La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour
quel usage ? (...) Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou
sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils
ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées,
ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes
soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir
d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé
quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De
telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le
journaliste s’en tirera toujours. Etant donné que l’on a besoin d’une
information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir
recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les
trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges
s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs,
irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement,
jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ?
La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la
sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des
secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place
publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de
personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de
tout savoir ». Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ;
d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des
hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous
les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène
une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce
flot pesant et incessant d’information. (...) Autre chose ne manquera
pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa
presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d’idées
privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une
sorte d’esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous,
d’intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non
d’une compétition mais d’une uniformité. Il existe peut-être une liberté
sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les
journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces
opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant
dominant.
Sans qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à la
mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces
derniers, sans être à proprement parler interdits, n’ont que peu de
chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou
d’être relayés dans le supérieur. Vos étudiants sont libres au sens
légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues
par l’engouement à la mode. Sans qu’il y ait, comme à l’Est, de violence
ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout
conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus
originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent
l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un
développement digne de ce nom. Aux Etats-Unis, il m’est arrivé de
recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes ... peut-être
un professeur d’un petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le
renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne pouvait l’entendre,
car les média n’allaient pas lui donner la parole. Voilà qui donne
naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement qui à notre
époque est particulièrement dangereux. (...)
Il est impératif que nous revoyions à la hausse l’échelle de nos valeurs
humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n’est pas possible que
l’aune qui sert à mesurer de l’efficacité d’un président se limite à la
question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la pertinence de
la construction d’un gazoduc. Ce n’est que par un mouvement volontaire
de modération de nos passions, sereine et acceptée par nous, que
l’humanité peut s’élever au-dessus du courant de matérialisme qui
emprisonne le monde.
Quand bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre, notre
vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne
pouvons nous dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la vie,
la société. Est-ce vrai que l’homme est au-dessus de tout ? N’y a-t-il
aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et
sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion
matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment
de l’intégrité de notre vie spirituelle ?
Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans
son histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit du
Moyen-âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement
spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à
une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas
maudite, comme elle a pu l’être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus
important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme
il le fut à l’ère moderne.
Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous
n’avons pas d’autre choix que de monter ... toujours plus haut."
Alexandre Soljénitsyne, Le Déclin du courage, Harvard, 8 juin 1978