Allez j’ose :
L’enfant kabyle
Ce fut ma première
chanson. A vingt ans on m’envoya faire la guerre en Kabylie. Mais j’eus la
grande chance de ne pas la faire vraiment, car on fit de moi un instituteur. A
mon retour en France, les enfants de mon école prirent une grande place dans le
recueil de mes photos d’ancien soldat, que je titrai "Souvenirs de
paix". Puis, à Paris, au début des années 60, ils m’inspirèrent cette
chanson, sur un peuple qui m’avait beaucoup donné.
Ils nous bâtissent nos
maisons
ils nous lavent notre
voiture
ils nous enlèvent nos
ordures
ils balaient sous
notre balcon
le teint plus foncé
que le nôtre
et pourtant livides en
dessous
souvent maigres comme
des clous
ni plus ni moins braves
que d’autres
ils sont pourtant
beaucoup moins hommes
à ce que l’on entend
souvent
on leur consent pour
logement
pas des niches mais
c’est tout comme
et pourtant pourtant
il est peut-être parmi
eux
l’enfant kabyle
qui m’avait permis
d’espérer
au temps où j’étais
appelé
dans le bourbier.
Dans la poche du
pantalon
une photo de
l’outre-mer
le portrait d’une
vieille mère
aux rides qui en
disent long
ils portent sur eux
leur fortune
une identité pour la
loi
un récépissé de mandat
peu d’argent beaucoup
d’amertume
et puis cet air d’être
coupables
à ce que disent les
bourgeois
cet air d’être comme
chez soi
de s’inviter à notre
table
et pourtant pourtant
il est peut-être parmi
eux
l’enfant kabyle
qui m’avait permis
d’espérer
au temps où j’étais
appelé
dans le bourbier.
S’ils sont un peu plus
que polis
s’ils font silence
sous l’injure
s’ils n’ont pas trop
brillante allure
on ne leur fait pas
trop d’ennuis
mais s’ils méprisent
le mépris
s’ils osent prendre la
parole
quelqu’un leur crie
fermez vos gueules
ici c’est pas votre
pays
et puis sans plus
d’explication
on leur fait passer la
frontière
et dans leur pays de
misère
ils se retrouvent en
prison
et pourtant pourtant
il est peut-être parmi
eux
l’enfant kabyle
qui m’avait permis
d’espérer
au temps où j’étais
appelé
dans le bourbier.
paroles et musique de Pierre
Régnier
(extrait de »Mourir
moins sale", éd. P.J.Oswald 1976)