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Commentaire de Io Camille Kaze

sur A Chypre, l'Europe est morte


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Io Camille Kaze Io Camille Kaze 25 mars 2013 16:16

La race des Saigneurs gagne sa guerre...

« L’actualisation du gouvernement de la loi dans l’espace sacré et le fossé creusé par rapport à l’espace profane.

A ses débuts, le libéralisme exprime la conscience de soi d’une classe de propriétaires d’esclaves ou de serviteurs qui se forme au moment où le système capitaliste commence à émerger et à s’affirmer, en partie grâce aux pratiques impitoyables d’expropriation et d’oppression qu’il a pratiquées en métropole et surtout dans les colonies, et que Marx décrit comme l’« accumulation primitive du capital ». Contre le despotisme monarchique et le pouvoir central, cette classe revendique l’autogouvernement et la jouissance tranquille de sa propriété (y compris celle des esclaves et des serviteurs), le tout sous le signe du gouvernement de la loi, de la rule of law. Nous pouvons dire alors que la tradition libérale est la tradition de pensée qui a délimité avec le plus de rigueur un espace sacré restreint où s’appliquent les règles de la limitation du pouvoir. Plus que par la célébration de la liberté ou de l’individu, cette tradition de pensée se caractérise par la célébration de cette communauté des hommes libres qui définit l’espace sacré. Ce n’est pas par hasard que les pays de la tradition libérale classique sont ceux où l’Ancien Testament, par le biais du puritanisme, a eu l’influence la plus profonde. Cela vaut déjà pour la révolution hollandaise ou, tout au moins pour les Boers d’origine hollandaise, qui s’identifient au « peuple élu ». Et cela vaut à plus forte raison pour l’Angleterre : surtout à partir de la Réforme, les Anglais se considèrent comme le nouvel Israël, le « peuple investi par le Tout-Puissant d’une mission à la fois particulière et universelle ». Cette idéologie et cette conscience missionnaire se répandent ensuite, amplifiées, outre-Atlantique. Il suffit de penser à Jefferson, qui propose que les armoiries des Etats-Unis représentent les fils d’Israël guidés par un faisceau de lumière. La distinction entre l’espace sacré et l’espace profane se fait de nouveau sentir dans toute sa radicalité.

Dans l’ancien testament, cher à l’élite dominante qui aime s’identifier au peuple élu qui conquiert Chanaan et anéantit ses habitants, ou qui recrute des esclaves parmi les Gentils, il existe deux déterminations rigoureuses et intangibles. L’anthropocentrisme sépare nettement le monde humain, dans lequel un rôle absolument privilégié ou unique est réservé au « peuple élu » de la nature environnante. L’espace sacré, la minuscule île sacrée, est ainsi délimité plus nettement que jamais par rapport à l’espace profane illimité. On pourrait dire qu’en dehors du peuple élu tout tend à se réduire à une nature désaffectée, dont font aussi partie, en fin de compte, les populations condamnées par Jahvé à être effacées de la surface de la Terre. L’extermination touche « hommes et femmes, enfants et vieillards, et jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes », ou bien, en des termes plus violents, « tout être vivant », « tout vivant », « tous les habitants de la cité et toute germination du sol ». Dans l’espace profane proprement dit, il semble que la distinction entre homme et nature n’existe pas ou ne joue aucun rôle important.

Mais la délimitation exclusive de l’espace sacré joue aussi une fonction tout à fait positive. Dans le peuple élu, s’appliquent des règles précises : la servitude peut y avoir sa place mais pas l’esclavage proprement dit. Des milliers d’années plus tard, Locke développe un point de vue qui, en se référant explicitement à l’Ancien Testament, différencie la servitude des travailleurs salariés en métropole et l’esclavage dans les colonies. Et la continuité est encore plus impressionnante si l’on se souvient que ce sont les Noirs qui sont voués à l’esclavage, et que la théologie et l’idéologie de l’époque les considèrent comme les descendants de Cham et Chanaan qui, selon la Genèse, sont condamnés à perpétuité, par Noé, à porter des chaînes.

On arrive à un résultat paradoxal, tout au moins par rapport à l’idéologie dominante. L’Occident est simultanément la culture qui théorise et qui pratique avec la plus grande efficacité et la plus grande rigueur la limitation du pouvoir, et qui, avec le succès le plus grand et à la plus grande échelle, s’est engagée dans le développement du chattel slavery, l’institution qui implique l’emprise totale du pouvoir du maître sur des esclaves réduits à l’état de marchandises et de « nature ». Et ce paradoxe se manifeste d’une façon particulièrement spectaculaire précisément dans les pays où la tradition libérale est la plus solide.

Certes, dans le judaïsme déjà, le pathos exclusiviste de l’espace sacré a tendance à prendre les formes d’un universalisme qui utilise tantôt l’assujettissement (ou l’anéantissement) des profanes, tantôt leur cooptation. La transcendance absolue de Jahvé encourage, comme cela devient évident surtout dans le judaïsme après l’Exode, un processus de dénaturalisation de la dichotomie espace sacré/espace profane. La mobilité de la frontière, et donc la possibilité d’opérer des cooptations à l’intérieur de l’espace sacré et de la civilisation, vaut à plus forte raison pour les puritains et pour la tradition libérale, qui héritent d’un judaïsme filtré par le christianisme. Par ailleurs, l’élargissement, même partiel, de l’espace sacré est la réponse obligée aux luttes menées par les exclus qui tirent souvent de l’Ancien Testament un argument différent de celui qui est cher à l’élite dominante et qui lui est même opposé : ils s’inspirent de l’histoire du peuple réduit en esclavage en terre étrangère, et qui réussit finalement à se libérer de la domination du Pharaon. C’est l’idéologie qui inspire la révolte des esclaves qui éclate en Virginie en 1800 et est dirigée par un chef qui se présente comme un nouveau Moïse. C’est en raison de cette capacité qu’ont les esclaves de tirer des raisons de se révolter de la culture dominante commune, que les propriétaires se méfient y compris de l’instruction religieuse. » (p. 344/347) Domenico Losurdo « Contre histoire du libéralisme »


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