) Mais si l’on me demandait si, en retour,
je pourrais proposer l’Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon
pays, il me faudrait en toute honnêteté répondre par la négative. Non,
je ne prendrais pas votre société comme modèle pour la transformation de
la mienne. On ne peut nier que les personnalités s’affaiblissent à
l’Ouest, tandis qu’à l’Est elles ne cessent de devenir plus fermes et
plus fortes. Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes
d’anarchie, comme c’est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi
avilissant pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de
légalisme, comme c’est le cas de la vôtre. Après avoir souffert pendant
des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des
choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes
aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée, forgées par
l’invasion révoltante de publicités commerciales, par l’abrutissement
télévisuel, et par une musique intolérable.
Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la
planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le
modèle directeur. Il est des symptômes révélateurs par lesquels
l’histoire lance des avertissements à une société menacée ou en péril.
De tels avertissements sont, en l’occurrence, le déclin des arts, ou le
manque de grands hommes d’Etat. Et il arrive parfois que les signes
soient particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre
démocratie et de votre culture est-il privé de courant pendant quelques
heures, et voilà que soudainement des foules de citoyens Américains se
livrent au pillage et au grabuge. C’est que le vernis doit être bien
fin, et le système social bien instable et mal en point.
Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat aux
proportions cosmiques, n’est pas pour un futur lointain ; il a déjà
commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive. Vous
sentez déjà la pression qu’elles exercent, et pourtant, vos écrans et
vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres levés.
Pourquoi toute cette joie ?
Comment l’Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa débilité
présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de non-retour qui
lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ? Il ne semble pas que cela
soit le cas. L’Ouest a continué à avancer d’un pas ferme en adéquation
avec ses intentions proclamées pour la société, main dans la main avec
un progrès technologique étourdissant. Et tout soudain il s’est trouvé
dans son état présent de faiblesse. Cela signifie que l’erreur doit être
à la racine, à la fondation de la pensée moderne. Je parle de la vision
du monde qui a prévalu en Occident à l’époque moderne. Je parle de la
vision du monde qui a prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont
les développements politiques se sont manifestés à partir des Lumières.
Elle est devenue la base da la doctrine sociale et politique et
pourrait être appelée l’humanisme rationaliste, ou l’autonomie humaniste
: l’autonomie proclamée et pratiquée de l’homme à l’encontre de toute
force supérieure à lui. On peut parler aussi d’anthropocentrisme :
l’homme est vu au centre de tout.